Weird: sous une esthétique auto-po(ï)étique
Incarner le dispositif artistique. Confondre poésie et poïèse.
Et c’est ainsi que, pris par surprise à mi-chemin entre une chose et une autre, je me suis arrêté devant l’objet qui m’interrogeait. Non, ce n’était pas exactement ça. Je ne peux vraiment pas dire si c’était un objet ou un sujet. Un tableau ou une scène. Je ne me souviens pas de la sensation de la matérialité du médium. Je me souviens seulement qu’à mon réveil, j’avais été happé par l’extase de la dimension symbolique des formes de la matière. Au milieu de cette confusion, une chose est devenue claire : l’esthétique et la vie ne sont plus distinctes. Teinte ? Ex-tincte la rigidité des bords.
Je ne sais pas s’il sera possible de définir [de: fin, limite, bord] exactement ce qu’est l’art, mais je sais que l’on dit de l’art, au-delà de toutes les autres choses qui n’ont pas encore été dites, qu’il défie les limites des délimitations. Des limites théoriques ? En théorie, toute définition est questionnable. Ce qui implique que, dans la pratique, elle sera remise en question : de manière performative, poétique. L’exercice de redéfinition, d’occupation et de dissolution des frontières fait donc partie des préoccupations artistiques. La limite de l’indéfini est infinie : apeiron.
Je prends les théories de l’Art de Danto, Collingwood, Goodman, Weitz et Bell, je mâche, je rumine. Si différentes, le seraient-elles ? Forme, représentation, émotion. Pas nécessairement dans cet ordre après la digestion. Les critères s’entremêlent, interdépendants. Que faut-il préserver, que faut-il rejeter ? Quelles sont les implications éthiques d’une théorie esthétique ? Je vais essayer d’être direct : il y a une opacité qui clarifie. Permettez-vous de ne pas tout comprendre, l’Univers est vivant et énigmatique. Mais gardez une curiosité active pour aller chercher au-delà de la surface et toucher le mystère caché dans les formes.
La notion de forme, je réforme. Il y a forme dans information ; et de l’information dans les formes. Le fait de sortir un texte de son contexte supprime une partie de sa fonction. Je m’approprie de la théorie de l’information pour penser à la forme comme une combinatoire de configurations (lignes et couleurs, sons et mots, rythmes et sensations, toujours en contexte, faisant partie de la figure). Et l’objet artistique devient un discours, susceptible d’être analysé et interprété. Les formes vidées de leur fond perdent leur fonction.
La dimension herméneutique, sémiotique, représentationnelle ne doit pas être vidée. Conscient ou non, cérébral ou cellulaire, il existe un trafic sensible de sens qui constitue l’expérience de la réalité (et l’œuvre d’art ne fait pas exception).
La distinction Béllique entre l’émotion esthétique et l’émotion de la vie ordinaire ? Je la rejette. D’abord, parce qu’une fois de plus, il ne nous aide pas vraiment à distinguer l’une de l’autre. Mais surtout, parce qu’être touché par une œuvre, ça touche la vie. L’art touche le toucher, nous fait regarder notre propre regard, goûter le goût, sentir les sens, écouter l’écoute, savourer les savoirs. Je préfère confondre les sens — que « Les Muses » de Jean-Luc Nancy le disent ! Pluriel singulier… weird !
« Pourquoi y a-t-il plusieurs arts, et non pas un seul ? […] À moins qu’il ne s’agisse de penser un sens métaphysique du “physique” qui reste “physique”, sensible donc, et singulièrement pluriel. C’est sans doute le fond du problème. Le singulier pluriel est la loi et le problème de l’art comme du “sens”, ou du sens des sens, du sens sensé de leur différence sensible. »
Le mépris de Bell pour le mot “vie” semble indiquer une profonde ignorance du sujet Vivant. L’objectif de mes écrits est d’atteindre le subjectif. Et la caractéristique centrale du subjectif est d’avoir des objectifs. J’y reviendrai plus tard. En attendant, nous sommes toujours en vie. Alors, attention aux émotions !
