Vers une hybridation de la pensée : cognition étendue et scenius

 

À quoi ressemblerait un échauffement d’écriture ?

me demandais-je en janvier 2023, à parts égales écrivaine qui n’écrit plus et gymnaste qui n’a pas mis les pieds sur un praticable depuis 2015. Sur le plan biographique, on devine vite mes motivations : je traînais avec moi deux grandes frustrations, et j’espérais les solutionner d’un même coup. Sans oublier la couture qui serait enfin faite avec deux pans de moi-même perçus comme contradictoires, sinon inconciliables.

Très vite, pourtant, j’ai élargi cette question à bien d’autres.

MAIS D’ABORD, POURQUOI DEVRAIS-JE ÉCRIRE VISSÉE DANS MA CHAISE ?
POURRAIS-JE TRACER UN ITINÉRAIRE PHYSIQUE QUI GUIDERAIT MON RÉCIT ?
POURRAIS-JE ÉCRIRE, OU RÉÉCRIRE, AVEC TOUT MON CORPS ?
POURRAIS-JE CHORÉGRAPHIER MON ÉCRITURE ?
ETC.

Et puis : dans mes tâtonnements vers ces nouveaux liens entre texte et corps, entre écriture et mouvement, j’ai éprouvé le besoin de créer et réfléchir au sein d’un groupe plutôt que de mener des explorations solitaires. C’est pourquoi j’ai commencé à construire des ateliers-laboratoires dans lesquels les participant·es pourraient essayer, rater, trouver, différentes configurations corps-écriture, écriture-corps, du bougécrire à l’écriremuer.

Certaines de mes raisons sont évidentes : on ne saurait baser une recherche sur un seul échantillon, et la mobilisation de plusieurs individualités, avant même le test, permet de formuler de nouvelles hypothèses, d’inventer de nouveaux dispositifs qui ne me seraient pas venus à l’esprit. Mais il y a quelque chose de plus viscéral dans cette démarche ; une profonde solitude dans la création qui me pèse et que je cherche à briser depuis les débuts de mon écriture, à l’école primaire.

Des textes imprimés pour lire dans la cour de récré à ceux qui ont peuplé les forums, les blogs, les profils Wattpad et même Instagram… J’ai toujours voulu publier le travail sitôt qu’il était fini (et, parfois même, dans un état brouillon). Il ne s’agit pas de reconnaissance. Pas seulement. Je l’ai compris progressivement : je pense et je crée dans la filiation, dans la “réaction à”, dans le “dialogue avec”. Si l’introspection solitaire n’est pas sans richesse, elle ne saurait être prolongée trop longtemps, sous peine de voir mon énergie se déliter. Je crée mieux en groupe.

Cet article synthétise mes recherches récentes pour théoriser, d’une part : mon désir de bouger en pensant/écrivant, et d’autre part : l’importance que j’apporte au collectif dans le processus à la fois de création artistique et de production des savoirs, tel qu’il se dessine dans mon expérimentation de recherche-création à ArTeC.

 

 

(A) THE WORLD IS YOUR OYSTER YOUR BRAIN

En 1998, Andy Clark et David Chalmers, philosophes, ouvrent une discussion quant à nos processus cognitifs avec la question : Où s’arrête la pensée et où commence le reste du monde1 ?

Plutôt que se limiter au cerveau, Clark et Chalmers proposent d’étendre ce que nous considérons comme la cognition à tout le corps, voire à des objets dans le monde extérieur. Ainsi les pièces de Scrabble, que l’on arrange encore et encore devant nous pour trouver des mots inespérés, font-elles en quelque sorte partie de notre pensée. C’est ce qu’ils qualifient d’actions épistémiques, des altérations du monde destinées à appuyer et augmenter les processus cognitifs ; à l’inverse, les actions pragmatiques constituent des altérations du monde pour elles-mêmes. Une fois la partie finie, les lettres du Scrabble retournent dans leur boîte et la table familiale est débarrassée ; cette action ne nourrit aucun processus cognitif en particulier. (Mais la limite, faudrait-il ajouter, est poreuse ; car notre environnement nous influence tant que chaque action, quelque part, agit sur les processus cognitifs, et est finalement épistémique à des degrés divers…)

