Do not disturb
Faire de la chambre d’hôtel un terrain d’expérimentation pour mieux en comprendre la singularité.
INTRODUCTION
Espace transitoire par excellence, la chambre d’hôtel occupe une place unique dans l’imaginaire collectif. Elle représente un lieu de passage, où l’éphémère rencontre l’intime et dans lequel chaque occupant laisse une empreinte bien souvent invisible. Contrairement à la résidence permanente, la chambre d’hôtel est marquée par une temporalité distincte, une continuité de présences et d’absences qui la transforme en un lieu chargé d’histoires anonymes. Cet espace devient alors témoin silencieux de moments intimes, d’instants charnels, de joies furtives, de peines discrètes, et d’expériences fugaces qui, bien que personnelles et isolées, s’imbriquent dans une continuité d’occupations. Cette singularité confère à la chambre d’hôtel un pouvoir évocateur considérable alimentant les fantasmes et les spéculations. Ainsi, la chambre d’hôtel devient un espace de projection unique dans lequel peuvent se jouer multiples scénarios, allant de l’aventure romantique à l’intrigue criminelle. Elle est perçue comme un lieu de liberté, abrité des regards, où les normes sociales peuvent être temporairement suspendues, offrant ainsi un espace propice à l’exploration de soi et à la transgression. Elle devient un terrain de jeu pour les artistes qui s’emparent de cet espace et l’utilisent comme personnage principal de leurs propres œuvres. De nombreuses fictions s’inscrivent dans un espace hôtelier au sein duquel la chambre d’hôtel devient l’espace de tous les possibles. Les fictions d’hôtel – qui reposent donc sur des cadres hôteliers pour la majorité de l’espace narratif, sont devenues aujourd’hui très populaires. Pour illustrer cette perspective, plusieurs exemples de fictions dans lesquelles l’intrigue se passe majoritairement dans un hôtel peuvent être cités. La série The White Lotus de Mike White[1], par exemple, explore les vacances de divers clients dans un hôtel de luxe. Le film The Shining de Stanley Kubrick[2] raconte l’histoire de Jack Torrance, gardien d’un hôtel isolé pendant l’hiver, et de sa famille. Dans le domaine littéraire, nous pouvons citer Suite à l’Hôtel Crystal d’Olivier Rolin[3] qui rassemble des récits ayant pour dénominateur commun le fait de se dérouler dans des chambres d’hôtel, chaque histoire ajoutant une couche à la richesse narrative de cet espace. Au théâtre, La Nuit Tombe de Guillaume Vincent[4] présente une chambre d’hôtel qui accueille trois histoires mystérieusement connectées. Enfin, certaines artistes et performeuses, telles que Lola Arias[5] et Sophie Calle[6], intègrent leurs installations artistiques dans des chambres d’hôtel et s’interrogent sur l’intimité de cet espace.
ARCHITECTURE ET DESIGN DE LA CHAMBRE D’HÔTEL
L’architecture de la chambre d’hôtel et son design jouent un rôle crucial dans la définition de l’expérience de ses occupants. La chercheuse allemande Bettina Matthias affirme que « [les chambres d’hôtel] sont remplies d’objets et de meubles qu’un nombre indéterminé de personnes ont utilisé et utiliseront, que nous n’avons ni acheté ni choisi, placés dans une pièce qui ne dit rien de nous »[7]. Ces objets incarnent la promesse de confort que l’hôtel s’efforce de promouvoir. Ils satisfont les besoins des occupants tout en n’engendrant aucune connexion personnelle. Leur absence de singularité dans le design est délibérée, afin de les rendre universellement accessibles et familiers à chacun.