Recosmisons le subjectif.
Aristote, toujours prophétique et pluriel, différencie les imitations par trois aspects : par les moyens d’imitation, par les objets imités et par les manières d’imiter. On peut aujourd’hui comprendre ce geste à la lumière représentative de Peirce ou de Danto. Un autre Aristote parle de catharsis, d’interprétation, de mémoire, il parle de sensation et de sensibilité, de matière et de forme, d’action et de perception. Aristote touche au cœur des questions qui lient la biologie, la sémiotique et l’esthétique. Peut-être que si je reste semi-opaque, mon texte vous touchera, comme un poème ?
Nous y revoilà. Moi, texte. Toi, lectaire. Dans un va-et-vient écritico-lecturesque. Les frontières de l’objet sont-elles faciles à définir ou le texte s’est-il déjà enchevêtré dans vos pensées ? Essai : une pensée avec une suite de mots, mais la pensée qui m’intéresse est celle qui jaillit en vous maintenant à partir de ces mots. Ce qui m’a échappé mais qui est né en toi. Évocation d’imaginaires. Eurêka !
Une chose est sûre : en essayant de regrouper et d’organiser la profusion confuse de termes utilisés au cours de l’histoire de la pensée pour penser l’Art et la Vie, je me rends de plus en plus compte que la distinction Nature et Culture est tellement vague et anthropocentrique que je ne sais même pas à qu(o)i elle sert. La Vie, aussi, imite, représente. Une œuvre est aussi un univers. La culture fait partie de la nature, la nature est pleine de cultures. La vie n’est que fabrication d’artefacts, dit Barbieri.
Barbieri a beaucoup travaillé sur les ribosomes [des machines qui fabriquent d’autres machines moléculaires — dont d’autres ribosomes (weird!) — à partir de la traduction d’une recette], et il considérait la production de cette machinerie comme quelque chose d’artificiel, typique de la vie.
Une autre distinction a servi la mort de la vie : celle entre objet et sujet. La chirurgie cartésienne a peut-être donné du pouvoir aux sciences « dures » dans un premier temps et libéré les sciences humaines de la rigor mortis du corps sans esprit. La biologie, cependant, était positionnée exactement au milieu, trop dure pour être molle, trop molle pour être dure, comme un pont entre la matière objective désanimée et la subjectivité symbolique. Et c’est là que les plus grands dommages se sont produits.
Définit, coupe, dépérit.
Je recommence par la finalité : le telos. L’un des problèmes centraux de la philosophie de la biologie – et qui devrait contaminer, par extension, toutes les sciences humaines – est la question non-évidente : qu’est-ce que la Vie ? Les réponses se ressemblent, par familles.
L’une d’elles identifie le vivant avec l’auto-poïétique : ce qui se crée lui-même. L’auto-création. Ces êtres qui ont, en eux-mêmes, les causes et les conséquences de leurs actions. Les sujets dont le but ou l’objectif est de fabriquer le sujet lui-même. Poésie = faire. La récursion œuf-poulet du ribosome rime avec le paradoxe de Russell, avec la preuve de Gödel et avec la machine de Turing. Weird ! Et aussi avec l’auto-conscience de l’art. Métalangage. Donnez à un ingénieur la tâche de construire une usine qui, en fonctionnement, crée des copies d’elle-même. Ou une imprimante 3D qui imprime une version fonctionnelle identique à elle. Von Neumann les a appelées « machines autoréproductrices », en essayant de souligner la magie auto-poïétique des systèmes vivants. L’origine de la vie est métalinguistique. Biosémiotique. La matière devient programmable.
