Ki mou nou yé epi kiyes mwen ye ?

Traduit du créole haïtien, Qui sommes-nous et qui suis-je ?, met en lumière les notions du < nous > et du < je >, à travers  l’expérience humaine d’un exercice de partage , à partir d’un récit de vie personnel. 

 

À son origine 

“Le vodou haïtien n’est pas seulement un culte, un fait social, c’est une pratique performative, esthétique, spirituelle, une activation des mémoires et des gestes. Il atteste d’un passé colonial, lié à l’esclavage, joue un rôle économique, politique, pratique l’incantation, le sacrifice, la parodie. Sa dimension vocale, corporelle, spectaculaire culmine dans la possession ou venue des esprits (lwa). Le premier volet de cette recherche de praticien concerne la création [..] Le vodou peut ainsi être envisagé comme étant un “art de la transformation” (D. Kosinski) au sens où il induit une modification de l’actuant (doer). Ce projet interroge la valeur du vodou haïtien comme « patrimoine culturel immatériel » en mettant en avant les communautés vodouïsantes dans une approche ethnoscénologique.”

 

PROPOS DE F. NICOT

Si le rituel vodou haïtien « assogoué », né d’un syncrétisme de cultes africains, catholiques et amérindiens (et aujourd’hui tradition à part entière), présente certains aspects en apparence « spectaculaires », sa transposition sur une scène soulève néanmoins de nombreuses problématiques. Des artistes se réclamant du mouvement indigéniste haïtien des années 30 aux groupes de théâtre internationaux travaillant aujourd’hui sur l’« *ethnodrame », en passant par Jerzy Grotowski et ses héritiers, les rituels du vodou haïtien ont inspiré de nombreuses pédagogies et créations artistiques dans le monde. Leurs actions, de qualité au demeurant, ont ouvert au vodou haïtien le champ du « culturel occidental » et œuvré jusqu’à un certain point à sa dé-stigmatisation, voire à sa valorisation. 

 

Protocole de Fabrice Nicot 

Du 4 au 11 juillet 2021, 15 étudiants de l’Université Paris 8 et de Nanterre ont participé au stage à l’Institut Grotowski (A « Na Grobla », en centre de ville de Wroclaw) composé de cours de théâtre vocal et physique dirigés par plusieurs pédagogues de l’Institut, dont le directeur Jaroslow Fret, Marco di Paolo, Stéphane Poliakov et Fabrice Nicot. Ils ont étudié et participé à des films, visites et conférences autour de Jerzy Grotowski et son théâtre. Les étudiants ont pu ainsi partager le quotidien de vie des artistes des communautés du vodou haïtien, apprenant leurs arts en processus immersif.

LE kI MOU NOU YE n’a pas de connotation religieuse quelle qu’elle soit. Dans son travail, Fabrice Nicot le traduit par : Quel homme es-tu ? En me/nous contant cette histoire, qui es-tu réellement ? Cesse de te cacher par tes longues phrases qui mènent à rien, aux gestes parasites et dis le moi/nous de la manière la plus neutre possible. Il s’agit là d’un long processus personnel pour la personne sollicitée. En revanche, bien que silencieux, le reste du groupe est ouvert psychiquement à l’autre dans sa plus grande écoute. Elle n’est pas seule, nous sommes avec elle. 

Reprenons doucement, du début  :

  • Le groupe après un bon échauffement physique rempli de danse et de chant, se met en cercle.
  • La personne volontaire s’assied sur une chaise, au centre de cet espace  (au préalable, c’était debout mais les gens avaient l’habitude de beaucoup se déplacer dans l’espace).
  • Elle regarde droit devant et raconte une première fois son histoire.
  • Cette fois-ci, elle évite de bouger ses mains ou ses jambes, tout en continuant de regarder droit devant.
  • Elle recommence son histoire, en la racontant de la manière la plus neutre possible, sans marquer ses expressions faciales (dans un style à la R. Bresson ou Bertolt Brecht).
  • Encore une fois, en parlant plus lentement.
  • Lorsque le sentiment est devenu aussi impersonnel à la personne concernée qu’aux autres personnes, le transfert peut avoir lieu (il peut être plus ou moins long à advenir).
  • Les artistes haïtiens réagissent vis-à vis de la personne avec des mouvements, des sons et dans danses ressentis sur le moment T.

