Visite à sens inverse

Ambiance de lecture : “Only an expert” by Laurie Anderson

    Une institution culturelle qui expose de l’art contemporain accueille et partage des sujets multidimensionnels, parfois paradoxaux, en quantité et qui sont exprimés à travers des formes toujours plus variées par l’intermédiaire des oeuvres qu’elle expose. Ces œuvres et dispositifs se veulent souvent porteurs de réflexions, de questionnements, de reconsidérations, de confrontations, de réconforts, de témoignages, de spéculations etc. Ils portent des intentions, et dans l’art contemporain, souvent liés à nos situations intimes et politiques, sociales, environnementales actuelles. Si les œuvres et les dispositifs exposés amènent tous ces sujets dans les locaux de l’institution qui les expose, c’est que ces institutions accueillent découvertes, plaisirs et éveils mais aussi malentendus, confusions, désaccords et d’éventuels conflits sur les sujets amenés par les œuvres. Très peu de choses ne posent de problèmes à personne. Au-delà de leurs œuvres exposées, les intentions des artistes sont souvent transmises par des paroles écrites ou dites par les médiateurices (s’il y en a) de l’institution. Tous ces sujets, s’ils sont proposés à un public qui ne connaît pas les codes de l’art contemporain, seront livrés par le biais de la médiation culturelle, par ce que l’institution considère bon à transmettre comme savoir et sous la forme qu’elle considère appropriée pour la transmettre : mettre en avant les codes et les structures régissant l’oeuvre, celles qui semblent pertinentes à révéler. Quel conflit mis en avant par ces codes semble t-il pertinent de révéler ? Pertinence qui se détermine au gré du contexte où l’on se trouve.

Ce que je viens d’écrire, qui peut être perçu comme une association de raccourcis excessifs met en place le paysage dans lequel je voudrais vous amener avec, d’un côté, l’institution qui expose des oeuvres pouvant être à portées conflictuelles et, de l’autre, les intentions de ces oeuvres transmises par la médiation. Cette mise en paysage a pour objectif d’expliquer où je cherche à donner une place au conflit dans l’organisation de la parole institutionnelle, la transmission de savoir, la médiation culturelle et là où je repère un domaine qui va m’aider à expliciter tous ces liens : les expositions d’art. Les oeuvres d’art ne sont pas dépendantes de ces états de paroles, mais c’est à travers ceux-ci qu’il me semble que l’on apprend à rencontrer les oeuvres d’art exposées dans des institutions culturelles. Des états de paroles qui deviennent codes de communication pour les appréhender et expliquant comment se positionner face à elles. Il me semble qu’on ne sépare parfois plus les oeuvres d’art de ces états de paroles.Je suis actuellement en stage de médiation culturelle, un moment d’étude et d’apprentissage d’une fonction au sein de ma pratique de recherche-création. Cet article partage des réflexions qui découlent de mes expériences en médiation culturelle en agence, en institution, en stage et en tant que visiteuse d’expositions. Des expériences traversées de quelques appuis théoriques, et le partage d’un format de visite guidée à sens inverse que j’ai pu expérimenter au cours de mon stage. Cet article est un appel à renouveler cette expérience afin d’affiner et de continuer la recherche que je partage ici. Lorsque je parlerai de médiation culturelle dans ce cadre, il s’agira de la médiation culturelle d’expositions c’est à dire d’un des rôles de la médiation culturelle en institution : les visites guidées. Plus particulièrement, je parlerai des visites guidées que l’on nomme  « individuelles », qui s’adressent à des personnes venant individuellement les unes des autres. Par exemple, les groupes scolaires venant pour des médiations ne sont pas considérés comme des visites individuelles. La médiation culturelle dont je vais parler ici concernera les médiateurices engagé·e·s par l’institution. Nombre d’agences de médiation culturelle travaillent avec des médiateurices en free-lance. Ce que je développe ici concerne ces travailleureuses aussi mais se concentre davantage sur les médiateurices qui travaillent en interne. C’est à travers ce rôle-là, que je vais essayer de frayer un espace où le conflit devient possible au sein de l’organisation de la parole institutionnelle et d’une transmission de savoir. Ayant une formation en médiation de conflit (résolution et prévention de conflit), j’utilise le terme de « conflit » dans cet article avec une connotation positive. Quand je mentionne un espace qui offre la possibilité d’accueillir un conflit, cela veut dire donner une place à l’agentivité dans la réception d’une transmission. C’est donc dans l’envie d’ouvrir cet espace que je vous invite dans une visite à sens inverse.

