Flux onirique : l’art au-delà du résultat, vers un processus infini
I. Trois expériences
L’histoire de cette recherche-création commence d’abord par l’expérience de rêves. L’expérience de rêve est unique parmi mes autres expériences : elle est intime, fragile, fragmentaire, fortement sensorielle. J’ai également l’habitude de partager mes rêves en les racontant à mes proches. Il m’est souvent arrivé, si une personne familière est présente dans mes rêves, d’avoir une grande envie de partager le rêve avec elle. A partir de cette envie de partage, j’ai commencé à partager des rêves avec d’autres avant la conception de cette recherche-création. Mais je crois que tout le monde n’a pas une expérience semblable à la mienne. Ainsi des questions se posent : comment pouvons-nous réellement toucher des rêves si nous ne les représentons pas ? Où se trouverait la matérialité du rêve ? Comment une expérience intime et intangible peut-elle créer du dialogue entre différents individus ? En dehors d’une représentation purement visuelle, quelle possibilité de créer autrement des oeuvres d’art à partir des rêves ?
Une deuxième expérience cruciale pour moi a généré la deuxième dimension de ma recherche-création : c’est l’expérience que j’ai eue avec ChatGPT. Avant ChatGPT, il existait déjà des systèmes de traduction ou des chatbots servant principalement au dialogue. Donc le premier essai que j’ai fait avec ChatGPT, c’est de lui poser une question, si je me souviens bien, c’était une question sur la nécessité du mariage. Sa réponse était tellement logique et convaincante ! Au fur et à mesure, j’ai parlé souvent avec ChatGPT, je lui posais des questions diverses, ou lui demandais d’écrire un poème dans le style de Rimbaud ou Mallarmé, etc. De même, je lui ai demandé qu’est-ce que l’art pour lui ? Le développement de l’intelligence artificielle a progressivement et insensiblement un grand impact sur nous. Selon l’avis du 20 février 2023 du Comité national pilote d’éthique du numérique (CNPEN), « l’impact social et économique de systèmes d’IA générative promet d’être majeur, compte tenu de leurs nombreux usages potentiels comme, par exemple, pour l’environnement (notamment répondre à des enjeux de biodiversité ou de transition écologique en exploitant des corpus variés en botanique, zoologie, paléontologie, géographie ou encore en océanographie) ou pour la santé (la synthèse de médicaments via le repliement des protéines). » Il évident que son usage reste quand même dans les domaines dits scientifiques ou techniques, alors quel est son impact humaniste ? Je n’ai pas trouvé de présentation profonde sur ce point dans cet avis, ni dans d’autres rapports scientifiques. Bien qu’il y ait beaucoup d’artistes qui créent des oeuvres en utilisant le numérique ou l’IA comme Grégory Chatonsky, Michelangelo Pistoletto (QR code possession- Generative Artificial Intelligence, 2023), etc., la recherche des usages de l’IA dans la création artistique n’est pas autant officielle et rigoureuse que dans les domaines scientifiques. Comme le dit Gregory Chatonsky : « Le défaut essentiel de la recherche sur l’IA n’est pas d’aller trop vite, mais pas assez vite : de nouveaux logiciels, de nouveaux articles, des codes sources sortent tous les jours et nous n’avons pas le temps de nous pencher sur toutes ces nouveautés, de les expérimenter, de les essayer pour en faire autre chose. ».
Enfin, en ce qui concerne la forme et la méthodologie de la recherche-création, l’expérience de lecture des récits de W.G. Sebald m’a énormément inspirée. Sa manière de construire le monde dans le récit Les Anneaux de Saturne représente une association de ses vraies expériences de voyage et d’archives historiques marginales. Associer ses expériences réelles, un objet, un événement ou une personne produit chez Sebald un début de quête dans un univers transcendant le temps et l’espace. Ainsi, l’expérience de la lecture m’a donné un sentiment de vertige. Tout comme Sebald l’écrit dans Les Anneaux de Saturne : « C’est que les souvenirs sommeillent des mois et des années en notre for intérieur, et ils y végètent discrètement jusqu’à ce qu’ils soient rappelés à la surface par quelque événement mineur et nous frappent d’une singulière cécité face à la vie. » Ce qui s’est passé, se passe, se passerait peut avoir une forme de coexistence, de rencontre et de communication. Cette manière d’écrire se trouve rarement dans des formes des oeuvres d’art qu’on peut rencontrer dans une galerie ou un centre d’art. C’est la raison pour laquelle j’ai envie de transférer cette forme textuelle entre fiction et réel à la création des formes artistiques. Ainsi, la méthodologie et la forme que cette recherche-création expérimentale pourraient être considérées comme analogue d’un parcours dans un jardin qui bifurque et où on voit si l’utilisation de l’IA générative dans la création artistique est nécessaire, comment elle pourrait transformer cette création en une quête infinie de rencontres imprévues.
