Boire un verre à la terrasse d’internet

 

Revenir chez soi

Fin janvier, je repars de rien, ou presque. Je retrouve tout de même mon appartement, les objets ont bougé mais les murs sont toujours là. Je reviens et je me rends compte que ça fait bien longtemps que je ne me suis pas plongée dans ce projet. En fait il ne m’a jamais vraiment quittée, simplement il m’a habitée plus que l’inverse. Ce matin, je me suis amusée à le reprendre depuis le début dans mon petit appartement. Tout depuis le début. J’écris sur des papiers tout ce qui m’intéresse, ce qui me revient de mes recherches. Ensuite je rouvre mon mémoire de l’année dernière, je reprends le plan. Et je fais tout cela en me filmant avec la webcam de mon ordinateur. Je parle seule devant mon ordinateur, j’énonce tout ce qu’il se passe dans ma tête et j’emprisonne mes mots dans cette vidéo. 

J’essaye de reprendre la main sur ce que j’ai pensé à Rome, dans cette immense ville que j’ai eu bien du mal à comprendre. Cet écrit est une tentative de mettre au clair mes pensées, de reprendre depuis le début – ou depuis le milieu – et de tenter de trouver une méthode de recherche-création.

J’essaye de me concentrer sur ce que fait une navigation à un corps et comment on pense et crée un cheminement dans des espaces matériels (la ville) et immatériels (internet). Ces deux navigations sont ainsi très différentes puisque s’éloignant de la flânerie par le but précis qui les anime, à savoir trouver et se rendre dans un bar lesbien. J’ai réécrit des mots-clés pour conserver ce qui me plaît. 

“les villes (grandes)”, “les trajectoires”, “les bars lesbiens”, “la fête”, “les ordinateurs”, “reddit”, “les cachettes”

Navigations dans la ville 

Les recherches ont avancé, j’ai compris plusieurs choses en expérimentant Rome comme un nouveau terrain de jeu. Il y avait un café-bar-librairie féministe et lesbien à côté de l’appartement où j’habitais. Je me suis vite rendu compte que la portée d’un café et d’un bar n’était pas du tout la même et qu’il s’agissait là d’un petit impensé de mes recherches. Je m’y rendais régulièrement avec mes ami.es pour y travailler la journée : la terrasse est souvent au soleil. À l’intérieur, les étagères croulent sous tous les livres qui y sont à la vente. À partir de 18h, après une après-midi de travail, on restait parfois pour prendre une bière. Des fois on écoutait des lectures de livres en italien. Evidemment, son impact sur le territoire est énorme. Les gérant.es ont d’ailleurs mis un point d’honneur à ce que le café soit ouvert tous les jours, de l’aube jusqu’à 23h001. C’est un lieu d’accueil, un îlot bien délimité. Mais il manquait le rapport à la fête qui, je pense, constitue une grande partie de ma recherche sans que je n’y ai jamais pensé auparavant. D’une certaine manière, les tables de café cloisonnent les groupes entre eux et si des échanges furtifs pouvaient avoir lieu – pour des emprunts de briquet ou de chaises -, je n’ai jamais vraiment eu l’occasion d’échanger avec qui que ce soit. Dans Boum Boum, politiques du dancefloor d’Arnaud Idelon, on lit dès les premières pages que “ce livre ne se déprend pas d’une part de fantasme, ou d’espoir non déguisé, dans la réhabilitation du caractère politique de la fête » 2 et je pense pouvoir en dire de même. Si ce café fermant à 23h00 avait été un bar ouvert jusqu’à 2h00 du matin, je n’aurais peut-être pas eu accès à plus d’interaction, je le fantasme peut-être.