Les chambres d’hôtel sont souvent conçues pour optimiser au maximum l’espace, répondant à des besoins pratiques – lit, salle de bain, rangements – tout en offrant un cadre agréable et/ou reposant. Mais cette fonctionnalité et cette esthétique varient fortement selon le type et le standing de l’hôtel, révélant des disparités. Comparons, par exemple, une chambre d’hôtel Formule 1 à Paris Porte de Saint-Ouen, décrite sur le site booking.com comme disposant « d’une entrée privée, d’une salle de bains privative pourvue d’une baignoire ou d’une douche, et d’un lit », à une chambre du Four Seasons Georges V à Paris, qui, selon le même site, offre « des lustres en cristal, une salle de bains en marbre avec baignoire profonde et douche séparée ». Ces descriptions, au-delà de la différence de prix – environ 50 euros la nuit pour l’une contre 2 000 euros la nuit pour l’autre – soulignent une hiérarchisation des expériences, où le confort et le luxe deviennent des marqueurs sociaux.
Les objets et aménagements proposés, loin d’être neutres, reflètent des logiques économiques et culturelles qui façonnent notre rapport au confort et à l’intimité.
L’architecture de la chambre d’hôtel influence directement l’expérience des occupants. Un espace bien conçu peut offrir un sentiment de confort et de sécurité et ainsi faciliter la détente et la réflexion. A l’inverse, une conception maladroite peut engendrer un malaise ou une frustration – comme on peut le voir par exemple dans de nombreux commentaires sur le site américain TripAdvisor.
L’HÔTEL COMME TERRAIN DE JEU ET D’OBSERVATION
La chambre d’hôtel est un espace privé au sein d’un établissement public. Cette dualité est au cœur de son architecture. Les chambres doivent offrir une intimité totale tout en étant intégrées dans une structure plus large qui comprend des espaces communs – halls, restaurants, salles de réunion. La chercheuse Joanna Elaine Pready affirme que « les hôtels imposent une existence à leurs habitants »[8] c’est-à-dire que l’hôtel et par extension la chambre d’hôtel éloigne considérablement ses habitants d’un domicile classique et par conséquent, l’environnement hôtelier est propice à l’observation minutieuse des comportements, car les habitants se trouvent hors de leur cadre habituel ce qui peut engendrer des changements de comportement. Pour tenter de comprendre l’importance du processus d’observation dans les hôtels, j’ai tenté de suivre quelques exercices d’observation de Nicolas Nova tirés de son ouvrage Exercices d’observation[9]. Mes observations étant limitées à quelques hôtels parisiens et aux espaces publics de ces hôtels, je n’ai pas cherché à tirer des conclusions définitives mais j’ai toutefois pu remarquer une ambiance globale singulière. Par exemple, dans les halls d’hôtels, certains passent rapidement, d’autres se rencontrent puis discutent, certains rigolent lorsque d’autres se plaignent à la réception car il manquait une serviette de bain dans la chambre ou car celle-ci n’est pas assez insonorisée.
Le monde hôtelier est, comme le souligne Joanna Elaine Pready, construit sur des contradictions. Il crée à la fois des sentiments de familiarité et d’étrangeté, de déracinement et de stabilité, de liberté et d’inhibition. Par exemple, la familiarité peut être ressentie à travers des éléments universels comme un lit confortable, des articles de toilette standardisés, et un service accueillant. En revanche, l’étrangeté se manifeste par le fait que ces objets et services, bien que familiers, sont utilisés dans un contexte impersonnel et éphémère et que ce cocon que peut être la chambre d’hôtel est en réalité un lieu de passage important, dans lequel d’autres personnes sont passées auparavant. Ce sont ces contradictions qui font de l’hôtel un lieu propice à la fiction. La juxtaposition de l’intimité des chambres et du caractère public des espaces communs permet de créer des situations où les personnages peuvent à la fois se cacher et être exposés, où ils peuvent vivre des moments de solitude profonde ou de socialisation forcée. Cette dualité renforce le potentiel dramatique et narratif des hôtels, en faisant des lieux parfaits pour explorer les comportements humains sous différentes facettes.