Selon les auteurs, ces actions épistémiques font pleinement partie de notre cerveau en cela que celui-ci aurait évolué vers ce couplage avec des éléments externes. Ils s’appliquent donc à définir ce qui constituerait une bonne “extension” à notre cerveau : un outil fiable, accessible la grande majorité du temps. “Et si nous transportions toujours une calculatrice de poche, ou les implantions dans notre corps2 ?” s’interrogent-ils dans une anticipation superbe de nos chers smartphones, sans lesquels, aujourd’hui, nous serions beaucoup à vivre difficilement : de petits ordinateurs qui font effectivement office de calculatrice, entre quelques centaines d’autres choses.

C’est dans la continuité de cet article qu’Annie Murphy Paul publie, deux décennies plus tard, The Extended Mind: The Power of Thinking Outside the Brain3. Elle qualifie de “brain-bound” (fixée, ligotée au cerveau) la conception des processus cognitifs que Clark et Chalmers ont justement voulu subvertir, et met en garde contre une idée qui en découle : le cerveau comme muscle. Penser plus, penser mieux, devient alors affaire de performance et d’endurance, que l’on peut améliorer par un entraînement soutenu. Or, explique Annie Murphy Paul, cela suppose de mobiliser son cerveau jusqu’à épuisement. Une stratégie peu viable, et ce d’autant moins que la pensée fonctionne par boucles (“loopiness”), c’est-à-dire que le meilleur moyen de la nourrir est de l’externaliser. Si l’on passe du “naked brain” (cerveau nu, donc le cerveau seul) à un “extended mind” (un esprit, une pensée, une cognition étendue), on augmente aussitôt ses options pour penser plus, penser mieux : il n’est plus seulement question d’épuiser le muscle-cerveau, mais bien de lui offrir des adjuvants, sous la forme d’actions épistémiques diverses.

En vérité, bien sûr, nous pratiquons toustes des actions épistémiques pour accompagner notre pensée. Mais cela se fait généralement sans réelle intentionnalité, ni compétence, sinon nos propres observations individuelles sur nos “conditions de travail optimales”, collectées avec le temps et par nécessité.

Quelques notes sur ce qui peut aider le cerveau (help the brain out!) :

  • La pensée déborde de notre cerveau jusqu’à notre corps entier, et même au-delà du corps : nous avons déjà parlé des actions épistémiques, que l’on pourrait qualifier également de “cognitive offloading”, soit un déchargement, un délestage cognitif.
  • Ce délestage cognitif consiste à reporter, voire déléguer, les processus cognitifs sur divers outils. Une calculatrice ou un calendrier (d’autant plus si celui-ci est numérique et envoie des notifications) sont de bons exemples ; mais on peut considérer plus généralement les objets physiques, en particulier lorsqu’ils sont manipulables. Annie Murphy Paul aime tout particulièrement les post-its, qui ajoutent à l’écriture un caractère malléable (réorganiser les post-its pour créer de nouveaux ordres ou connexions).
  • Mais il ne faudrait pas oublier les autres cerveaux. Notre pensée est nourrie par les relations que l’on tisse dans sa boucle. Ensemble, on peut débattre, pour tant est qu’il ne s’agisse pas d’un simple exercice rhétorique ; on peut transmettre ce que l’on sait à quelqu’un·e d’autre ; ou bien on peut se raconter des histoires. Le récit, d’ailleurs, est une forme privilégiée par le cerveau : elle capte davantage l’attention, est mieux comprise et retenue.