Pour pouvoir se fabriquer, un être vivant doit naviguer dans un monde complexe, survivre, se nourrir, se soigner, se reproduire [boucle=rituel], ressentir, prendre des décisions – conscientes ou non. Et tous les êtres indéniablement vivants sont dotés de multiples circuits capteurs-actionneurs ou sensori-moteurs. Les capteurs reçoivent des impressions du monde extérieur, par l’intermédiaire de photons, de phonons, de protons, d’atomes ou de molécules matérielles. Le passage du noumène [les choses] au phénomène [les choses aperçues, apparues] est, en biosémiotique, une mise en correspondance entre l’objet matériel en question, messager du monde, et un sens qui lui est attaché. Récepteurs et capteurs situés sur les membranes cellulaires ou les organes sensoriels qui opèrent ladite transduction du signal. Et, à partir de ce passage, les agencements corporels-biomécaniques produisent des virtualités cognitives sensibles.
(En termes aussi poétiques que poïétiques, pour pouvoir se fabriquer, les êtres vivants disposent d’un attirail sémiotique, de mécanismes de traitement de l’information qui guident l’action dans le monde. Ernst Mayr a définitivement remplacé téléologique par téléonomique, contribuant ainsi à reprogrammer l’un des principaux bugs d’Aristote : la cause finale. Ce n’est pas le futur qui agit sur le passé, mais un programme ou recette non-déterministe interne et reprogrammable, une articulation entre des couches de partitions-recettes-codes de langages de programmation biologique, qui projette différents scénarios futurs virtuels à l’ombre de quelques scénarios passés et nous guide dans la prise de décision. Une dimension performative du vivant. Des plans d’action de géométrie hyperbolique — une pseudo-inversion causale : le futur est ancestral. )
La matière, activée, acquiert une dimension symbolique. Une cellule est aussi un sujet. Un sujet autonome ayant la capacité d’agir émerge de l’automatisme objectif. Agencement ⇔ Objectif.
L’objectif de la biosémiotique est de re-signifier la matière : un agent biologique confronté au monde qui l’entoure (l’Umwelt Uexküllian) ne le comprendra que parce qu’il est doté d’un système complexe et programmable de représentations matérielles-symboliques. Cette discipline, qui trouve ses racines les plus profondes chez Aristote, a fait un saut important avec Poinsot, Peirce et Uexküll, mais c’est à la fin du XXe siècle que la discipline s’est imposée et ce n’est qu’au début des années 2000 qu’elle a acquis un statut disciplinaire sérieux, digne de son propre nom et de ses revues scientifiques. Son projet est vaste car elle met le doigt sur une immense plaie cartésienne pour la suturer. Elle tente de regarder objectivement le subjectif, de construire une science du sensible. Pas pour douter des sens, mais pour les étudier. Le double sens des sens nous intéresse ici. Les sens (sensations), à l’échelle moléculaire-cellulaire, sont réalisés par l’attribution de sens (significations) à la matière. Le sensible est toujours (bio)sémiotique. Et vice-versa. Le projet de la biosémiotique intéresserait un Baumgarten, qui pensait l’esthétique comme une science du sensible.
Permettez-moi de retracer une courte lignée du croisement explicite entre la biosémiotique et l’esthétique. Sebeok, principal responsable de la redécouverte des travaux d’Uexküll et cofondateur du courant contemporain de la biosémiotique, a rédigé en 1979 un article qui a ouvert le débat. En prenant l’exemple des oiseaux qui ont l’habitude de peindre l’intérieur de leurs nids avec certains pigments (et montrent une préférence pour les nuances de bleu, « une expression de l’amour de l’oiseau pour la décoration »), son étude des comportements animaux (danse, construction de nids, chant) suggère que différentes sphères sémiotiques (kinesthésique, musicale, picturale et architecturale) sont utilisées par des groupes d’organismes. Une dimension esthétique valorisante de la communication multimédia animale doit jouer un rôle social important. Il conclut :
« L’animal artistique ne se définit pas par une sensibilité accrue au mouvement, au son, à la couleur, à la forme, mais par sa capacité innée et/ou apprise à susciter une structure dynamique stable à partir d’un environnement fluide […]. Les systèmes de signes ainsi créés, qui ont une fonction sémantique sous-jacente, prennent au fil du temps un tournant esthétique ».
