LA MACHINE MYTHOLOGIQUE
Je serai bref. Je ne sais pas bien par où commencer, mais en raison même de la structure dont je vais parler, cela n’a pas une grande importance. La question que nous cherchons à démêler est la principale lorsqu’on parle de narration. Pourquoi les histoires humaines semblent-elles se répéter incessamment ? Ne répondons pas immédiatement.
Tout d’abord, ce qui importe, c’est la structure qui sous-tend chaque histoire. Un lieu, des personnages, des dialogues, un début, un déroulement et une fin. Un moteur, aussi, qui donne énergie et logique à l’ensemble. Qu’est-ce donc que ce moteur, et quel est son carburant ? Nous reconnaissons l’importance fondamentale de ce moteur en tant que fabrique inlassable de narrations, et nous le reconnaissons dans quelque chose de fondamentalement inhumain. Ce que l’humain a fait est simplement puiser dans cet immense source, le puits des événements possibles. Il a trouvé du sens dans certaines de ces histoires, selon les milliers de manières qui nous sont offertes de concevoir la causalité, il a pris la responsabilité de les propager à l’infini, de les tordre à loisir et, surtout, de les mélanger à la réalité et de vivre selon elles.
La narration, telle une tumeur dans un corps sain, est discrètement extraite de la réalité, parce qu’il est surtout nécessaire que cela soit fait. Une fois extirpée, nous avons le droit de l’utiliser comme un terrain de culture et, dans des conditions environnementales favorables, de la multiplier (ou plutôt d’attendre qu’elle se multiplie d’elle-même), mais nous avons aussi la responsabilité de veiller à ce qu’elle ne réintègre pas le réel – il faut à tout prix la maintenir à distance de la réalité, il faut qu’elle reste seulement possible et jamais vraie, du moins dans sa forme initiale. Si elle ne doit pas retourner à la réalité, pourquoi disons-nous « vivre selon elle » ? Parce qu’elle n’influencera pas la réalité sous la forme que nous avions extraite, mais sous la forme d’une mutation, comme un virus qui, donné un temps X et une infectiosité Y, se transforme spontanément, à cause d’une banale erreur génétique, qui déterminera son succès ou son échec sur le long terme. La raison pour laquelle, à un moment donné, quelqu’un a écrit sur Œdipe n’est pas la même raison pour laquelle Œdipe est maintenant inextricablement lié à la trame de l’histoire occidentale, antique, moderne ou contemporaine. La narration grecque nous présente en outre un autre phénomène : celui de la léthargie. Des histoires qui, à une certaine époque, parfois incroyablement longue, disparaissent – qui soudainement n’ont plus d’importance pour personne –, se réveillent seulement après cinq cents, mille, deux mille ans, plus fortes qu’avant, parce que les gens ont oublié comment s’en défendre et en sont donc submergés. Dans le cas d’Œdipe, il suffit de penser au succès extraordinaire que la psychanalyse a connu au XIXe siècle (même si la redécouverte de la tragédie grecque précédait certainement Freud et son siècle). On peut penser, probablement à raison, qu’un homme du XIXe siècle ne comprenait pas en profondeur le fonctionnement de la machine tragique grecque, ni la structure mythologique qui la générait, mais il était victime de la fascinante cyclicité de ces histoires – c’étaient en effet des histoires dans lesquelles le temps n’était pas spécifié, non par manque de transcription mais parce qu’insignifiant. Elles participaient à un autre type de temps, que les Grecs eux-mêmes appelaient αῐών, conçu comme une entité éternelle et circulaire – infiniment répétée, toujours déjà advenue ou encore à venir.
Dans le cas de la Grèce classique, il est évident que tenter de retrouver un auteur principal de ces histoires relève d’un fétichisme qui intéresse peu de monde, car fondamentalement sans pertinence. Découvrir l’auteur ne nous dira jamais rien de plus sur la valeur d’éternité de ces récits, car, quel que soit l’auteur, il n’a été qu’un simple médium pour l’incarnation d’une énergie qui vient de l’extérieur de l’humain, une fabrique narrative souterraine qui se sert de lieux et d’objets comme aides pour comploter contre l’humain.