Si je reste sur ma faim concernant le rôle, finalement peu exploré ici, du corps comme outil de délestage cognitif (au-delà de son indispensable participation dans l’interaction avec d’autres objets : la main qui interchange les lettres du Scrabble), j’ai pu relever de précieuses propositions pour cultiver une pensée en groupe, dans le commun :

  • Le mouvement synchronisé. Bouger ensemble, ne serait-ce que dans le cadre d’une promenade (comme déjà Aristote et ses élèves au Lycée d’Athènes), ou pourquoi pas : manger ensemble, sont autant de moyens de prendre connaissance du rythme des autres et d’y synchroniser le sien4.
  • Performer des rituels, partager des expériences émotionnelles… Les modes de la fiction et du jeu ont ici pleinement leur place (créer un cadre commun, des règles communes, et donc : une expérience commune)
  • Partager des traces de notre pensée en cours : l’existence des réseaux sociaux, des blogs et autres sites-portfolios, ou encore des clouds, sont autant de possibles actuels pour pérenniser ces espaces de partage des traces de la pensée de chacun·e. Mais on peut aussi penser à des événements ponctuels : tables rondes, festivals, etc.
  • L’intéroception sociale. L’intéroception, soit notre capacité à percevoir nos sensations corporelles et l’état interne de notre corps, peut en réalité nous renseigner sur notre entourage. Car nous avons une tendance au mimétisme : en adoptant inconsciemment une partie des signaux d’autrui comme nôtres, en éprouvant ces éléments en nous-mêmes, nous accédons partiellement à son intériorité.

En somme, puisque la pensée doit déborder du cerveau, le corps, l’espace, les autres sont autant d’extensions à investir pour la nourrir. Et, pour revenir au sujet qui nous occupe ici : ces extensions pourraient tout aussi bien nourrir l’écriture. En ce qui concerne la force du groupe dans les processus créatifs, le musicien Brian Eno a cristallisé cette notion dans un terme : scenius5.

 

 

(B) YOU NEVER WALK CREATE ALONE (CAR DELEUZE EST UNE FLEUR)

Traduisible en français par la “scénie”, par opposition au “génie” (genius) que l’on prête à quelques individus producteurs de créations artistiques et/ou de savoirs, ce mot, SCENIUS, me séduit en cela qu’il se place intentionnellement comme une désignation alternative du processus créatif. Celleux que l’on voit comme des génies, bien sûr, n’ont jamais réellement créé dans la solitude, mais dans l’interconnexion avec d’autres participant·es d’une scène créative et intellectuelle. Qu’il s’agisse d’un échange direct d’idées et de compétences au sein d’un collectif (ou, si l’on se tourne vers hier, d’une avant-garde), ou bien d’une imprégnation plus floue, parfois inconsciente, comme celle dont parle l’auteur Arno Bertina (membre par ailleurs du collectif Inculte) dans son article “Deleuze est une fleur6”, on ne crée jamais seul·e.

Et, de même que l’on pourrait pratiquer la cognition étendue avec davantage d’intentionnalité, le terme scenius est pour moi un outil pour recâbler nos manières de parler de la création ; pour recâbler, peut-être, nos imaginaires créatifs, et penser aux espaces et aux réseaux que l’on veut intégrer voire construire, nous-mêmes, autour de cette idée centrale que la création n’est pas (seulement) affaire d’individualité.

Ces remarques tiendront sans doute de l’évidence pour certain·es. Mais dans le domaine littéraire, qui m’intéresse particulièrement, l’idée que la création est affaire de solitude parfaite, de repli sur soi-même, voire de refus de la vie7 demeure majoritaire. Je me demande depuis des mois : Comment écrire ensemble ? Et le scenius offre une piste supplémentaire à mon approche initiale (écriture “à plusieurs mains” d’un texte dans un lieu et un temps partagés) en réinjectant du collectif y compris dans les travaux individuels. Créer ensemble dans le là maintenant, et se nourrir d’une scène même lorsqu’on est seul·e face à un texte très personnel : deux idées complémentaires8, deux dimensions à ma proposition concrète d’expérimentation.

