Une bande audacieuse en non-mixité, se confronte à l’industrie cinématographique.
Il est 6 h du matin, quand j’écris ce texte, l’aube est sombre, comme ces derniers jours à Paris, pendant que j’essaie de démêler les nœuds, sur la dernière ligne droite, à exactement trois jours de mon tournage. Enfin, je peux dire fièrement : notre tournage. Car constitué d’une équipe, qui plus est en mixité-choisie, c’est l’une des choses les plus difficiles que j’aie jamais faites. Ce choix qui est basé sur la volonté de constitution d’une communauté de femmes et de personnes queers, et de créer une ambiance ou chacun·e se sent écouté·e et valorisé·e, cela n’a rien de facile. Notamment dans un milieu majoritairement masculin tel que le cinéma, comme un micro-organisme de la société ou des femmes et des minorités de genre sont oppressées et discriminées, ce choix ouvre la possibilité d’un schéma vers la liberté d’expression sans crainte et pousse la collaboration à l’échelle la plus haute. Ainsi, je considère essentiel que le regard porté en tant que réalisatrice et camérawoman évite toute forme d’objectification et de « male-gaze » envers les personnages pour favoriser une représentation authentique et respectueuse. Pendant mes recherches, malgré le fait que je ne suis pas tombée sur des collectifs de cinéma en non-mixité choisie, je garde cette forte volonté de créer une forme, un modèle de production, basé non seulement sur un cadre de non-mixité, mais aussi de camaraderie et de collaboration.
En grande partie, la création collaborative au sein de ce projet de recherche-création, vise à casser les rapports hiérarchiques. À l’aide de mes camarades, je compte restaurer un environnement de travail, où il est essentiel de favoriser une participation égalitaire dans laquelle chaque membre de l’équipe a une voix égale dans les décisions créatives, tout en maintenant une transparence totale concernant les objectifs et les processus dans le respect des postes confiés à chacun·e.
Forte de mon expérience dans des productions cinématographiques auxquelles j’ai pu participer en tant que main d’œuvre sur le plateau de tournage, je vise à instaurer des rôles flexibles et une décentralisation de l’autorité permettant de réduire les niveaux hiérarchiques traditionnels et à rendre primordiaux le respect, l’écoute active, et la valorisation des contributions de chacun·e. Je souhaite une création collective où la formation continue et l’éducation des membres de l’équipe favorisent l’épanouissement de chacun·e.
Je suis fortement inspirée par l’expérience du cinéma imparfait où les cinéastes travaillaient souvent dans des conditions précaires, loin des studios, en étroite collaboration avec les mouvements révolutionnaires, les ouvriers ou les paysans. Ils cherchaient non seulement à montrer la réalité, mais à transformer le spectateur en acteur du changement.
Les films étaient souvent tournés avec de petits budgets, utilisant des moyens improvisés pour la production et la post-production. La priorité était donnée au message et à l’impact politique, plutôt qu’à la qualité technique. Mais pour ce faire, il faut être en accord sur plusieurs plans avec toute l’équipe, de la cheffe électricienne à la cheffe décor. Il n’est pas facile de convaincre des membres de l’équipe technique, de laisser une partie à l’imperfection. L’angoisse pourrait monter trop haut et le contrôle nous échapper. Des images grainées et glitchées, une caméra qui bouge, la bande sonore saturée par les cris des manifestant·es, ces images pauvres, comme l’indique Hito Steyrel, portent un message fort, et appartiennent à une esthétique que je revendique pleinement. Et ce sont les choses qui m’inspirent fortement.
Ce n’est pas un hasard que le cinéma imparfait trouve ses racines en Amérique latine pendant les années 60 et 70. La France a connu une explosion du cinéma militant à la fin des années 1960, particulièrement après mai 68. Ce cinéma, souvent collectif, contestataire et tourné avec peu de moyens, partage de nombreux principes du cinéma imparfait, une production artisanale, souvent réalisée en dehors des circuits classiques. Avec un engagement politique et social fort (luttes ouvrières, féminisme, anticolonialisme) et une volonté d’impliquer le spectateur dans une réflexion critique sur le monde.
Je consacre également une partie de mon travail de recherche-création, aux quelques collectifs et figures marquantes de cette pratique en France, comme Le groupe Medvedkine (1967-1974), fondé par Chris Marker, où des ouvriers de Besançon et Sochaux ont pris la caméra pour documenter leurs conditions de travail et leurs luttes sociales. Les films de Mai 68, ou les ciné-tracts, étaient souvent tournés en super 8 ou 16 millimètres par des collectifs anonymes et projetés dans des universités, des usines en grève ou des ciné-clubs militants.
Pourtant, quand on parle du travail collectif et d’une création collaborative, il est essentiel d’arriver à établir des mécanismes clairs pour gérer les éventuels conflits, au niveau créatif ou personnel. En valorisant la diversité des idées et des perspectives, et en encourageant l’innovation et l’expérimentation, j’espère parvenir à instaurer un environnement de travail propice à l’enrichissement de la création collaborative. Je considère que l’intégration de moments de réflexion et d’évaluation réguliers, comme des moments conviviaux, permet d’identifier les réussites et les domaines à améliorer, garantissant ainsi d’enrichir des rapports humains et de créer des liens d’amitié.
En résumé, cette expérience a été d’une richesse inestimable pour moi, même si elle a aussi été source d’angoisse et de fatigue. C’est un véritable bonheur de constater qu’une quinzaine de personnes se sont rassemblées pour concrétiser cette vision artistique de manière aussi collective. Bien que notre film puisse diverger de l’image que je m’en étais faite, j’ai créé des connexions significatives avec des allié·es dans la lutte créative, et j’ai avancé avec l’aide de mes ami·es sur le chemin que je souhaite suivre.