En résumant ces trois expériences principales qui ont inspiré cette recherche-création, voici mon hypothèse : à une époque où des systèmes d’intelligence artificielle générative progressent rapidement et où la particularité de l’art ne peut plus se définir uniquement par son « résultat » (l’œuvre achevée), en tant qu’artiste et créateur•rice, comment pouvons-nous différencier la créativité humaine de celle de l’IA générative ? Et en utilisant la particularité des sorties multiples de l’IA générative en conjonction avec le rêve, pouvons-nous envisager comment la fiction et le virtuel pourraient créer un espace de rencontre, qui serait à la fois un début et une fin ?
II. Sur l’intelligence artificielle
Chaque fois que nous faisons face à un objectif clair – par exemple, rédiger un article sur la recherche-création que nous sommes en train de réaliser, identifier les hypothèses de cette recherche, peindre une série de tableaux, représenter la scène d’un rêve, etc. –, l’action humaine peut immédiatement être classée comme étant dirigée par un objectif, c’est-à-dire téléologique. Ainsi, quand on utilise n’importe quelle intelligence générative (car il existe beaucoup de modèles d’intelligence artificielle générative, on ne développera pas cette distinction ici), il s’agit essentiellement d’un Input puis d’un Output, soit il s’agit d’une IA générative de texte à image, soit d’image à texte, donc, il en résulte que toute l’IA générative est essentiellement encore téléologique. Elle est conçue pour un but de générer des résultats textuels ou illustratifs. D’un point de vue ontologique et fonctionnel, l’IA fait donc partie de la catégorie des machines téléologiques. Ainsi, au moment où l’intelligence des machines semble presque surmonter l’intelligence humaine, toutes les créations humaines sont facilement mises en comparaison avec les machines, par exemple, un tableau réalisé par l’IA et un tableau réaliséspar la main d’artiste, qu’ils soient placés en face ou à côté. L’humanité se rend alors vite compte de la limitation de son cerveau en matière de stockage de l’information, notre cerveau étant totalement incapable de surpasser des systèmes d’intelligence artificielle comme ChatGPT, qui semble être devenu un cerveau géant. Nous mentionnons cette comparaison sur le fonctionnement du cerveau pour la raison que la compréhension de l’intelligence dans notre société est depuis longtemps liée à l’organe de la pensée, autrement dit, le cerveau. « C’est en 1810 que Gall publie son Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier. C’est à ce moment que commence effectivement la science du cerveau, …Le point fort de la doctrine de Gall, c’est l’exclusivité reconnue à l’encéphale, et particulièrement aux hémisphères cérébraux, comme ‘siège’ de toutes les facultés intellectuelles et morales. » Nous, les humains, tombons naturellement dans ce que l’on pourrait appeler une “vallée de l’étrange de la mémoire” face à cette intelligence artificielle. Car l’IA est fondée sur la structure des neurones du cerveau humain, et cela suscite en nous une peur instinctive. La création artistique n’échappe certainement pas à cette réalité. Avec une IA générative, une œuvre de Malevitch peut être générée en cinq minutes à l’identique. Ainsi, le souvenir de l’époque de la Révolution Industrielle où les ouvriers s’inquiétaient de perdre leur emploi à cause des machines à tisser, cette mémoire historique, est ravivée par le développement fulgurant de l’IA générative, et cette fois, ce n’est pas seulement une partie des capacités humaines qui est remplacée, mais la créativité la plus précieuse de l’humanité qui est menacée. Ce sont des informations que nous recevons constamment à travers les réseaux sociaux ou les actualités. Et la véracité de ces informations est difficile à discerner pour la majorité des gens. Les faits deviennent fiction, et la fiction semble se rapprocher de la réalité. Beaucoup se demandent sur internet : « Vivons-nous vraiment dans un monde virtuel ? Et chaque personne n’est-elle qu’un simple personnage dans ce jeu ? ». Alors, le rêve est-il aussi virtuel ?