Des ateliers-laboratoires où l’on cherche à écrire avec le corps, certes ; mais dans un contexte où, plus largement, la rencontre nourrit les itinéraires, l’énergie des un·es énergise les autres, les références les ressources les contacts s’échangent… Idéalement, me dis-je, mes ateliers se grefferaient à un espace culturel permanent. Un tiers-lieu pour artistes (à comprendre ici dans son acception la plus lâche) qui serait le point central d’un scenius dont les ateliers ne constitueraient, finalement, qu’une parmi de multiples manifestations. (Espaces ouverts pour la création individuelle et collective, organisation d’événements tels que des conférences, des expositions, des concerts, des projections, des rencontres, etc.) C’est un projet vague encore, que je ne réaliserai pas dans les quelques mois me séparant de la soutenance, mais quelque chose à garder en tête et qui informera sans doute ma manière de concevoir les ateliers sur le long terme.

J’ai quoi qu’il en soit pu glaner, dans les écrits directement pollinisés par la proposition d’Eno (il a sorti la réflexion de son cerveau et celle-ci, nourrie par d’autres, a grandi), la perspective intéressante d’Austin Kleon quant aux modes de contribution à la création qu’autorise le format du scenius :

WHAT I LOVE ABOUT THE IDEA OF SCENIUS IS THAT IT MAKES ROOM IN THE STORY OF CREATIVITY FOR THE REST OF US: THE PEOPLE WHO DON’T CONSIDER OURSELVES GENIUSES. BEING A VALUABLE PART OF A SCENIUS IS NOT NECESSARILY ABOUT HOW SMART OR TALENTED YOU ARE, BUT ABOUT WHAT YOU HAVE TO CONTRIBUTE—THE IDEAS YOU SHARE, THE QUALITY OF THE CONNECTIONS YOU MAKE, AND THE CONVERSATIONS YOU START. IF WE FORGET ABOUT GENIUS AND THINK MORE ABOUT HOW WE CAN NURTURE AND CONTRIBUTE TO A SCENIUS, WE CAN ADJUST OUR OWN EXPECTATIONS AND THE EXPECTATIONS OF THE WORLDS WE WANT TO ACCEPT US9.

On trouve aussi une première ébauche de “géographie du scenius”, proposée par Kevin Kelly dans un article pour son blog The Technium :

•  MUTUAL APPRECIATION — RISKY MOVES ARE APPLAUDED BY THE GROUP, SUBTLETY IS APPRECIATED, AND FRIENDLY COMPETITION GOADS THE SHY. SCENIUS CAN BE THOUGHT OF AS THE BEST OF PEER PRESSURE.
•  RAPID EXCHANGE OF TOOLS AND TECHNIQUES — AS SOON AS SOMETHING IS INVENTED, IT IS FLAUNTED AND THEN SHARED. IDEAS FLOW QUICKLY BECAUSE THEY ARE FLOWING INSIDE A COMMON LANGUAGE AND SENSIBILITY.
NETWORK EFFECTS OF SUCCESS — WHEN A RECORD IS BROKEN, A HIT HAPPENS, OR BREAKTHROUGH ERUPTS, THE SUCCESS IS CLAIMED BY THE ENTIRE SCENE. THIS EMPOWERS THE SCENE TO FURTHER SUCCESS.
•  LOCAL TOLERANCE FOR THE NOVELTIES — THE LOCAL “OUTSIDE” DOES NOT PUSH BACK TOO HARD AGAINST THE TRANSGRESSIONS OF THE SCENE. THE RENEGADES AND MAVERICKS ARE PROTECTED BY THIS BUFFER ZONE10.

Ces caractéristiques sont à mettre à l’épreuve d’exemples concrets. Dès à présent, j’interroge la portée du troisième point (le partage du succès à tout le réseau), à la lumière des observations de Jean-Marc Baud concernant le collectif littéraire Inculte. Il souligne les fluctuations du rôle symbolique du groupe dans la posture11 de l’auteurice :