Au cours de cette réflexion, je tombe sur une édition qui compile des échanges autour du projet « Elger » (1), un projet mis en place par Fanny Lallart et Céline Poulin (à ce moment directrice du CAC Brétigny où est produit ce projet). Le projet « Elger » est une recherche-action qui met en lien des classes d’établissements scolaires, des associations et autres groupes du champ social avec des artistes pour faciliter des séries d’ateliers proposés par l’artiste (une des autres activités de la médiation culturelle en institution de laquelle je m’inspire ici). Cette édition est la dernière étape du dispositif « Elger » : elle met en page des échanges entre les initiatrices de ce projet, les artistes, certaines enseignantes et les médiatrices sur les expériences de chacune au sein de ce dispositif. Cette édition s’ouvre sur une conversation entre Fanny Lallart et Céline Poulin à propos de leur positionnement dans l’institution et par là, au sein de ce projet. L’idée est de déceler les dynamiques institutionnelles qui sont inhérentes à chaque action, parfois en tout conscience, parfois au-delà des volontés de ces acteurices. Dans leurs échanges, un point m’interpelle : quelle est la différence entre amener des oeuvres traitant de certains sujets au sein d’une institution, pour transmettre ces sujets à un public, et transformer l’organisation de l’institution afin que celle-ci s’inspire de manière concrète des méthodes sous-jacentes à l’oeuvre ? La première option, qui fait appel à l’usage d’un récit pour transmettre le sujet, est courante. La deuxième option, qui est d’entrer en perméabilité avec l’oeuvre pour accueillir son impact, l’est beaucoup moins. Exposer une oeuvre à portée critique dans une institution qui n’affecte pas sa propre organisation en fonction de cette critique pourrait : « (…) avoir aussi tendance à neutraliser la portée critique de ces sujets » (2). Comment l’institution pourrait devenir perméable à toutes les oeuvres qu’elle accueille ? C’est une question que je ne suis malheureusement pas en capacité d’aborder. Or la portée critique est-elle minimisée, si elle est en contradiction structurelle avec l’institution qui l’expose, parce-que la transmission effectuée par l’institution va la transmettre dans un récit qui lui appartient ?

« (…) Il y a vraiment une différence entre « sujet » et « méthode ». (…) quand ça transforme les manières de faire, là ça a beaucoup plus d’impact et c’est d’ailleurs là que ça crée des réticences, de la censure, de la répression. » (3)

C’est dans un questionnement sur l’alignement entre sujet et méthode que j’essaye d’ancrer ma recherche-création dans ma manière de faire des médiations en expositions. En tant que porte-parole d’une oeuvre, je transmets « le sujet » d’une oeuvre d’art contemporain et la méthode de réflexion et/ou de création employée par les artistes, sans mettre en évidence les contradictions parfois inhérentes à sa situation d’exposition. Cette mise en évidence amplifierait davantage le propos de certaines de ces oeuvres, leur donnant une portée momentanée et discutable directement avec leurs publics. Si je transmets une volonté, par exemple environnementale, d’une oeuvre qui a besoin de l’espace (espace au sens large : de la pièce où l’oeuvre se trouve à la ville, ou à l’entité de l’institution) où elle est exposée pour faire sens : est-ce que je transmets aussi la similarité ou le décalage de la position environnementale de l’institution à qui appartient l’espace dont l’oeuvre a besoin ? Ma volonté de permettre à l’oeuvre d’avoir un impact direct et ressenti sur son public plutôt que de livrer une narration construite comme savoir distant est ce qui forme ma visite à sens inverse. Je ne souhaite pas protéger le public du sujet de l’oeuvre en livrant une narration fermée. Je souhaite le convier à prendre part à cette narration. Une visite a un sens souvent déterminé qui suit le cours d’une narration. Comment la remonter à sens inverse pour la ré-ouvrir et lui frayer un espace ouvert à la conflictualité ?