Dans le domaine de la création littéraire, des réflexions sur le rôle de la non-fiction dans la littérature et des considérations politiques et écologiques ont donné naissance à ce qu’on appelle l’écocritique. Publié en 2016, le texte de Wheeler rassemble des arguments pour exprimer qu’
« une compréhension biosémiotique de la vie nous aide à comprendre que tous les organismes, et pas seulement les humains, sont communicatifs et engagés dans l’interprétation sémiotique, et ont des buts
téléologiquestéléonomiques et auto-organisés dans un dialogue co-évolutif avec leurs environnements »
et que la biosémiotique peut fonctionner comme un pont important pour réarticuler des savoirs connectés mais séparés par le dualisme cartésien. Est-il utile de comprendre les fondements de la biosémiotique pour comprendre ce qui est en jeu lorsque nous disons que quelque chose est de l’Art ? Oui. L’esthétique contemporaine devrait lire la biosémiotique se confondant avec la poésie.
Or, la matière est toujours associée à la forme, et la forme à l’information. Si tout processus cognitif, biologique, subjectif correspond à une attribution de sens à des formes dans une double-articulation, la vie est déjà une création poétique, selon sa définition. Métaphore, rupture des habitudes, détour des sens, abduction :
Wheeler donne un exemple de ce que la biologie contemporaine appelle l’exaptation. Il y a deux os à l’intérieur de nos oreilles qui, au cours de l’évolution, descendent des mâchoires des poissons. Au cours de l’évolution, les os de la mâchoire de nos ancêtres ont été remplacés par d’autres os, ce qui a permis au processus évolutif d’inventer une nouvelle utilisation pour les os qui avaient perdu leur fonction initiale : au lieu de mâcher, écoutez ! Ce détour de sens ou abduction est l’un des exemples de la création poétique de la Vie, selon Wheeler. C’est l’un des points forts de son texte exceptionnel.
Wheeler signale également une théorie de l’art qui entre en résonance avec le projet d’une esthétique biosémiotique : celle de John Dewey.
Dans son livre Art as Experience, Dewey s’inspire largement de la psychologie et de la biologie : résultat d’une coordination sensori-motrice complexe, pleine de boucles de rétroaction, le corps biologique est un processus en interaction constante avec le monde. Pour Dewey, l’œuvre d’art, en plus d’être inséparable de son processus de création, est le site primaire de rencontre entre l’artiste et le public – une rencontre médiée par l’objet artistique. Et de cette rencontre, centrée sur l’objet, naît un processus dialectique central à l’esthétique deweyienne : une expérience *singulière. Pour le pragmatisme de Dewey, la glorification Béllique de l’émotion esthétique la sépare de la vie, empêchant les gens de percevoir la valeur poétique et politique de la vie quotidienne et des arts populaires. La vision de Dewey peut aider à réparer la déconcertante hypothèse métaphysique de Bell.
L’un des principaux théoriciens de la biosémiotique, de l’école de Copenhague-Tartu, Kull a publié en 2022 un texte consolidant cette connexion disciplinaire :
« Si la sémiotique, l’esthétique et la biologie ont souvent été liées par paires, le fait que les trois apparaissent ensemble dans une même étude n’est pas très courant ».
Son texte, en plus d’être la seule revue de la petite littérature naissante, établit une esthétique biosémiotique en tant que discipline.