Pendant tout ce temps là, les autres assis autour d’elle écoute avec bienveillance la confidence. La première fois, tout le monde réagit à l’histoire puis, au fur et à mesure de sa répétition, d’autres sentiments et compréhensions naissent. Ce qui est totalement légitime et humain. On voit réellement la personne, pas de filtre ou de barrières pour se cacher. Il peut alors venir le dilemme suivant  : être dans un groupe et endurer le paradoxe de vouloir  rester  le soi-des autres (ou le surmoi pour Freud), quitte à rester en dehors de ce groupe, ou prendre un peu de recul au profit d’un autre soi  (vrai soi) pour devenir un spectacteur** du groupe. Les émotions à l’issue de cette expérience sont souvent très fortes et provoquent beaucoup d’émoi, que les participant·es pourront aussi transformer à leur manière. Comme une sorte de catharsis moderne (Cf. lien youtube ci-dessous et vidéo Anaïs Pinay) pour n’avoir que des remontées positives, en retour. Et  comme le dit, Helen Keller « Seuls, nous pouvons faire si peu ; ensemble, nous pouvons faire tellement. »

 

Enseignement à l’international (Chicoutimi, Québec)

Dans le cours de Constanza Camélo, enseignante à l’UQAC dans le département arts interdisciplinaires, nous avons également mis en pratique cet exercice lors de nos première séances. Chacun d’entre nous devait écrire, en l’espace de 10 minutes, un texte relatant un bout de sa vie pour le partager avec les autres, en donnant quelques détails sur sa personne. Nous devions ensuite les lire chacun notre tour, à une cadence normale et entendue par tous. La semaine d’après, nous reprenions les textes d’autrui et devions retrouver à qui cela correspondait. C’était aussi une manière d’apprendre le nom de nos camarades et d’en connaitre un peu plus sur elles et eux. 

Christian Ouellet, enseignant en jeu théâtral à quant à lui opté pour la connexion entre nous et nos personnages. Après les présentations en début de session, il nous a demandé de nous présenter et de nous comporter comme étant nos personnages devant nos camarades lors de nos sessions hebdomadaires.

Nous avons fait un exercice d’anthropomorphisme, où on cherchait l’animal qui révèle l’essence de nos rôles. Le résultat fut incroyable puisque chacun a su redonner son animal et son personnage dans le comportement et les gestuelles. Les habitus qui font notre humanité ont disparu pour laisser place à notre instinct tribal. Nos gestes quotidiens se font vite apparentés à une manifestation performatique (Cf. Performances studies). Nous étions un autre nous, un nous scénique. J’étais une panthère qui représentait Marcelle de Pol Pelletier – dans La Nef des Sorcières, tout en étant Mariama Diallo. 

 

L’application à mon projet 

 
Lors de la pré-rentrée de Master 1, nous avons rencontré Jean-Luc Vincent, comédien et metteur en scène. Ce dernier avait pour fonction de nous accompagner et de nous aider à prendre nos marques au sein de ce nouvel écosystème. Jean-Luc nous a donc proposé divers ateliers, ayant pour but de créer une cohésion. Nous avons commencé par nous installer en cercle et le premier exercice était de nous présenter individuellement ainsi qu’aborder nos parcours et expériences de vie. La pré-rentrée se déroulait sur deux journées. Au fur et à mesure, les activités devenaient de plus en plus collectives. Le matin, on pitchait nos projets de recherche puis l’après-midi, une mise en scène collective afin de partager notre projet dans le processus de création groupé. Ce fut impressionnant de voir émerger sous nos yeux des connexions et des liens alors inexistants quelques heures auparavant. Sans se connaître, nous avons découvert et appris ensemble : sur chacun, et sur nous même. Dès lors, nous n’étions plus une somme d’étudiants distincts mais une réelle entité, nous étions une promotion et ce pour les deux  prochaines années, en cours. 