Étudié précédemment pour une recherche, l’article « Le malentendu comme structure de la communication » (4) me guide à nouveau ici. Dans cette recherche, Christine et Véronique Servais soutiennent que le malentendu est en fait à la base de nos échanges et qu’accepter ce modèle de communication nous aiderait à surpasser ce que Jacques Rancière nomme la mésentente (5) et ce que Jean François Lyotard nomme le différend (6) — deux dynamiques relationnelles où les inégalités entre deux entités sont marquées et où les outils de parole mis en place pour maintenir ces positions d’inégalité ne permettent pas le conflit. En acceptant que le malentendu soit notre modèle de communication, on pourrait déconstruire les dynamiques relationnelles qui vont au delà du conflit. Christine et Véronique Servais argumentent ceci en décrivant, entre autres, des rencontres qu’elles appellent « les rencontres enchantées ». Ce sont des rencontres documentées entre des humains et des dauphins sauvages comme exemple d’une rencontre qui ne peut que se baser sur le malentendu afin de se faire, les dauphins et les humains n’ayant pas les mêmes codes d’échanges communicationnels. Dans la continuité de ce questionnement, j’ai voulu que les participant·e·s aux expositions rencontrent les œuvres en partant du principe qu’une compréhension directe et linéaire (qui permettrait presque la répétition mot à mot d’une compréhension dictée), ne pourrait se faire. Il faudrait reconnaître que le critère de la compréhension n’en est pas un pour établir une rencontre. Une rencontre ancrée dans la subjectivité momentanée de le ou la participante qui pourra, par ce biais, créer un rapport personnel de pertinence avec l’œuvre.

Dans la lignée des sujets évoqués ci-dessus j’ai voulu essayer un dispositif de visite guidée afin de changer le mode de rencontre entre les publics et les oeuvres d’exposition. Ce dispositif s’appelle « Les visites inversées ». Voici le protocole comme je l’ai écrit avant de l’appliquer. Une réflexion à postériori d’une première expérience découlera dans la suite de cet article. « Les visites inversées » sont des temps de 1h30 ou 2h, où j’invite dans un premier temps les participant·e·s à déambuler librement dans l’exposition pendant une quinzaine de minutes. Au préalable, je leur demande de faire abstraction des cartels ou de tous types d’informations données sur l’exposition et sur les oeuvres. Je les invite à choisir une œuvre, de manière la plus intuitive possible, à partir de ces critères :

– Une oeuvre qu’iels n’aiment pas pour des raisons esthétiques ou qui leur procure une émotion désagréable


– Une oeuvre qu’iels ne comprennent pas


– Une oeuvre avec laquelle iels ressentent un désaccord

Après ce choix, j’accompagne les participant·e·s à collectivement construire une visite guidée. Chacun·e son tour, les participant·e·s vont présenter l’œuvre choisie à partir d’un des critères ci-dessus. Je pose les trois mêmes questions à chaque participant·e pour ancrer la visite guidée sur une base commune. Ensuite, je relance une question au reste du groupe afin qu’une conversation s’engage à partir de ces ressentis. L’idée est d’ensuite avoir une conversation collective que je facilite mais à laquelle je ne participe pas. Les buts sont d’aller vers une élucidation d’un sens collectif propre au moment de la visite. Ce sens collectif peut-être un accord sur une pensée partagée ou des désaccords sur ce que l’oeuvre exprime.