L’article de Kull propose une notion d’encastrement sémiotique (semiotic fitting) comme base du processus esthétique. L’encastrement sémiotique [ça fait sens ensemble ! ou encore… ça et ça, ensemble, ça marche !] est une sorte d’improvisation communicative qui implique une négociation symbolique (possiblement multi-espèces), une certaine capacité d’adaptation rapide aux contextes. Kull écrit :
« ce qui est commun à l’esthétique et à la poïèse (perception et morphogenèse ; sensation et création) est le processus esthétique. Il n’y a pas de sensation, ni d’esthétique ou de poïèse sans sémiose, et le processus esthétique est leur aspect, mû par l’encastrement sémiotique. »
Lorsque l’encastrement marche, il peut se cristalliser en une habitude (de la répétition de l’encastrement). Mais pour lui, c’est l’invention première ou l’improvisation qui constitue l’encastrement sémiotique. Une forme de subversion. Génial !
Bennett commente cet article :
« C’est pourquoi je trouve le recours de Kull à l’esthétique si inspirant, non seulement parce qu’il pourrait constituer la pierre angulaire d’une anthologie des styles de la biosémiotique, agrémentée de commentaires de l’esthétique philosophique […], mais aussi parce que l’esthétique biosémiotique pourrait apporter une unité bien nécessaire à la sémiotique générale, en intégrant l’étude biologique à l’étude textuelle, et en développant davantage les implications sociales de la biosémiotique […]. Avant tout, la sémiotique générale a besoin de principes pour unifier ses branches de plus en plus fracturées et non communicatives. La biosémiotique détient à la fois la clé de cette unification, et abrite l’adhésion la plus réfractaire à la perspective de l’unification elle-même. L’esthétique biosémiotique de Kull sera certainement décisive dans la tâche d’unification. »
Au-delà du frisson esthético-intellectuel que je peux ressentir en comprenant rationnellement le mécanisme biosémiotique subjectif qui sous-tend une expérience esthétique (weird!) – et les émotions et les imaginaires qu’il suscite en moi – il y a une dimension performative de la poésie qui m’interpelle : quand la poésie fonctionne. Pour Dewey, le poème opère dans la dimension de l’expérience plutôt que de la description. Ainsi, l’œuvre de Timothy Morton m’intéresse en tant que réflexion critico-théorique dans sa forme poétique. Poésie-action. Son livre Dark Ecology fait quelque chose en moi par rapport au sujet que j’aborde ici. Une écriture performative.
« What thinks dark ecology? Ecognosis, a riddle. Ecognosis is like knowing, but more like letting be known. […] Ecognosis is like a knowing that knows itself. Knowing in a loop—a weird knowing. Weird from the Old Norse urth, meaning twisted, in a loop. […] The term weird can mean causal: the winding of the spool of fate. […] Weird: a turn or twist or loop, a turn of events. […] Yet weird can also mean strange of appearance. […] In the term weird there flickers a dark pathway between causality and the aesthetic dimension, between doing and appearing, a pathway that dominant Western philosophy has blocked and suppressed. […] Now the thing about seeming is that seeming is never quite as it seems.[…] appearance is always strange. […] Ecological awareness is a loop because human interference has a loop form, because ecological and biological systems are loops. And ultimately this is because to exist at all is to assume the form of a loop. The loop form of beings means we live in a universe of finitude and fragility, a world in which objects are suffused with and surrounded by mysterious hermeneutical clouds of unknowing. »
« Que pense l’écologie sombre ? L’écognose, une énigme. L’écognose, c’est comme connaître, mais plutôt comme se laisser connaître. […] L’écognose est comme un savoir qui se connaît lui-même. Un savoir en boucle, un savoir weird. Weird vient du vieux norrois urth, qui signifie tordu, en boucle. […] Le terme weird peut avoir un sens causal : l’enroulement de la bobine du destin. […] Weird : un tour, une torsion, une boucle, un tournant, une tournure des événements. […] Mais weird peut aussi signifier bizarre, étrange d’apparence. […] Dans le terme weird vacille une voie obscure entre la causalité et la dimension esthétique, entre le faire et l’apparaître, une voie que la philosophie occidentale dominante a bloquée et supprimée. […] Or, le problème du paraître est que le paraître n’est jamais tout à fait ce qu’il paraît. […] l’apparence est toujours étrange. […] La conscience écologique est une boucle parce que l’interférence humaine a une forme de boucle, parce que les systèmes écologiques et biologiques sont des boucles. Et en fin de compte, c’est parce qu’exister tout court, c’est assumer la forme d’une boucle. La forme en boucle des êtres signifie que nous vivons dans un univers de finitude et de fragilité, un monde dans lequel les objets sont imprégnés et entourés de mystérieux nuages herméneutiques d’inconnaissance. »
L’art passe par les détours surprenants des étranges boucles sous lesquelles Morton écrit (plutôt que d’écrire sur). Il s’agit d’un défi à la cognition, d’un génie surprenant qui opère de l’intérieur=de l’extérieur d’un certain contexte culturel, redéfinissant les règles, normes et codes établis en habitude. Désobéir. Il s’agit de rendre l’inhabituel habituel. L’envers est l’endroit.