Si l’hôtel est un lieu d’observation parfait, cela n’est pas moins vrai de la chambre d’hôtel, cependant bien plus difficile à observer lorsque ce n’est pas la sienne. En effet, puisque par définition la chambre d’hôtel est un lieu intime et (im)personnel, il est difficile de pénétrer dans cette intimité si l’on n’est pas personnel de chambre. Et c’est comme cela que l’artiste Sophie Calle relève le pari d’observer des chambres d’hôtel[10] : en 1981, elle se fait engager durant trois semaines comme femme de chambre à l’hôtel C. à Venise en Italie et dissimule son micro et son appareil photo dans son seau à serpillère. Ainsi équipée, elle explore méticuleusement les traces laissées par la vie des clients de l’hôtel tout en effectuant ses tâches de nettoyage et de maintenance. Elle est affectée à douze chambres situées au quatrième étage, où elle scrute attentivement l’état des literies, les ouvrages, les journaux, les cartes postales, les parfums, les vêtements de voyage et les costumes des résidents. Elle examine minutieusement les débris laissés dans la poubelle, les articles de toilette, les traces laissées sur le sol, l’usure des meubles. Sophie Calle, à travers son travail d’observation précis et méticuleux des chambres d’hôtel, explore profondément la vie quotidienne de ses sujets. En documentant les détails physiques et matériels de leur existence temporaire dans ces chambres, elle révèle des aspects souvent négligés de l’existence humaine. Par exemple, en examinant la literie, les vêtements et les articles de toilette, elle saisit non seulement des choix pratiques et esthétiques, mais aussi des fragments d’identité et de personnalité. Ces objets a priori banals, deviennent alors témoins de la vie des individus. Chaque objet devient ainsi une fenêtre ouverte à l’interprétation. Cette capacité à susciter l’observation minutieuse et l’inspiration artistique souligne le potentiel narratif des chambres d’hôtel et invite à envisager de nouvelles perspectives sur la manière dont ces espaces influencent nos expériences.
LA CHAMBRE D’HÔTEL ET LA QUESTION DE L’INTIMITÉ ET DE L’EPHEMERE
La chambre d’hôtel, en tant qu’espace transitoire et anonyme, occupe une place unique dans la littérature et la fiction contemporaine en tant que terrain fertile pour l’exploration des projections et des fantasmes. Si l’on compare avec une chambre classique chez soi, on peut comprendre que cet espace offre des possibilités narratives inévitablement riches. L’anonymat relatif de la chambre d’hôtel joue un rôle essentiel dans la façon dont elle est perçue et utilisée dans la fiction. Dans un environnement où les employés ne connaissent généralement pas les clients de manière personnelle, elle crée un cadre où les individus peuvent se sentir déliés de leurs identités sociales habituelles. Cette dissociation offre une liberté psychologique et émotionnelle précieuse pour les personnages de fiction, leur permettant d’agir sans craindre le jugement ou les attentes sociales qui façonnent leur quotidien. De fait, la chambre d’hôtel devient un espace propice à l’expérimentation de soi et à l’exploration des aspects moins visibles ou moins acceptés de leur être. De plus, lorsqu’une personne réside dans une chambre d’hôtel, elle est fréquemment éloignée de sa résidence habituelle, parfois même située dans des territoires étrangers. Cette distance géographique ajoute une dimension supplémentaire à son expérience, intensifiant ainsi le sentiment de désorientation et de découverte personnelle. La chambre d’hôtel devient ainsi un espace propice à l’auto-exploration.