Ces portes, qui nous permettraient de nous rendre dans ces espaces hors de la ville hétérosexuelle, restent cependant des seuils en voie de disparition. C’était le point de départ de mon projet de recherche. J’avais lu que les bars lesbiens étaient en voie de disparition, et qu’ils périclitaient au fil des années. Les quelques bars restants sont d’ailleurs presque impossibles à identifier visuellement. Tout.e urbain.e peut en faire l’expérience. Si par chance, iels ont dans leur ville un bar clairement identifié comme lesbien, il leur suffit de s’y rendre pour s’apercevoir que ce sont des lieux forcés au creux, repliés sur eux même pour, entre autres, des questions de sécurité, les bars lesbiens ne peuvent qu’envier aux bars hétérosexuels leurs terrasses qui s’étalent sur la rue, formant comme une excroissance dans l’espace urbain. Il s’agira alors de penser la ville comme un ensemble de creux et de bosses, entre secrets et cachettes et surprésence et bruit. Les devantures se doivent d’êtres discrètes. Parfois il est presque impossible de distinguer sans renseignement préalable qu’il s’agit d’une hétérotopie lesbienne. De plus, hors de toute centralité gay, les bars ne jouissent pas de l’évidence du quartier, puisqu’il n’y a en comparaison aucun quartier spécifiquement lesbien. 




Navigations numériques 

Et alors que ces recherches sur la ville avancent, je me rends compte que j’ai laissé celles sur le territoire d’internet de côté. Pourtant, la même logique, ou presque, peut s’appliquer à internet. On navigue, on cherche, on essaye des mots-clés. C’est d’ailleurs une des raisons évoquées lorsqu’on lit des textes sur la disparition des bars lesbiens. Internet, Tinder et autres moyens de rencontre médiatisés auraient remplacé la nécessité des bars lesbiens. Bien que cette explication soit assez faible et évidemment peu complète, il y a de toute évidence des dizaines de nouveaux bars lesbiens sur internet. Existe-il un internet queer ? Un internet lesbien ? Mes navigations sont-elles dépendantes de mon orientation ? Peut-être un peu, peut-être beaucoup plus lors de l’adolescence. Je me suis fait des ami.es en ligne, sur Instagram quand j’étais encore au collège. Je pense que ce sont les premières personnes à qui j’ai dit que j’étais lesbienne. En France, en janvier 2024, 84,7% des 15-24 ans – soit 6,6 millions de jeunes – se sont connectés à internet chaque jour.  En explorant internet quand j’étais adolescente, j’ai trouvé des gens à qui parler, des bouts d’informations, des films stockés sur Google drive, des liens vers des sous-titres pour regarder des séries alors que je ne parlais pas anglais. C’est aussi sur Twitter que j’ai découvert le Masterdoc lesbien, qui m’a plus tard apporté des réponses sur le lesbianisme politique. Ce dernier document me semble être un très bon exemple de la manière dont on utilise internet comme un « Safe testing ground to test ». J’ai utilisé internet comme un terrain de jeu, qui me mène aujourd’hui à l’écriture d’un mémoire sur ce sujet. 

C’est en me baladant sur internet que j’ai compris comment naviguer dans la ville. Je parle de pré-navigation mais bien sûr, c’est un aller-retour entre numérique et navigation réelle. Il est évident que je n’ai pas passé deux ans à naviguer sur internet avant même de mettre les pieds dehors. Ce sont deux espaces qui communiquent, qui s’entrecroisent. Quand je regarde un tiktok en marchant dans la rue, je navigue dans deux espaces en même temps. Mais la notion de terrain de jeu pour décrire internet permet tout de même de s’ouvrir à une nouvelle perspective : c’est un terrain en soi, qui a ses limites, ses contours et ses règles du jeu.

Guetter

Après avoir passé tout ce temps à regarder silencieusement tous ces sites, ces forums, ces vidéos YouTube sans jamais proposer la moindre intervention, sans créer aucun nouveau contenu directement sur ces forums, j’ai découvert l’existence du concept de Lurkers. Dans l’article, « why lurkers lurk », les lurkers sont définis comme suivant : 

The online definition for the term, lurker, provides insight into how lurking is viewed. The online Jargon Dictionary (2001) defines lurker as: “One of the ‘silent majority’ in a electronic forum; one who posts occasionally or not a all but is known to read the group’s postings regularly. This term is not pejorative and indeed is casually used reflexively: “Oh, I’m just lurking.” When a lurker speaks up for the first time, this is called ‘delurking’.3

Les traductions en français ne sont pas très précises: « observateur, rôdeur, guetteur ». Il nous faut une phrase complète pour traduire précisément le sentiment de ce simple mot qui a émergé sur internet : « personne qui suit les chats dans un forum sans y participer ». 