Ce dispositif s’inscrit dans mon envie de transformer les “soupirs institutionnels” qui s’enchainent parfois aux sorties d’expositions d’art contemporain ; de transformer ces expulsions d’air qui remplacent la capacité d’affirmer ou de refuser. Un sentiment d’impuissance qui prendra plus ou moins d’ampleur pour la personne qui soupire en fonction de l’importance qu’elle y accorde. Incompréhension ou manque d’accord : est-ce que l’art contemporain est censé être un service expressif et accessible aux publics que ciblent les institutions qui accueillent cet art ? ou est-ce comme tout domaine d’expertise : un monde régi par des codes de fonctionnement et de communication propres à son champ de savoir ? Ce questionnement, qui pourrait s’appliquer à tout domaine d’expertise, semble s’attacher particulièrement à l’art contemporain. La réponse institutionnelle à ces soupirs serait d’introduire des médiateurices culturelles. Cette fonction est amenée dans l’institution pour créer un lien entre elle-même et son public et, de mon observation personnelle, pour pallier cet effet d’impuissance. La médiation culturelle est un rôle plus ou moins récent, prenant dans certains cas la place du rôle plus connu de conférencier·ère. La question de savoir si la médiation culturelle parvient à empêcher quelques soupirs institutionnels de se multiplier à la fin des expositions n’est pourtant pas la question sur laquelle je vais me pencher ici. Ce qui va m’intéresser est la relation tridimensionnelle public-médiateurice-institution à laquelle le rôle de médiation nous ouvre. Dans cette relation, la traduction inter-domaines (traduction d’un domaine d’expertise à quelqu’un·e qui n’est pas considéré·e comme expert·e à un moment donné ou traduction entre personnes appartenant à différents domaines d’expertise) va nous intéresser et c’est au sein de celle-ci que la question du différend m’habite. Est-ce que, s’il y a conflit autour d’une oeuvre d’art et de son exposition, ce conflit crée tant de passion car la personne offusquée se retrouve dans une situation de différend ? À qui est adressé ce conflit ?

La question de l’adresse et de la réception est donc ici évoquée. Deux points d’observations d’un échange qui nous font revenir à l’acceptation du malentendu, structure de notre communication, comme dépassement du différend. Dans « L’art comme malentendu » (7), Michel Thévoz expose la question de l’adresse au sein du discours sur l’art. Pour ceci, l’auteur compare des formes cryptographiques ou calligraphiques codifiées et inventées comme formes d’expression par des personnes se trouvant dans un contexte psychiatrique et l’invention de partitions par certain·e·s musicien·ne·s ou d’assemblages codifiés d’éléments plastiques par certain·e·s artistes. Il compare des formes graphiques libres et créées à des fins expressives à des formes artistiques légitimées par une forme langagière qui lui donnera sens. Il fait cette comparaison pour mettre en évidence que, malgré l’adresse, la seule différence inhérente à ces deux formes se place du côté de la réception — de comment cette réception placera ou videra ces formes de sens. Dans le contexte psychiatrique, peu importe à qui ces messages sont adressés, les écrits des patients peuvent se retrouver entre les mains de proches, de l’administration, de docteurs etc. Le sens donné à ces écrits sera défini en fonction de cette réception. Dans le domaine de l’art, même s’il est légitimé pour des raisons que Michel Thévoz explicite plus tôt dans son essai, le sens de l’oeuvre sera aussi formulé en fonction de qui la reçoit :

« On pourrait établir aussi bien une typologie de l’adresse, qui interfèrerait avec le caractère même des textes ; et extrapoler à la communication artistique en général. En effet, l’histoire de l’art fait apparaitre pour le moins le décalage entre les lecteurs ou les spectateurs visés par l’artiste et ceux qui, en définitive en détermineront le sens ». (8)

Dans le cas de l’oeuvre exposée dans une institution culturelle, les volontés des artistes à travers leurs oeuvres et des curatrices dans le choix de ces oeuvres seront transmises au public mais par l’intermédiaire d’un·e médiateurice. La médiation culturelle est une traduction entre un métalangage sur l’écologie dans laquelle se situe l’oeuvre d’art en question / « méthode » / et la formulation d’un récit sur l’intention de l’oeuvre envers un public / « sujet ». Ce rôle institue, par un type de discours propre à son activité, une transmission qui vulgarise les codes et les intentions des artistes dans un récit cadré par la logique estimée de son public. C’est le rôle de la médiation culturelle d’adapter son discours en fonction du public qu’elle reçoit. Par cette adaptation, la médiation culturelle va créer un lien entre l’adresse et la réception dans un récit linéaire. Dans la structure de ce récit (car le contenu du récit n’indiquera pas forcément ceci), le public est le récepteur et l’oeuvre lui est adressée. Dans cette formulation-là, le public prend place dans la relation tridimensionnelle institution-médiation-public mais de manière incapacitante. La structure du récit n’est pas amenée à être modifiée par le public. Si celui-ci est adressé et récepteur, c’est une communication sans faille qui peut être difficile à contredire. La possibilité d’un conflit de « méthode » est pratiquement impossible — c’est là où l’on peut retrouver un différend.