La chambre d’hôtel est par essence même un espace éphémère, souvent utilisé comme lieu de passage temporaire plutôt que comme résidence permanente, bien que cela puisse arriver. Par conséquent, la chambre d’hôtel est conçue pour répondre aux besoins temporaires et immédiats des voyageurs, ce qui se reflète dans son aménagement et sa fonctionnalité. Contrairement à une maison ou un appartement permanent, lesquels sont adaptés à un mode de vie continu, la chambre d’hôtel est optimisée pour offrir un confort immédiat et pratique sur une période limitée. Les meubles et les équipements sont souvent choisis pour leur facilité d’utilisation et leur capacité à répondre aux besoins de courte durée des occupants. Cette conception fonctionnelle et pragmatique permet aux voyageurs de s’installer de manière efficace, facilitant ainsi leur adaptation à un nouvel environnement, quel que soit le but de leur séjour. Pour de nombreux voyageurs, la chambre d’hôtel joue un rôle fondamental en tant qu’espace de transition entre différentes phases de leur vie ou de leur voyage. Que ce soit pour un voyage d’affaires, des vacances ou un déménagement, la chambre d’hôtel offre un sanctuaire éphémère où les individus peuvent se reposer, se préparer mentalement ou physiquement. Cette fonction de transition est renforcée par la flexibilité inhérente aux services hôteliers, qui peuvent être ajustés pour répondre aux besoins spécifiques des clients à mesure qu’ils évoluent. Par exemple, les hôtels offrent souvent des services de conciergerie, des installations de stockage de bagages et d’autres commodités qui facilitent la transition en douceur d’un état à un autre.
Le caractère transitoire et temporaire de l’hôtel en fait ce que Marc Augé nomme un non-lieu[11]. Pour définir le non-lieu, Augé distingue « deux réalités complémentaires mais distinctes : des espaces constitués en rapport à certaines fins (transport, transit, commerce, loisir), et le rapport que les individus entretiennent avec ces espaces »[12]. En fonction de leurs objectifs spécifiques et de leurs interactions spatiales, les non-lieux sont des zones caractérisées par leur absence d’identité, de relations et d’ancrage historique. Ils englobent des points de transition et des sites temporaires où se développe un réseau de déplacement comme les aéroports ou bien les hôtels. Toutefois, il est important de nuancer ce propos. En effet, certains hôtels, en particulier les hôtels de luxe, peuvent être dotés d’un véritable ancrage historique, en témoigne le Relais Christine à Paris, qui était anciennement une abbaye datant du XVIe siècle.
LA CHAMBRE D’HÔTEL ET LES TRACES QU’ON Y LAISSE
Explorer la chambre d’hôtel à travers le prisme de la trace nous conduit à considérer les empreintes physiques, émotionnelles et narratives laissées derrière eux par ceux qui l’occupent temporairement. La chambre d’hôtel, bien que conçue pour offrir un refuge éphémère comme vu précédemment, devient un lieu où se dessinent des récits et des significations profondes, souvent invisibles à première vue. Selon le chercheur en science de l’information et de la communication Yves Jeanneret, la trace « explicite une réalité matérielle et présuppose un geste interprétatif […] Le terme trace n’indique pas un domaine communicationnel, mais il n’en n’est pas moins substantiellement lié à la question du sens – ou du moins de l’interprétation »[13]. Cette réflexion trouve une résonance particulière dans le contexte de la chambre d’hôtel. La chambre d’hôtel, conçue pour être un refuge éphémère, devient un lieu où se dessinent des récits et des significations profondes, souvent invisibles à première vue. Chaque trace explicite une réalité matérielle. Par exemple, une tache sur un tapis n’est pas simplement un résidu de passage, mais un indice matériel offrant potentiellement des pistes sur les actions, les émotions et les histoires des occupants.