La séparation entre science et art, aujourd’hui, fait plus de mal à la science qu’à l’art. L’art a su s’approprier des méthodologies et des procédures scientifiques (il existe des théories de l’art et ses philosophies, il existe des recherches en art et de grands débats et conférences). Les artistes discutent et apprennent sur leurs processus de création, testent des formes, remettent en question leurs propres économies, sont )relativement( libres d’aborder des questions dans toutes disciplines. Apprécier la magie.
« it is in the nature of the sign […] that it makes a bridge of meaning between object and subject. » Wheeler
La science crée aussi. Cependant, le débat sur la création et créativité scientifique n’est pas pratiqué : on suppose que les scientifiques doivent déjà savoir écrire et connaître l’impact du choix de la forme d’écriture sur la réception du travail scientifique… transparent ? La science n’imite guère à l’art : elle ne discute pas et ne recherche pas de procédés d’écriture, elle n’expérimente pas de formes (et s’est figée dans un format scientifique quasi-unique et formaté). Elle n’a aucun moyen de remettre en question sa propre économie et son propre système de publication par le biais d’un dispositif provocateur. Elle peut peut-être parler de ces questions, mais de manière descriptive et non performative. Parce qu’elle a tué le sujet.
Il est temps d’établir une nouvelle étiquette métaontologique où la matière regagne sa dimension magique pour danser aux algorithmes du Vivant. Où le pouvoir des connaissances devient chamanique. J’invite les scientifiques à étudier la théorie de la performance. Et à la pratiquer. Ça, c’est de la poésie.
Bibliographie
Aristote,
De la mémoire et de la réminiscence
De l’interprétation
De la sensation et des sensibles
Catégories
De l’âme
Parva naturalia
Poétique
Baumgarten, A. G., Aesthetica (G. Olms, 1750)
Barbieri, M., The Semantic Theory of Evolution (Routeledge, 1985)
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Danto, A. C., The Transfiguration of the Commonplace: A Philosophy of Art (Harvard University Press,, 1983)
Dewey, J., Art as Experience (TarcherPerigee, 2005)
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Graça Moura, V., O fazer através e por cima das fronteiras, chapitre du livre Estética, Cultura Material e Diálogos Intersemióticos (Húmus, 2012)
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Maturana, H., Varela, F., Autopoiesis and Cognition: The Realization of the Living (D. Reidel Publishing Company, 1980)
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Realist Magic: Objects, Ontology, Causality (Open Humanities Press, 2013)
Nancy, J.-L., Pourquoi y a-t-il plusieurs arts, et non pas un seul ? (Entretien sur la pluralité des mondes), chapitre du livre Les Muses (Galilée, 2001)
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Uexküll, J. v., The Theory of Meaning Semiotica 42 1 (1982)
Wheeler, W., The Lightest Burden: The Aesthetic Abductions of Biosemiotics, chapitre du livre Handbook of Ecocriticism and Cultural Ecology (De Gruyter, 2016)
Merci pour la traduction haha ! Les liens vers les vidéos sont chouettes. Merci pour cet bel article qui éveille ma cosmo•sensibilité 🙂