On peut lurker pour plein de raisons et des chercheur.euses se sont penché.es sur cette manière de pratiquer internet en donnant différentes explications. Peut-être que l’on ne sait pas comment participer à une discussion, ou que l’on ne se sent pas assez compétent sur le sujet en discussion. On a pu aussi les comparer à des spectateur.rices de télévision, qui regardent passivement quelque chose qui se déroule sur leur écran. D’autres, plus durs, ont considéré que les lurkers simplement abusaient du bien commun : “abusers of the common good, they not contribute to the joint effort, but free-ride on the efforts of other”4.

Je suis moi-même un lurker, je pense. J’ai retrouvé mon historique de commentaires Youtube, il est court : 4 commentaires au total, entre 2017 et 2018. « ça pète », « une de tes meilleures vidéos » et je vous épargnerai les deux derniers. Pourtant je regarde des vidéos Youtube plutôt régulièrement dans mon temps libre et pour ma recherche, j’en télécharge beaucoup. Je les screen-record, j’en fais une partie de ma matière première de montage, mais je ne les commente jamais. J’ai une playlist entière de vidéos avec 50 vues, la plupart sans commentaires. Depuis mon écran d’ordinateur, c’est comme si une barrière s’était érigée. Je ne sais pas ce que je pourrais leur dire à ces créateur.ice.s de vidéos. Dois-je notifier ma présence ? Leur dire bonjour? Les remercier de faire vivre ma recherche ? De devenir ma matière première de montage ? Sur Reddit aussi, j’ai créé un compte l’année dernière pendant que j’écrivais mon mémoire. Je voulais essayer de comprendre ce qu’il y avait de si attirant dans ce réseau social dont je n’avais jamais fait l’expérience. Il fonctionne sur la création de forums qui se nomment « r/… ». « R/Lesbianactually », par exemple, le premier que j’ai rejoint. J’ai les notifications sur mon téléphone, les abonné.es au forum posent des questions, des photos de leurs tenues, demandent des conseils. Et au sein de ce forum, la thématique des bars revient étonnamment souvent. En arrivant à Rome, c’est ici que j’ai commencé mes recherches. J’ai tapé dans la barre de recherche générale : « lesbian bar rome » et j’ai lu tout ce qui était écrit. Sur le forum « r/Rome », « r/lesbianroma » etc… Cela ne m’a pas aidée plus que cela. Il y a aussi une messagerie, tout un vocabulaire qui est propre au site. Je n’y comprends pas grand chose, mais je fais de mon mieux. Une jour j’ai posté quelque chose. Pour voir. Personne ne m’a jamais répondu et je ne sais même pas si le message a réellement été posté. Je m’appelle u/Disastrous-Speed9863 et de toute façon je ne sais pas comment changer de pseudo. J’imagine que sur un forum lesbien, on ne fait pas confiance à n’importe qui. Sans doute les modérateur.ice.s n’auront-ils pas eu confiance en ce pseudonyme. Je suis donc un lurker par manque de capacité numérique. Sur Youtube je n’ai pas cette excuse, sur Twitter non plus. Je comprends, je sais répondre aux commentaires et je pourrais participer à la vie sur internet.
Pourtant, en filmant Youtube, en filmant les données que me proposait l’algorithme de Google, je me suis dit que c’était étrange de regarder ce qu’il se passait sur YouTube sans rien faire. Je regarde passivement des dizaines de vidéos aux titres les plus aguicheurs les uns que les autres. «Two girls kissing in a bar », « lesbian bar girl kiss », et je regarde les miniatures, toujours plus sexuelles. Je regarde la vidéo d’un homme Etats-Unien, « prank call to a lesbian bar », bière à la main, qui appelle un bar lesbien pour s’en moquer. Je suis spectatrice de tout ce qu’il se passe sur ce site, je regarde avec mépris, mais ne notifie jamais mon mécontentement. Quand, à l’inverse, je trouve une vidéo d’un concert dans un bar lesbien, 30 vues, 0 commentaire, je ne notifie pas ma joie pour autant. Je pourrais écrire « Nice video, thank you for sharing it with the world », mais je ne le fais jamais. Si j’avais en face de moi un groupe de personnes qui partageaient un souvenir, ce serait comme si j’étais assise dans un coin du bar sur une chaise, seule, à écouter la discussion sans jamais y prendre part. Drôle d’image. Dans la même enquête mentionnée plus haut, les chercheur.euses ont essayé de partir à la rencontre des lurkers eux-mêmes. Les principales raisons évoquées sont les suivantes : « were shy about public posting », « wanted to be anonymous, and preserve privacy and safety », « had limited time, i.e., other things were more important»5. Je suis peut-être timide dans les discussions internet? Cette recherche est un peu datée. Mais tout de même, oui, je suis timide sur internet ! Je fais le choix de me rendre invisible, ou presque, ce qui m’est impossible dans la ville.