Les traces laissées dans une chambre d’hôtel peuvent être littérales : taches au sol, objets personnels oubliés, traces d’utilisation dans la salle de bains ou sur les meubles. Ces marques matérielles racontent une histoire fugitive de l’occupation passée, témoignant des habitudes, des préférences et des actions des occupants. C’est par le biais de ces traces physiques que l’imaginaire peut émerger et que l’interprétation de la trace comme l’entend Jeanneret prend une importance considérable. Les traces d’usures, telles que les taches ou les marques sur les meubles, inscrivent dans l’espace des moments d’activité quotidienne : peut-être des petits-déjeuners pris au lit et un café malencontreusement renversé laissant une tache indélébile sur le matelas, ou un tiroir tiré trop fort qui l’empêche désormais de se fermer correctement. Ces signes de vie éphémère deviennent des fragments d’une histoire plus vaste, suggérant des scénarios et des interactions qui ont construit l’expérience personnelle de chaque occupant dans cet espace devenant ainsi un lieu intime mais partagé. À partir de ces traces physiques, l’imaginaire peut commencer à être stimulé : le café a-t-il réellement été renversé par accident ? Le couple qui partageait le lit était-il en plein milieu d’une dispute ?
C’est dans ces détails apparemment banals que réside le potentiel narratif, invitant les observateurs à envisager divers scénarios possibles et à reconstruire mentalement les moments et les émotions qui ont imprégné cet espace. La trace présente n’évoque le passé que pour ceux qui mobilisent une intention future spécifique, car l’identification, la collecte et l’interprétation des traces s’effectuent dans le cadre d’un projet déterminé. La trace est donc porteuse d’un « schème temporel »[14]. Cela signifie que, bien qu’elle soit une marque physique présente, la trace contient une dimension temporelle renvoyant à des événements passés, qui seront utilisés pour des projets futurs. Ce sont ces différentes couches temporelles qui rendent la trace si unique dans son utilisation.
L’HÔTEL COMME ESPACE CENTRAL D’UN PROJET DE RECHERCHE-CRÉATION
Au travers des quelques axes évoqués dans ce travail, je me rends compte de la puissance évocatrice de la chambre d’hôtel et de son caractère dramaturgique indéniable. Dans mon travail artistique j’ai toujours – ou du moins souvent – pensé l’écriture théâtrale à partir d’un espace (un restaurant, un building, un centre-commercial, une maison d’enfance) car j’ai toujours ressenti que l’espace avait un énorme pouvoir d’influence sur l’écriture et la dramaturgie. Comme si l’espace guidait les personnages et la narration. Lorsque l’on travaille à partir d’un espace, les protocoles d’observation sont des éléments centraux pour nourrir l’écriture. C’est en 2023, lors d’un voyage en Italie, à Vérone, que j’ai pris conscience du terrain de jeu que pouvait offrir l’hôtel à un dramaturge. Ce microcosme était si inspirant que chaque recoin de l’hôtel me stimulait et me rendait productif, sans vraiment que je comprenne pourquoi. Alors, sans intellectualiser le lieu, je me suis mis à écrire à travers un protocole d’écriture automatique qui est une conception de l’écriture qui n’implique ni la conscience, ni la volonté.
Il est aujourd’hui difficile d’accéder à des chambres d’hôtel qui ne sont pas les siennes. Pour continuer ma recherche, je me balade virtuellement dans différentes chambres à travers la visualisation de ce que l’on appelle les hotel room tour sur YouTube. (exemple en lien web, après les références).
Exploration d’une installation
J’ai eu l’envie d’explorer la singularité de cet espace au-delà de l’écriture.
J’ai eu alors l’envie d’installer dans un espace clos quelques objets que j’avais « volé » dans différentes chambres d’hôtel : des savonnettes, des chaussons, des shampoings miniatures etc…
À côté de ces objets, au centre de la pièce, une valise ouverte remplie d’affaires en désordre et d’une trousse de toilette.
Le but de cette installation n’est pas d’imposer un récit, mais d’ouvrir un espace d’exploration sensorielle et narrative. Les participant.es sont invité.es à déambuler librement, à fouiller, à toucher, à sentir. Peut-être qu’en manipulant ces objets anodins, ils imagineront une histoire.