Cela m’a permis de revenir sur la notion de l’individualité dans un collectif. Comment le « je » devient le « nous » et inversement. Réussir à trouver sa place dans un groupe qui se forme mais aussi garder sa ligne de mire première. L’ayant également frôlé lors d’un cours sur le genre et les technologies avec Raphaëlle Doyon et Bino Sauitzvy, où nous formions un groupe très soudé. Ce groupe s’est nourri de l’essence de chacun et a grandi en nous, sans que nous nous en rendions compte constamment. Des règles et des routines se sont vite mises en place lorsque les enseignants étaient là puis, lorsqu’il nous ont laissés près de 5 semaines seuls, nous avons créé les nôtres. Leur place a été questionnée comme la place de celles et ceux qui n’étaient pas revenus pendant ce temps, mais pourtant, lors des retrouvailles, le collectif n’en a pas souffert. Était-ce peut-être en surface ? Ou bien des opinions personnelles, car nous ne pouvons tous penser de la même manière continuellement ? Cela revient encore une fois aux intentions que nous mettons dans notre action. Quels sont les moyens mis en œuvre pour le bon fonctionnement du collectif ? Comment rendre cela plus général ? Comment s’assurer que tout le monde vit la même expérience ? Est-ce vraiment possible ?

Il est important à mes yeux de s’intéresser soi-même et de se redécouvrir avant de vouloir communiquer ou partager avec les autres. Cela ne veut pas dire que l’influence des autres ne nous affecte pas, mais pour exceller dans un groupe, il faut être honnête et bienveillant avec soi-même. 

PROTOCOLE DE RECHERCHE

  • Faire des exercices physiques.
  • Se mettre en cercle de dos puis un volontaire, au centre ; lorsqu’il se sent prêt et que le groupe le permet.
  • Raconter son histoire pour s’en débarrasser.
  • Une deuxième fois pour le dire à tout le monde.
  • Une troisième fois pour le dire à soi.
  • Et une quatrième fois pour le livrer aux autres (ils se remettent dans le bon sens).
  • Voir ses réactions puis celles de chacun.
  • Laisser émerger ce qui a été fait par l’ensemble pendant X temps, jusqu’à ce que l’action s’arrête d’elle-même.

C’est à travers toutes les rencontres, travaux et échanges que j’ai pu avoir, que je souhaite donner vie à un Ki mou nou yé mais, avant tout à un Kiyes mwen ye. Se connaître et s’accepter soi est l’étape primordiale avant de vouloir connaitre et essayer de comprendre les autres. Il est parfois dur d’être honnête sur sa condition et/ou avoir du mal à s’exprimer, c’est là qu’intervient l’art (Cf. De la compagnie théâtrale à l’art comme véhicule de Jerzy Grotowski). Aidant les identités à s’éveiller et à toucher le plus de monde. Comme le disait  Paul Klee «  L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » , ce qui porte tout son sens car nous ne sommes perceptibles que par l’existence des autres.                                         

Glossaire

*Ethnodrame, vient du mot ethnos qui signifie le peuple et du drame, histoire. Ce qui désigne une histoire d’un peuple par ses coutumes.

**Le mot spectacteur fait référence à la combinaison de spectateur et d’acteur pour parler d’une personne active sur la situation. 

 

Bibliographie : 

BURTON Richard, “Ki Moun Nou Ye?” The idea of Difference in comtempory frensh west indian thought, NWIG : New West Indian Guide / Nieuwe West-Indische Gids, Vol. 67, No. 1/2 (1993), pp. 5-32 (28 pages)

DESCOMBES Vincent. « Les embarras de l’identité », L’Information psychiatrique, vol. 91, no. 1, 2015, pp. 61-65.

HERVÉ Marchal, L’Identité en question, France, Ellipses, 2006. p.153

NICOT Fabrice, « Les arts vivants de la ‘transformation’ du vodou haïtien. Créer et transmettre avec les communautés de Mme Nerval (Jacmel) et Legphibao (Cap Haïtien) », thèse dirigé par Jean-Fraçois Dussigne et Laënnec Hurbon, 2017-.

SCHECHNER Richard, Performance Studies : An introduction, 2013, p. 288
 
Vidéo de 9 à 13 min de F. Nicot :