LE 5 NOVEMBRE 2015, L’ÉMISSION LITTÉRAIRE « LA GRANDE LIBRAIRIE », DIFFUSÉE SUR FRANCE 5, RÉUNISSAIT SUR LE MÊME PLATEAU DEUX MEMBRES DU COLLECTIF INCULTE, MAYLIS DE KERANGAL, À LA SUITE DU SUCCÈS DE RÉPARER LES VIVANTS, ET MATHIAS ÉNARD, RÉCEMMENT COURONNÉ PAR LE PRIX GONCOURT POUR SON ROMAN BOUSSOLE. POURTANT, AU COURS DE L’ÉMISSION, AUCUNE MENTION NE SERA FAITE, PAR LE PRÉSENTATEUR OU PAR LES AUTEURS EUX-MÊMES, DE LEUR APPARTENANCE COMMUNE AU COLLECTIF, AUQUEL ILS PARTICIPENT ACTIVEMENT DEPUIS UNE DIZAINE D’ANNÉES. AURAIT-ON PU RÉUNIR DEUX TELQUELIENS OU DEUX NOUVEAUX ROMANCIERS SUR UN PLATEAU DE RADIO OU DE TÉLÉVISION SANS MENTIONNER LEUR APPARTENANCE À UN MOUVEMENT LITTÉRAIRE12 ?

Il faudrait aussi préciser la rigidité et l’amplitude du cadre du scenius. Par exemple : faut-il nécessairement un lieu physique où se retrouver, ou le scenius peut-il être numérique ? Une question que j’aimerais explorer à l’avenir, en proposant des ateliers en ligne, pour des publics que je ne pourrais toucher autrement (contraintes géographiques ou temporelles).

Enfin, il me semble essentiel d’élargir la nature des participant·es au scenius aux autres-qu’humain·es. Considérons, par exemple, que le pommier faisait partie du scenius d’Isaac Newton. Le biomimétisme, qui puise les “innovations” de notre ingénierie dans les formes et manières d’être du vivant, souligne l’importance de cette hybridation au-delà de nos seuls cerveaux humains. Une collaboration qui suppose une écoute longue, attentive, plutôt qu’une simple projection anthropomorphisante sur nos cohabitant·es terrien·nes, mais aussi une relation de réciprocité, où il ne s’agit pas seulement de prendre à l’autre ce qui nous intéresse (extractivisme), mais au contraire de prendre en compte ces cohabitant·es et collaborateurices dans nos décisions13

 

 

(C) GET YOUR F*** ASS UP AND WORK PLAY TAG!

Je voudrais conclure cet article par une proposition d’atelier, qui s’appuie sur une intuition de la poète et performeuse Louise Desbrusses : l’école, selon elle14, est le lieu d’un apprentissage couplé de l’écriture et de l’immobilité docile (cristallisée par une chaise inconfortable15 où l’enfant passe plusieurs heures chaque jour) qui engendre ensuite des blocages dans la production écrite. Dans sa conférence dansée Le corps est-il soluble dans l’écrit ?16, elle explore le mouvement et le jeu comme des remèdes pour guérir ce rapport initial.

L’atelier aurait lieu dans un gymnase de collège ou de lycée. Il se déroulerait en cinq temps : 

(1) Par groupes de deux ou trois, marcher-parler dans l’espace. Le sujet (volontairement vaste) : nos expériences sportives, qu’il s’agisse d’EPS ou d’activités extrascolaires durant cette période.
→ On mobilise la proposition faite plus haut du mouvement synchronisé (ici, la marche) comme une dynamique de groupe qui permettrait de créer un sens de commun.
→ Il s’agit de fouiller en soi, et confronter avec d’autres, des expériences fondatrices de notre rapport au corps et à l’exercice physique (aussi, souvent, au groupe et à la performance de son corps dans le groupe)
→ L’exercice s’inspire de la Logomotion développée par la danseuse et chorégraphe Simone Forti17 : une méthode de “danse-narration” improvisée où parole et mouvement se mêlent, où la pensée peut se traduire par l’une et l’autre, souvent simultanément.