Exploration d’une pièce radiophonique
Rendre palpable les histoires que j’invente, tel est le but recherché. J’ai voulu écrire une pièce qui ne se voit pas, une œuvre qui échappe à l’image pour ne se livrer qu’à l’écoute. Mais plutôt que de laisser cette expérience purement sonore, j’ai voulu la prolonger dans un espace physique, en imbriquant une installation dans laquelle le spectateur ne serait plus seulement un auditeur passif, mais un explorateur actif. Il pourrait manipuler des objets (une brosse à dent, un parfum, un livre, un jean etc…), se déplacer, et interagir avec les traces matérielles du récit, rendant ainsi plus tangible l’univers sonore qu’il perçoit.
L’interaction avec les objets crée un pont sensoriel entre le son et le spectateur, qui devient acteur de sa propre perception. Ces éléments du quotidien, chargés d’une mémoire implicite, permettent de rendre le récit plus intime, presque tactile, palpable. Cette démarche évoque un rapport aux traces, aux restes, comme si le spectateur devait reconstituer une histoire à partir de ce qui subsiste, ou comme s’il devait projeter une histoire à travers ces objets plutôt banals.
Extrait
Aujourd’hui, je ne me sens pas bien.
Hier, mon copain m’a quittée.
Ça faisait trois ans qu’on était ensemble.
Trois ans, c’est long.
Aujourd’hui, je ne me sens pas bien, mais je dois travailler.
Il n’y a pas moyen de ne pas aller travailler.
Il n’y a pas moyen de ne pas nettoyer la chambre 403, au quatrième étage.
Toc toc.
Housekeeping.
Toc toc.
Housekeeping.
Carte magnétique.
J’entre.
J’observe.
Vue d’ensemble.
Rien d’inhabituel.
Chambre bien rangée.
Lit défait. Mais seulement du côté droit.
Une valise noire, simple.
Une tasse de thé à moitié vide sur la table de nuit.
Un livre de Dostoïevski et un briquet.
Voyons la salle de bain.
Humide. Une serviette accrochée.
Un caleçon Calvin Klein sur le sol.
Près du lavabo, un rasoir jetable, une mousse à raser Gillette, une crème après-rasage de la même gamme, un parfum Dior Sauvage.
Dans un verre, une brosse à dents bleue et un tube de dentifrice Colgate.
Je me mets au travail. Je suis un peu triste. Mais je me mets au travail.
[1] Mike White, The White Lotus, HBO, 2021
[2] Stanley Kubrick, The Shining, Hawk Films, 1980
[3] Olivier Rolin, Suite à l’Hôtel Crystal, Les éditions du Seuil, Paris, 2004
[4] Guillaume Vincent, La nuit tombe, Actes Sud Papiers, Paris, 2012.
[5] Lola Arias, MAIDS, projet d’installation à Buenos Aires, 2011.
[6] Sophie Calle, L’Hôtel, Actes Sud, Paris, 2019.
[7] Bettina Matthias, The Hotel as Setting in Early Twentieth Century German and Austrian Literature : Checking in to tell a Story, Suffolk, Camden House, 2006, p. 41. Citation traduite par moi même. Citation originale: “[Hotel rooms] are filled with objects and furniture that an indiscriminate number of people have used and will use, that we neither bought nor chose, placed in a room that says nothing about us”.
[8] Joanna Elaine Pready, The Power of Place: Re-negotiating Identity in Hotel Fiction, University of Nottingham, p. 8
[9] Nicolas Nova, Exercices d’observation : Dans les pas des anthropologues, des écrivains, des designers et des naturalistes quotidien, Premier Parallèle, Paris, 2022.
[10] Sophie Calle, L’Hôtel, op. cit.
[11] Marc Augé Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris, 1992.
[12] Ibid., p.119.
[13] Yves Jeannet, Complexité de la notion de trace. De la traque au tracé in Béatrice Galinon-Melenec, éd. L’Homme trace : Perspectives anthropologiques des traces contemporaines, CNRS Éditions, Paris, 2011, p. 60.
[14] Ibid., p. 61.