Dans son article « L’écologie de l’œuvre d’art ou pourquoi il n’y a pas de métalangage en art » (9) , franck leibovici introduit ses propres expérimentations en décrivant avec humour deux positions clivantes sur l’art contemporain et son accessibilité, en décrivant d’un côté un domaine « (…) boursouflé de discours, de discours théoriques qui tentent de pallier l’indigence des propositions artistiques (…) » (10) et de l’autre un « (…) méta- langage [qui] permet de prendre la distance indispensable vis-à-vis de la multiplicité des productions artistiques (…) » (11), descriptions qu’il conçoit comme provocatrices au vu du titre de son article. C’est en prenant le point de vue de l’oeuvre comme une « théorie de l’action » composée de « moments de performances » qu’il va argumenter que toutes « conversations ordinaires » se produisant autour et vis-à-vis de l’oeuvre forment des commentaires qui agissent sur l’oeuvre, qui participent activement à son écologie : « dire « il n’y a pas de métalangage en art », c’est considérer l’œuvre comme un dispositif processuellement performé (…) ». (12)

La perspective de l’oeuvre, décrite par franck leibovici, devient tout ce que les conversations ordinaires produisent : « la partition entre production et réception n’est alors plus d’une très grande aide. les cours de performance de l’œuvre sont plutôt sur un mode continu, ou discontinu (…) » (13). Elles deviennent commentaires actifs sur l’oeuvre prenant la place des transmissions formulées par l’institution afin d’apprendre à comprendre l’oeuvre. Dans cette considération des conversations ordinaires sur l’oeuvre, on ne sait plus qui adresse et qui reçoit. Une perspective qui ouvre une porte de sortie à ce que Michel Thévoz nous décrit :

« Le domaine aventureux de la création, plus encore que toute autre activité, est régi par la loi de compensation qui veut que ce qu’on dit soit la contrepartie de ce qu’on fait. Il y a une balance comptable entre la subversion de l’invention et la convention de la justification. » (14)

Sans la détermination (par l’institution) de l’adresse et de la réception, la compensation-justification n’a plus de prise. Il est compliqué de justifier sans savoir à qui s’adresse cette justification. La médiation culturelle est-elle justification auprès de ses publics ?

Si au cours d’une médiation culturelle (visite guidée), on crée un langage linéaire, déjà écrit au préalable de la visite, nommé savoir, emprunté à un métalangage sur l’histoire et le placement d’une œuvre dans cette histoire, une sorte de convention de justification pour compenser la subversion de l’invention, on clôt les conversations ordinaires décrites par franck leibovici. En instituant la médiation culturelle, on cristallise une relation institution-médiation face à son public qui reçoit une justification : présentation des réponses avant même que les questions soient posées. Cette relation peut relever d’un différend à partir du moment où un conflit éveillé par le sujet ou la méthode employée par l’œuvre ne peut éclore car la justification serait déjà donnée au préalable. Une justification construite, transmise et perçue comme savoir.

Inspiration prise face à l’oeuvre — savoir donné à couper le souffle — espace du conflit bouché — expiration en soupir institutionnel.