(2) Échauffement ; de ceux que l’on faisait en EPS sous la direction de l’enseignant·e. Puis une pratique sportive plus joueuse, inspirée des écoles maternelle et primaire : cerceaux, marelles, ballons en mousse, etc.
À l’entrée au collège, en France, les moments d’activité physique qui ponctuaient jusqu’alors la semaine deviennent des cours de sport. La distinction se trouve dans la dimension disciplinaire de la pratique, qui s’accompagne non seulement de règles qui balisent un jeu, mais aussi de méthodes à maîtriser pour atteindre un certain niveau de performance. Celle-ci est mesurée, évaluée, et sanctionnée d’une note. L’EPS (éducation physique et sportive) devient ainsi, pour certain·es élèves, la matière où l’on a une bonne note facilement, tandis que d’autres développent l’idée défaitiste que c’est comme ça, le sport c’est pas mon truc.
L’idée de placer l’atelier dans un gymnase de collège ou de lycée est d’orienter d’abord les participant·es vers ces rapports au mouvement, avant de replonger, dans cette deuxième partie, vers des pratiques plus anciennes et, me semble-t-il, plus saines. En allant chercher ces expériences fondatrices, quelque chose pourrait-il se débloquer ? Les participant·es constateront-iels le vieillissement de leur corps, l’appauvrissement de leur mobilité ? Ce constat serait-il défaitiste, ou au contraire source d’inspiration et de motivation ?
  Le groupe vit en tout cas une expérience commune qui passe par le jeu, voire par la fiction (évocation de souvenirs d’enfance ; faire “comme si”).

(3) Nous passons maintenant à une immobilité toute scolaire. Dans une salle de classe, ou dans un coin du gymnase où sont installées un nombre adéquat de tables individuelles et chaises peu ergonomiques, les participant·es ont un temps pour écrire. Le cadre de cette écriture – cette rédaction – est très codé : écriture manuscrite, sur des feuilles perforées quadrillées, et un petit papier imprimé qui porte la consigne : Parlez de votre rapport à l’écriture.
L’expérience certes individuelle, introspective, passe par une fiction partagée : celle-ci servira ensuite de socle pour la mise en commun à venir.
Espoir de mobiliser la mémoire du corps pour compléter celle du cerveau. Peut-on parler, alors, d’action épistémique ? En tout cas : le cadre imposé à l’écriture, une fois de plus, a pour vocation d’orienter la pensée dans une certaine direction. 

(4) La mise en commun se fait par groupes de trois, d’après une proposition pédagogique de la penseuse-en-danse Emma Bigé18. Chaque membre du groupe a un rôle parmi ceux-ci : lire son texte à voix haute ; les yeux bandés, interpréter par le mouvement son écoute du texte ; être témoin (j’ajoute : documenter ?) de ce qui se passe. Les rôles changent à chaque tour, afin de partager les trois textes.
Il s’agit ici d’entendre la voix des autres, selon diverses modalités d’écoute. Mobiliser le corps dans la compréhension, peut-être créer des traductions, des passerelles, entre ces expériences d’écriture et le mouvement en cours.

(5) Je n’ai pas encore su formaliser clairement la conclusion de cet atelier. Comment rassembler les idées et les énergies ? Faudrait-il produire des traces plus durables ? Solidifier les connexions qui se tissent vers un scenius ? Le groupe pourrait se retrouver dans un second atelier pour produire un zine, ou bien préparer ensemble une performance… Sans doute cette décision ne m’appartient-elle pas entièrement. Il me semble plus juste – pas dans une acception morale, mais comme quelque chose qui sonne juste – de suivre là encore l’exemple de Louise Desbrusses qui, dans ses propres ateliers, construit la “restitution” (s’il y en a une19) avec les subjectivités constituant le groupe.

 

Chaque dispositif, après tout, suppose une hybridation réciproque – interpénétration – avec celleux qui se prêtent au jeu.

 

L.V.V.

NOTES

[1] “Where does the mind stop and the rest of the world begin?” Voir : Andy Clark, David Chalmers. “The Extended Mind”, Analysis, Vol. 58, No. 1 (Janvier 1998), pp. 7-19.

[2] “What if people always carried a pocket calculator, or had them implanted?” Ibid.

[3] Annie Murphy Paul. The Extended Mind: The Power of Thinking Outside the Brain, Mariner Books, 2021.

[4] Voir également : lire un texte à voix haute à plusieurs, en se partageant les sections du texte, peut permettre, sinon une synchronisation, une familiarisation avec la voix, le souffle, des un·es et des autres. C’est ce que propose le Casco Art Institute dans l’ouvrage collectif Unlearning Exercises. Art Organizations as Sites for Unlearning (2018, en ligne) : “[R]eading aloud is a gentle way of getting to know each other’s differences (accents, pace, rhythm) and moving in the direction of negotiation and mutual learning processes.”