Après tout, les rêves sont immatériels, intouchables, et, dans une certaine mesure, on pourrait qualifier l’expérience onirique de “virtuelle”. Depuis les devins du Moyen Âge en Occident, jusqu’aux magiciens de l’Est qui se sont intéressés aux rêves, en passant par les recherches psychologiques de Freud sur l’interprétation des rêves au début du XXe siècle, et les études de son disciple Carl Jung sur l’inconscient collectif, le rêve a été un sujet très prisé dans les domaines de la psychologie, de l’occultisme, et de la théologie. Cependant, dans le cadre de ma recherche-création, je n’ai pas l’intention de jouer le rôle d’un mauvais psychanalyste pour interpréter les rêves, mais plutôt d’essayer de transformer le rêve en une station de transit, permettant au rêve de participer à la quête et à l’étude du complexe réseau relationnel entre l’individu, lui-même et le monde. De plus, en utilisant le rêve comme critère, il devient possible, à travers la création artistique, de distinguer l’homme de l’IA générative. Par exemple, dans le mouvement surréaliste, nombreux sont les artistes, comme Salvador Dalí, qui ont fait du rêve le thème principal de création. Le rêve participe à la création artistique et sert de support à l’inspiration artistique, ce qui n’est pas nouveau. Cependant, la plupart des œuvres se contentent de matérialiser le rêve, c’est-à-dire de représenter matériellement ce que seul le rêveur pouvait voir dans son monde virtuel. Mon projet inclut également cette étape cruciale, qui consiste à représenter le rêve à travers des mots ou des images. Mais, dans mon projet idéal, cela prendrait la forme d’un cycle sans fin.

III. Protocole de création
P transcrit son rêve (les transcriptions servent ensuite comme prompts pour l’IA), P donne cette transcription du rêve à l’IA générative qui génère une image illustrative, P produit en même temps des dessins se basant sur ses expériences de rêve. On obtient donc trois matériaux 1. Transcriptions de rêve 2. Images générées par l’IA générative de rêve 3. Dessins, ces matériaux sont ensuite utilisés pour la conception d’un jeu de cartes.

Nombre total des cartes : 68 (31 cartes prompts de rêves+17 cartes dessins+20 cartes images générées)
Durée de chaque tour : 20 minutes max.
Pas de limite pour le nombre de joueurs par tour.
Règles : Chaque joueur tire trois cartes par tour, si
- Les trois cartes sont des cartes “texte” : alors dessinez librement.
- Si les cartes sont des cartes images ou des cartes texte, alors dessinez ou/et écrivez librement.
- Les trois cartes sont des cartes “image” : alors écrivez librement.
L’objectif du jeu est d’abord de construire une fiction individuelle à partie de ces cartes. Ensuite, s’il y a assez de temps (30 min minimum) pour un tour et 2 à 4 joueurs, les joueurs peuvent essayer de créer collectivement un univers fictif en connectant leurs cartes et en les organisant dans un ‘chemin narratif’.
<les dessins du 1er atelier>

À la fin de chaque tour, des nouveaux dessins et des nouveaux textes auront été produits, qui pourront servir de nouveaux prompts pour l’IA générative. Cette création liant la fiction et le virtuel n’aura pas de fin si l’on continue ce processus de jeu. Ainsi, ce processus permet de créer une méthodologie de recherche et de création en utilisant un mécanisme qui peut se répéter indéfiniment. En même temps, il crée de nouvelles expériences en donnant une matérialité au rêve et à la machine.
IV. Aspect artistique du projet
La création artistique de l’artiste a souvent été perçue, au fil de l’histoire, comme une alchimie ou une ruse spéculative, plutôt que comme une activité humaine pouvant retracer des causes logiques – par exemple la science. Mais, à travers cette recherche-création, je voudrais tenter de valider l’idée que « l’expérience est l’embryon de l’art ». La création artistique n’est pas simplement un éclair de génie, mais une activité où se rencontrent mémoire et expérience.
Si nous voulons souligner une expérience dans le contexte de l’art, il faut d’abord définir ce qu’est l’art et l’oeuvre d’art. Cette définition est en permanente évolution dans l’histoire humaine. Tout comme la définition du mot expérience, le mot art est également un terme très polysémique. Mais depuis Kant, nous remarquons que l’art est lié au concept du beau. Autrement dit, quelque chose d’antinomique au beau ne peut pas être considérée comme art. On en déduit que le concept de l’art a nécessairement partie liée à l’esthétique.