C’est dans ce cadre que je trouve la comparaison de la médiation de conflit et de la médiation culturelle intéressante. Dans son principe, la médiation de conflit s’orchestre par une personne externe aux deux entités en conflit. Le ou la médiateurice de conflit est sans voix personnelle. Iel utilise des méthodes qui re-transmettent les paroles exprimées par les personnes en médiation, afin que celles-ci puissent être entendues différemment par les personnes concerné·e·s et dans un cadre garant d’une sécurité de la parole. Le ou la médiatrice de conflit n’est pas censé·e employer de mots qui n’ont pas été employés par les personnes en conflit. Le conflit, les émotions, les perspectives qui se construisent autour de faits doivent y avoir leur place avant de commencer à cheminer vers un éventuel accord. La médiation culturelle, de son côté, fait passer un certain nombre de connaissances à travers un filtre vulgarisé, donné à la personne qui est là pour l’accueillir. Il arrive tout à fait que les médiateurices culturelles soit ouvert·e·s à l’expression d’opinions, de questions et de débats mais iels accueilleront ces conversations sur des bases, à ma connaissance, symboliquement validées par l’institution et chercheront des réponses dans un savoir précédemment construit autour de l’oeuvre. Malgré tout, je précise que je ne peux pas adresser ces réflexions à toutes les médiations culturelles et tout·es leurs agent·e·s ; la médiation culturelle est au début de sa multiplicité et je n’ai pas vision sur toutes ces applications.

J’ai pensé le dispositif des « visites inversées » pour donner un espace aux conversations ordinaires, recréer une écologie de l’art, permettre une rencontre basée sur le malentendu et ouvrir un espace au conflit. J’ai pu tester ce dispositif une fois au cours de mon stage. Ce compte-rendu n’offre donc pas de confirmation ou de réponse aux questions posées ci-dessus mais permet une entrée au sein de rencontres et de l’expérience qui s’est produite. Une expérience qui découle des questions posées ci-dessus et qui, par l’aspect vivant et momentanée de celle-ci, ouvre vers de nouvelles directions. C’était une expérience très agréable pour moi et d’après ce que j’ai compris, pour les participant·e·s aussi. Cependant, j’avais des attentes spécifiques dans la mise en place de ce dispositif et, comme souvent, quand je pense à un dispositif par un biais d’abord théorique, la pratique amène autre chose. La question des attentes spécifiques est elle-même à remettre en cause.

C’était un samedi après-midi et nous étions quatre : trois participant·e·s et moi. Deux d’entre elleux se connaissaient et une troisième personne est venue de manière indépendante. Dix personnes avaient réservé, ce qui était le maximum possible. C’était une journée sombre et très pluvieuse dans une institution culturelle assez excentrée du centre de la ville. Cette expérience était gratuite pour les participant·e·s. Il est assez courant que des personnes ayant réservé ne viennent pas, surtout quand il pleut. L’exposition en question était une très grande exposition avec différentes parties mises en place par différent·e·s commissaires. Il y avait donc différents propos curatoriaux. Je trouvais cette exposition forte en questionnements politiques, sociaux et environnementaux ; forte et passionnante en préoccupations contemporaines. J’avais envie que, grâce à ce dispositif, les conversations collectives puissent se concentrer sur un partage de perspectives autour d’un de ces débats. Une première attente qui, du fait de la manière dont j’ai procédé ce jour-là, n’a pas été réalisée.

Les trois participant·e·s ont joué le jeu. Le choix des oeuvres variait entre : l’inconfort émotionnel qu’une oeuvre procurait — le sentiment qu’une oeuvre ne devrait pas en être une — des incompréhensions et l’envie de discuter d’une oeuvre. Chaque personne présentait son choix sans hésitation. De mon point de vue, il y avait trois tendances : un·e participant·e qui exprimait l’émotionnel à partir de l’esthétique, un·e autre participant·e qui trouvait le choix de l’oeuvre étrange ou l’accrochage mal fait, et l’autre qui se concentrait plutôt sur un manque de prouesse technique. À travers ce partage et ces échanges, les participant·e·s ont pu comprendre ou confirmer leurs manières personnelles de rencontrer une oeuvre. On a échangé pendant un peu plus de deux heures (la visite était censée durer 1h30). Il y avait quelque chose de presque intime à ce partage autour des oeuvres d’art.