[5] Si Brian Eno n’a pas publié d’ouvrage formel à ce sujet, cette notion habite diverses de ses interventions publiques, conférences et entretiens, depuis au moins 2008. Voir par exemple : une participation aux Yota Yes Lectures à Moscou, en 2011 [en ligne], une conférence donnée en 2015 à l’occasion des John Peel Lectures organisées annuellement par la BBC [en ligne], ou encore une intervention, également en 2015, dans une table ronde sur le revenu universel de base [en ligne].

[6] “Les dieux ou les muses ne m’ont pas élu, ils ne m’ont rien dicté. (Ou ils se sont moqués de moi en me refourguant une marchandise qu’ils avaient déjà dealée avec Nicole Caligaris.) Il n’y a rien de transcendantal dans cet air du temps. Je ne suis pas quelqu’un d’unique, je ne suis pas génial, je suis perdu dans la foule où s’échangent les livres, où les idées sont réutilisées, prolongées, remises en circulation, transformées, déformées : vulgarisées. Je suis myope, collé au motif, incapable ou presque de le mettre à distance un tant soit peu. Cette déroute est heureuse, infiniment ; je sais qu’en étant perdu de la sorte je serai peut-être ouvert à tous les vents, enfin hors de moi, accrochant des pollens à déplacer et faire germer ailleurs, simple moyen de transport en commun. C’est comme cela que les plantes se reproduisent, souvent – ainsi vont les livres aussi, parfois, dans l’ignorance ou le refus total de mots tels qu’« originalité » ou « singularité », en pariant sur le grand bain, l’immersion, le désordre, la maladresse et le n’importe quoi.” Arno Bertina. “Deleuze est une fleur”, Diacritik, 2016 [en ligne].

[7] Je pense ici à Marguerite Duras qui, dans Écrire (Gallimard, 1993), ouvre le sujet avec la solitude : “La solitude de l’écriture c’est une solitude sans quoi l’écrit ne se produit pas, ou il s’émiette exsangue de chercher quoi écrire encore. […] Il faut toujours une séparation d’avec les autres gens autour de la personne qui écrit les livres. […] La solitude, ça veut dire aussi : Ou la mort, ou le livre.” (pp.14-19)

Mais aussi à Leïla Slimani, qui écrit en guise d’incipit à son livre Le parfum des fleurs la nuit (Stock, 2021) : “La première règle quand on veut écrire un roman, c’est de dire non. Non, je ne viendrai pas boire un verre. Non, je ne peux pas garder mon neveu malade. Non, je ne suis pas disponible pour déjeuner, pour une interview, une promenade, une séance de cinéma. Il faut dire non si souvent que les propositions finissent par se raréfier, que le téléphone ne sonne plus et qu’on en vient à regretter de ne recevoir par mail que des publicités. Dire non et passer pour misanthrope, arrogant, maladivement solitaire. Ériger autour de soi un mur de refus contre lequel toutes les sollicitations viendront se fracasser. C’est ce que m’avait dit mon éditeur quand j’ai commencé à écrire des romans. C’est ce que je lisais dans tous les essais sur la littérature, de Roth à Stevenson, en passant par Hemingway qui le résumait d’une manière simple et triviale : « Les plus grands ennemis d’un écrivain sont le téléphone et les visiteurs. » Il ajoutait que de toute façon, une fois la discipline acquise, une fois la littérature devenue le centre, le cœur, l’unique horizon d’une vie, la solitude s’imposait. « Les amis meurent ou ils disparaissent, lassés peut-être par nos refus. »” (pp. 11-12)

[8] Au-delà de mes propres expérimentations, je songe aux masters de création littéraire qui émergent ces dernières années et qui, je crois, proposent ces deux dimensions (créer ensemble, créer dans un ensemble) au sein d’une formation universitaire… Autrement dit : au lieu d’une structure forgée à la faveur des rencontres fortuites, et qui donne lieu à un collectif plus ou moins solide, le cadre universitaire fait-il du scenius la structure même dans laquelle on se rencontre pour apprendre à écrire ensemble ?

