Les frontières du documentaire : entre création et recherche
Dans mon projet documentaire, je me confronte à des questions fondamentales qui touchent à la frontière entre la création et la recherche, à l’éthique du travail avec les personnages, à l’usage des archives dans le cinéma anti-guerre, ainsi qu’aux défis liés à la construction du récit. Ces interrogations ne sont pas seulement théoriques, elles influencent directement ma manière de filmer, de monter et de décider du regard que je porte sur mes sujets.
Loin d’être une simple captation du réel, le cinéma documentaire implique un travail de réflexion et de choix. Chaque décision, du cadre à la séquence finale, est le fruit d’un dialogue constant entre observation et intervention, entre préservation de l’authenticité et construction d’une narration. Dans ce cadre, la relation entre création et recherche devient centrale : chercher, c’est comprendre et analyser, tandis que créer, c’est donner une forme sensible à cette compréhension.
Le rapport aux personnages pose quant à lui des questions éthiques incontournables. Comment filmer sans trahir ? Comment respecter l’intimité tout en rendant compte d’une réalité partagée ? Ces enjeux sont particulièrement prégnants lorsque le documentaire touche à des thématiques sensibles comme le traumatisme, l’exil et la mémoire.
De même, l’utilisation des archives dans un cinéma anti-guerre ne se limite pas à la restitution des faits. Ces archives deviennent des matières vivantes, réinterprétées dans un contexte contemporain, résonnant avec l’expérience des personnages. Ce dialogue entre passé et présent contribue à façonner une mémoire collective et critique.
Enfin, ce projet se construit dans une dynamique d’expérimentation. Il remet en question les modes traditionnels du documentaire en explorant de nouvelles formes d’interaction avec la réalité filmée. Il s’agit d’un travail qui oscille entre immersion et distance, entre implication de la réalisatrice et respect de l’autonomie des personnages. Chaque étape, du tournage au montage, devient alors un espace d’exploration et de remise en question.
Ces questionnements sont au cœur de ma démarche artistique et nourrissent ma réflexion sur la manière dont le cinéma documentaire peut à la fois capter le monde et en proposer une lecture singulière.
Je me pose 5 questions principales :
1. Où se situe la frontière entre création et recherche ?
Pour moi, cette frontière est plutôt illusoire, car création et recherche sont interconnectées dans un cercle fermé. Pour créer quelque chose de nouveau, il est nécessaire de rechercher des phénomènes déjà existants, et la recherche nécessite l’analyse des produits culturels, donc des actes de création eux-mêmes. Cela ressemble au paradoxe de l’œuf et de la poule : lequel est venu en premier ? Dans mon projet, ces deux aspects se mélangent. Par exemple, en explorant la question du traumatisme et de l’émigration, je me réfère aux archives, aux entretiens avec mes personnages, et aux décisions esthétiques qui deviennent une partie intégrante du processus créatif. Le cinéma documentaire, dans ce sens, permet de créer une nouvelle réalité fondée sur l’observation et la réflexion, ce qui fait de la recherche une composante essentielle de la création.
2. Quelles questions éthiques surgissent dans mon travail avec les personnes/personnages ?
Lors de chaque tournage, je cherche à établir les limites avec mes personnages de manière intuitive et par le dialogue. Il est parfois difficile de comprendre ce qui peut être filmé et utilisé. Il y a des moments où, même avec un accord préalable, la situation devient trop personnelle pour être capturée. Par exemple, j’ai fait le choix de ne pas filmer la rencontre tant attendue de mes héroïnes, Rouzia et Varya, après une séparation d’un an. Elles avaient vécu l’évacuation ensemble, mais ce moment de retrouvailles était très intime et personnel. J’ai ressenti qu’il fallait préserver cette expérience pour elles, mais aussi pour moi en tant que participante. Cette décision met en lumière l’importance de l’humanité au-delà de l’art. Pour moi, le cinéma documentaire n’est pas seulement un acte de capture de la réalité, mais aussi un espace d’interaction où le respect de la personne / du personnage prime.
3. Où se situe la frontière entre l’archive et la création dans le cinéma anti-guerre ?
Le cinéma documentaire utilise activement les archives comme un outil d’analyse du passé, mais il est essentiel de comprendre comment elles sont réinterprétées dans un contexte artistique. Par exemple, les archives aident non seulement à restituer des faits, mais aussi à créer une ambiance émotionnelle pour comprendre le traumatisme et le conflit. Les matériaux d’archive deviennent vivants lorsqu’ils sont associés aux histoires contemporaines des
personnages. Dans mon projet, les archives ne sont pas seulement des documents, mais aussi des témoignages personnels qui s’intègrent dans le récit, tout en préservant leur humanité. Le montage et la symbolique visuelle servent ainsi de pont entre l’exploration et la création.
4. Quelles étapes de ton projet considères-tu comme les plus complexes et pourquoi ?
Ce qui a été le plus difficile pour moi, c’est de savoir quand arrêter de filmer. Les événements continuent, mes personnages continuent à vivre, et il semble toujours y avoir quelque chose d’important qui ne doit pas être manqué. Cependant, sur les conseils de ma directrice de recherche, j’ai pris la décision d’arrêter les tournages cet été. Elle m’a dit simplement : « Anya, arrête-toi, monte ». Cela a été difficile, mais au final, cela m’a permis de voir la structure du matériau et de comprendre que les histoires des personnages étaient complètes. Maintenant, je vois un récit cohérent, mais il reste possible de filmer quelques scènes supplémentaires si nécessaire pour compléter le matériau. Cette phase m’a appris non seulement à orienter mon travail, mais aussi à avoir confiance dans ma vision et dans le matériau.
5. Pourquoi ce projet peut-il être qualifié de projet d’expérimentation ?
Mon projet peut être qualifié de projet d’expérimentation car j’explore les frontières entre observation et participation, en intervenant activement dans le processus et en créant un espace pour l’interaction avec la réalité des personnages. Cette démarche est proche de la théorie de la “zone du serpent” de Marina Razbezhkina, selon laquelle le réalisateur se dissout dans ce qui se passe. En même temps, je suis consciente qu’il est parfois nécessaire de rompre cette invisibilité au nom de l’éthique et des relations humaines. Mon approche est expérimentale, car elle remet en question les méthodes traditionnelles du documentaire, en explorant de nouvelles formes de narration et d’interaction avec la réalité, comme cela se fait dans le cinéma-vérité, le documentaire postmoderne et le néoréalisme.