Si nous avançons dans l’histoire de l’art, nous constatons que la définition de l’art ou de l’oeuvre d’art a connu de grandes modifications au 20ème siècle en lien avec le développement des mouvements d’avant-garde comme dada, Fluxus (les années 60s) et l’art conceptuel. Ces mouvements artistiques ont beaucoup influencé notre perception à l’oeuvre d’art et notre rapport à l’art. Par exemple, la notion de ready-made (notion utilisée pour la première fois en 1916 et dont l’oeuvre clé est Fontaine, 1917) proposée par Duchamp bouleverse la définition académique de l’oeuvre d’art. Comment un urinoir de fabrication industrielle peut-il être considéré comme une oeuvre d’art fondamentale ? Le mouvement Fluxus, sous l’influence du mouvement Dada et de l’enseignement de John Cage, questionne plus profondément encore le statut de l’oeuvre d’art, le rôle de l’artiste et la place de l’art dans la vie quotidienne ; il met également l’accent sur l’improvisation, le caractère aléatoire du processus et la fusion entre l’art et la vie quotidienne. Par exemple, le travail de l’artiste français Robert Filiou, qui « formalise le principe « bien fait = mal fait = pas fait », le processus de la création dans la multitude de ses manifestations, à la fois matérielles et immatérielles. » Cette idée remet en question les critères traditionnels d’évaluation de l’art, affirmant que la valeur d’une création ne réside pas dans sa perfection, mais dans son existence même. Quant à l’art conceptuel, l’artiste Joseph Kosuth détourne le fondement de l’oeuvre d’art en séparant l’esthétique de l’art. Pour Dewey « l’expérience, en relation à la question de l’art, ne se limite donc pas à observer certaines catégories d’objets (particulièrement si ceux-ci sont sacralisées au sein des musées), ni même au simple fait de produire des « oeuvres » : elle met très fortement en jeu le sentiment d’appartenir à une communauté, elle est le signe d’une « vie collective unifiée », tout en « aidant à la création d’une telle vie ». De plus, « l’oeuvre d’art n’est complète que si elle agit dans l’expérience de quelqu’un d’autre que celui qui l’a créée. » Ainsi, nous pouvons constater que, si nous reconsidérons la relation globale entre l’art et l’expérience, nous pouvons développer la relation entre l’œuvre d’art, l’artiste, le spectateur et le lieu.
Pour revenir à la forme de cette recherche-création, elle hérite de cet esprit de Fluxus qui « cherche à établir des relations non-hiérarchisées entre les différentes formes d’art. Ces relations sont de nature participative. Fluxus n’est donc pas un style, ni une procédure artistique. C’est plutôt une expérience et un état d’esprit qui se réfèrent à la totalité des activités sociales. »
Quelques mots pour finir
Il est toujours difficile d’identifier nos sentiments, de les nommer, classer, mais il y a tout le temps des oeuvres, des ouvrages qui disent ce qui est difficile à décrire. Depuis mon enfance, je passe souvent très peu de temps dans un lieu fixe, au contraire, je voyage beaucoup, d’une ville à une autre ville, d’un pays à un autre pays. Donc des relations entre des choses semblant étrangères ou invisibles représentent des colonnes de mon esprit. C’est aussi la raison pour laquelle une œuvre finie est moins attirante pour moi qu’une œuvre infinie. La raison pour laquelle je m’intéresse tout le temps à des figures qui semblent avoir un esprit nomade, tels que Werner Herzog, W.G. Sebald, Gao Xingjian, etc. est qu’ils représentent d’une certaine manière un autoportrait d’un esprit qui ne se repose jamais, toujours insatisfait et sujet aux hallucinations. Et j’espère que ce projet de recherche-création pourra à la fin créer un lieu de repos pour tous les esprits nomades.
références et citations par ordre :
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W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Babel, 2013
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La notion de téléologie a été étudiée et proposée en 1943 dans un article intitulé « Behavior, Purpose and Teleology » dans le magazine Philosophy of Science, par Norbert Wiener, Julian Bigelow et Arturo Rosenblueth. L’objectif de cet article est d’identifier et classifier les comportements et la notion de but. « This essay has two goals. The first is to define the behaviouristic study of natural events and to classify behavior. The second is to stress the importance of the concept of purpose. » p.18-24
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Georges Canguilhem, Le Cerveau et la pensée, p.12
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Les systèmes d’IA générative répondent à des invitations ou requêtes (appelés prompts) en produisant de nouvelles données. Ces systèmes se servent donc de modèles de fondation qui permettent de produire un résultat présentant un certain degré de similarité avec les données d’apprentissage qui ont servi à les construire. (Extrait Avis N°7 du CNPEN)
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Marges, 24 | 2017, « L’expérience dans l’art » [En ligne], mis en ligne le 20 avril 2019, consulté le 18 septembre 2020.
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John Dewey, L’Art comme expérience, Paris, Folio, 2005, p.188
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Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Collection Documents sur l’art, Dijon, Presses du réel, 1998.
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Olivier Lussac, Happening & Fluxus : polyexpressivité et pratique concrète des arts, Arts & sciences de l’art, Paris, France, Harmattan, 2004.
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Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre: l’énigme de l’art contemporain, L’ordre philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 2018.