[9] Austin Kleon. Show Your Work!, Workman, 2014.

[10] Kevin Kelly. “Scenius, or Communal Genius”, The Technium, 2008. [en ligne]

[11]  Jean-Marc Baud adapte le concept, originellement théorisé par Jérôme Meizoz (Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007) et considérant l’auteurice dans son individualité, au cas des collectifs littéraires, dans l’article “Peut-on penser une posture collective ? Tentative de théorisation à travers l’exemple du collectif inculte”, Elfe XX-XXI, 2021 [en ligne]

[12] Jean-Marc Baud. “La « fonction-groupe » dans l’histoire du contemporain”, COnTEXTES, 2021 [en ligne]

[13] Parmi d’autres références à ce sujet, je songe bien sûr à Donna Haraway : “Nous sommes du compost !” (Voir : Donna J. Haraway. Vivre avec le trouble, trad. Vivien García, Vaulx-en-Velin, Éditions des Mondes à Faire, (2016) 2020, p.224.) Nous faisons partie de ce monde, de ses cycles ; la matière qui nous constitue, après notre mort, se décomposera et se recomposera en d’autres formes du vivant. Par ailleurs, dès à présent, nos modes de vie ont des conséquences très concrètes, et souvent désastreuses, sur le reste du vivant. Comment être du compost, plutôt qu’un déchet toxique, à chaque niveau de notre existence ?

Le projet Organisms Democracy, porté par le collectif d’artistes Club Real, nous offre à ce titre une piste passionnante : pourrait-on créer un parlement où toustes les vivant·es sont représenté·es ? [en ligne]

[14] Louise Desbrusses parle d’une “chorégraphie de l’écriture” apprise à l’école élémentaire, c’est-à-dire le lieu où les enfants sont sommé·es de bien s’asseoir. Propos recueillis lors de la table ronde : “Écrire en atelier : émancipation/création” organisée le 27 mai 2023 dans le cadre du festival Le Quatre-Un. En présence de Séverine Daucourt, Louise Desbrusses, Aurélie Foglia, Aurélie Foglia et modéré par Anne Godard. (Compte-rendu disponible parmi les PDFs accompagnant cet article.)

[15] Desbrusses explore son rapport conflictuel à l’objet à l’occasion d’une performance dans laquelle elle “s’assoit mal” tandis qu’une installation audio nous fait entendre un mélange d’injonctions à l’immobilité docile et de réflexions contre celles-ci. “Je ne me lève plus que pour m’asseoir.” Voir : État de siège, Captation le 26/11/2021 à la V.R.A.C. (Vitrine Régionale d’Art Contemporain). [en ligne]

[16] Louise Desbrusses. Le corps est-il soluble dans l’écrit ? Captation le 22/10/2015 à la Maison rouge (Fondation Antoine de Galbert). [en ligne]

[17] Simone Forti. “Animate Dancing: a practice in dance improvisation”, Contact Quarterly, Vol. 26 No. 2, Summer/Fall 2001, pp. 32-39. “In 1985 I started developing a dance/narrative form with words and movement springing spontaneously from a common source. It’s been a way for me to know what’s on my mind. What’s on my mind before I think it through, while it’s still a wild feeling in my bones. […] I see it as a performance form, and as a practice.”

[18] Proposition mentionnée lors d’un entretien avec Emma Bigé, mené en avril 2023 par Sophie Orlando dans le cadre du projet “La Surface démange” porté par la Villa Arson. [en ligne]

[19] Tiré de mes notes prises lors de la table ronde “Écrire en atelier : émancipation/création” (op. cit.) :
“Elle [Louise Desbrusses] remet aussi en cause les termes de “production” et de “restitution” :
– On produit déjà constamment, ou, si tel n’est pas le cas, on nous culpabilise de ne pas le faire (les chômeureuses par exemple)
– Que devrait-on restituer ? On n’a rien volé !”