Bedroom movie 

Alors que je pense de plus en plus l’objet filmique (cette vidéo-essai que je n’arrive pas à faire) comme une partie de la recherche en soi, je me suis rendu compte que me contenter de filmer et d’enregistrer mon écran était très limitant et finalement assez ennuyeux. L’année dernière, en écrivant le mémoire de Master 1, je me suis filmée avec la webcam de mon ordinateur. Je me suis dit qu’un jour j’en ferai peut être quelque chose. Au début, je n’osais pas trop parler. Ce sont de longues vidéos silencieuses : parfois j’écoute de la musique, parfois je parle avec celleux qui sont cantonné.es au hors-champ, parfois dehors, dans ma chambre, dans un café, comme un premier pas pour se filmer, un exercice pour être à l’aise quand la petite led verte est allumée au-dessus de mon écran d’ordinateur. 

Pour la première fois, en revenant à Paris, j’ai réussi à parler devant mon ordinateur. Toute seule dans mon appartement, j’ai ressenti le besoin de me raconter à moi-même ce qui me venait à l’esprit. Et j’ai réalisé, après avoir parlé pendant deux heures, que j’étais presque à l’aise, que je pouvais me laisser aller à des divagations sur ma chambre et que cet espace devenait presque un personnage à part entière. Il est tout tordu, tout est sur le point de tomber, mais il y a quelque chose de très confortable dans cet enchevêtrement d’objets trouvés dans la rue et sur Leboncoin. Je pourrais prendre tous les objets qui meublent mon appartement et raconter comment je les ai trouvés, transportés ou coupés pour qu’ils rentrent dans le Tetris que représente ma chambre. Pas étonnant que la chambre où je vivais à Rome ne m’ait rien inspiré. Tout était blanc, vide et sans histoire.

J’avais déjà pour idée de rendre l’existence physique du personnage de mon film plus présente. Un écran d’ordinateur ne suffisait pas à rendre compte de ce qu’il se passe derrière, de m’autoriser des coupes franches et du plein écran. Mais pour ça, il fallait que j’appréhende mon visage filmé. Alors j’ai décidé de me filmer, pour peut-être me débloquer, mais aussi sûrement pour me rendre compte que j’étais capable d’exister sur un écran. En regardant ce que j’avais enregistré, je me suis rappelé d’un clip que j’avais vu quand j’étais encore au lycée. Clairo se filme avec sa webcam, les paroles défilent en sous-titres violets. La Bedroom pop qu’on pourrait décrire comme une manière de travailler – depuis sa chambre, ou depuis des petits studios d’enregistrements – plus que comme un genre en tant que tel m’a bercée dans ma chambre d’adolescente. J’ai pensé faire un bedroom movie. Puisque l’écran d’ordinateur enlève au corps et au lieu où il se trouve l’importance qu’ils ont en réalité, il faut réimplanter ce corps dans un endroit qui à des choses à raconter, où chaque poster affiché à une histoire à raconter. Puisque ma chambre est vivante et que je vais essayer de participer à l’effort collectif d’internet, j’ai donné mes vidéos à une amie monteuse. C’est donc ma première participation à la vie numérique que j’observe à distance depuis plusieurs années. C’est pas encore tout à fait le film que je souhaiterait réaliser, même pas du tout, mais je commence à comprendre ce que j’ai envie de faire.


Références

 

(1) BELINDARDI Chiara, CASTELLI Federica, La Libertà è una Passeggiata Donne e spazi urbani tra violenza strutturale e autoDeterminazione, IAPh Italia, Rome, 2019, p.140.

(2) IDELON Arnaud, Boum Boum, politiques du dancefloor, Ed. Divergences, Paris, 2025.

(3) NONNECKE Blair, PREECE Jenny, « Why lurkers lurk. « Americas Conference on Information Systems 2001 », Etats-Unis, 2001, p.1.

(4) ibid., p.2.

(5) ibid., p.3.

 




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