Cette machine mythologique se meut dans les profondeurs de la terre et mute extrêmement d’un lieu à l’autre, développant des cristaux de sens accidentels. Les hommes récupèrent ces agglomérats en creusant des puits artésiens à la surface de la terre et en récupérant ce qu’ils peuvent. La narration n’est donc pas une oeuvre humaine, et il est bon de le souligner. Les humains s’en saisissent, se laissent traverser par elle et s’exposent à ses mutations naturelles et accidentelles. Parallèlement, en surface, se développe le mouvement de capture de l’humain par l’inhumain : objets, lieux, maisons, roches, plantes absorbent les événements de l’histoire des hommes – le carburant de la machine mythologique – et les recombinent. Les événements humains sont à la fois ingrédients et produits de la même réaction de recombinaison et de mutation des narrations, influençant et étant influencés également par le foisonnement souterrain des vecteurs sémantiques de la récurrence topologique. La même histoire depuis toujours et pour toujours, mais imperceptiblement mutée, et, à côté, la nécessité du scribe de propager la matière formée.
[…]
4 septembre
Aujourd’hui à Tunis, il fait très chaud, et quand il fait chaud, je fais d’horribles cauchemars. Cette fois, ma voiture tombait en panne, j’entrais dans la maison de quelqu’un pour chercher un téléphone, mais je réalisais que je n’avais personne à appeler, que j’étais complètement seul. La maison en pierre était entourée d’un cercle parfait de terre aride où les petites fleurs de montagne blanches et bleues refusaient d’exister. Je me souviens, de la personne qui m’hébergeait, d’une odeur grave et intense qui ne venait pas de sa bouche, mais du fond de sa poitrine, comme si quelque chose mourait lentement en lui – ce n’était pas une puanteur à proprement parler, mais c’était tout aussi répugnant qu’attirant.
Cet homme m’accueille chez lui pendant des jours et des jours, dans l’attente de je ne sais quoi : que la voiture se répare toute seule ? que je décide de partir à pied ? qu’il me tue ? Cette pensée revenait sans cesse dans mon esprit : il n’est pas sûr de rester avec des inconnus, au milieu de nulle part, ils pourraient te faire du mal. Il a un contrôle total sur moi, il peut m’étrangler dans mon sommeil, me poignarder sous la douche, empoisonner la soupe à l’oignon, me faire disparaître, puis on me retrouverait découpé en morceaux, la langue tranchée, un tube électrique enfoncé dans le cul, parmi des matelas et des déchets chimiques dans une campagne oubliée que personne ne traverse. J’avais vu un mannequin réduit à cet état quelque part, pendant des vacances d’été, j’en avais pris une photo – c’est peut-être pour cela que je l’ai rêvé.
Mais cet homme ne semblait pas planifier mon assassinat, ou peut-être était-il très doué pour le cacher. Je commence alors à lui tendre des pièges : je ne ferme pas la porte de ma chambre et je reste éveillé toute la nuit, les yeux à demi ouverts ; je laisse traîner un couteau de cuisine, des cordes, des marteaux dans la maison – j’observe sa réaction, mais il ne tombe pas dans le piège, il referme la porte de ma chambre, remet le couteau dans le tiroir des couverts, il me provoque, mais je ne me fais pas d’illusions, il ne veut pas m’épargner, il veut plutôt me voir me détendre avant d’agir.
Cela fait des jours, des semaines que je dors les yeux ouverts, attendant mon assassinat, ce sera demain ou après-demain ou dans un mois et je dois rester vigilant, je dois voir comment tout cela arrivera, je passe mes journées à réfléchir et j’imagine chaque situation possible, et c’est pour cela qu’il ne peut pas agir, j’ai déjà tout prévu : chaque coup de feu – sur le côté, à la tempe, dans la poitrine, la nuque, le ventre –, chaque attaque au couteau – coup direct, entaille, enfoncement – sous la douche, il viendrait alors que, nu, je me savonne les cheveux, lui tournant le dos, fredonnant un air quelconque ; dans le lit, il pourrait m’étouffer avec un oreiller, une corde ou même à mains nues, la surprise l’aiderait assurément dans son projet.
Alors oui, mon seul espoir était la prévoyance, pensais-je, je dois étouffer toute possibilité de surprise, rester vigilant, que mon dos soit toujours protégé, c’est cela, oui, ma force. Fuir n’aurait eu aucun sens, je ne ferais que sortir d’un enclos que je connaissais déjà très bien, j’avais exploré toutes les pièces, je m’étais construit une structure parfaite où me mouvoir en sécurité – dehors, en revanche, il faudrait tout recommencer, tout repenser : comment pourrais-je mourir en voiture ? Et dans la campagne aride ? On me retrouverait alors dans la boue, les cheveux trempés de rosée, les vers dans les oreilles.
Non, je resterai ici, dans cette maison de pierre humide, dans cette cuisine, dans ce lit, tourné, les yeux mi-clos vers la porte entrouverte, et quelque chose finira par se manifester, le moment viendra et je serai prêt.
Au bout d’un moment, je me suis réveillé. Plus de café après 17h.