Deux choses ont été des surprises pour moi. Premièrement, le débat n’a pas quitté le sujet de l’art contemporain. Un débat passionnant mais qui ne nous a pas permis d’entrer dans les sujets abordés par les oeuvres. La question de la forme, la présentation et qu’est ce qui fait oeuvre était au centre des conversations. D’abord, je pense que l’exposition, qui accueillait différents propos curatoriaux, explorait par cette variété une quantité très vaste de sujets et de préoccupations contemporaines. Proposer ce même dispositif concentré sur un seul propos curatorial pourrait aider à situer le débat sur un sujet. Par ailleurs, la question de la compréhension intellectuelle d’une oeuvre comme moyen d’accès à une sensation de plaisir était centrale. Une question passionnante qui contredit ce que je voulais originellement transmettre sur les oeuvres à travers ce dispositif. C’est une question qui est survenue suite à la deuxième chose qui m’a surprise dans ce dispositif : j’ai quand même fini par jouer le rôle de la médiatrice culturelle. Après les échanges et partages sur ces oeuvres je me retrouvais à expliquer le propos curatorial, la raison pour laquelle l’oeuvre avait été choisie au sein de ce propos et ce que je savais de l’oeuvre et de l’artiste. Plusieurs raisons m’ont amenée à prendre ce rôle que je voulais laisser de côté. Tout d’abord, une des premières conversations qui s’est mise en place entre les trois participant·e·s portait sur les raisons pour lesquelles l’oeuvre avait été sélectionnée et sur pourquoi elle semblait détonner du reste de l’exposition. Iels étaient très proches de ce que je transmettais d’habitude en visite guidée. J’avais envie de leur exprimer ceci et, une fois engagée dans cette voie, il fallait que j’explique le propos curatorial pour expliquer pourquoi cette oeuvre détonnait du reste. Cela m’a lancée dans une dynamique, j’avais repris une partie de mon rôle. Par la suite, sans que je leur donne de réponses, les participant·e·s me posaient des questions et voulaient comprendre. De cette façon, j’avais laissé passer l’idée que c’était moi qui apportait de la compréhension. N’ayant pas pris un rôle très performatif (plus ancré dans le dispositif, suivant un protocole plus précis et moins malléable à leurs envies) mais plutôt le rôle de ma propre personne, j’ai voulu donner satisfaction. Les participant·e·s ont même exprimé que de ne pas en « savoir » plus à la suite de leurs échanges les aurait frustré·e·s. Venir aussi loin pour ne rien « apprendre » semblait difficile à accepter. Avoir transmis ce que l’on avait construit comme savoir avec l’équipe de médiation, nous a donc lancés, les trois participant·e·s et moi, dans un débat sur l’art contemporain plutôt que sur les sujets évoqués par les oeuvres. Hors de ce premier échange, il y avait souvent un grand décalage entre leurs impressions premières des oeuvres et ce que je transmettais par la suite. Leurs appréciations des oeuvres changeaient souvent après « explication » (justification ?). C’est à partir de là que la question du biais intellectuel pour ressentir du plaisir dans une exposition d’art contemporain est venue. Ce n’est pas une question nouvelle mais y arriver à travers ces échanges m’a fait un effet différent. Comme si cette question était vivante et prenait une importance gênante et primordiale.

Ce dispositif est à ré-essayer avec différents paramètres : un rôle plus performatif, une exposition moins dense, plus de participant·e·s, une journée ensoleillée etc. Tous ces paramètres pourraient changer la conclusion de cette expérience. Pourtant, une chose nous ramène au sujet qui me concerne ici : la question de la transmission du savoir et du différend. D’après moi, ce dispositif a aidé à créer un lien personnel entre les participant·es et les oeuvres. Un retour écrit de la part d’un·e des participant·e·s – « (…) un beau reste d’images d’œuvres libérées de leur cartel dans une exploration à plusieurs favorisant le rapport des points de vue émotionnels et rationnels de chacun » – me confirme en partie cela. Heureusement, mes transmissions ne sont venues qu’après leurs échanges. Des transmissions qui avaient un écho de par coeur. Je m’entendais les dire. Cet écho et cette sensation de récitation venaient aussi du fait que je ne voulais pas transmettre ces explications. J’essayais d’aller vite et de faire ce qui semblait satisfaisant pour les participant·e·s. Cet écho, que j’entends encore, avait une qualité de justification. Est-ce que la transmission de ces savoirs construits dans un discours pré-pensé participait à une sorte de différend ? Les explications affirmaient-elles un point final à d’éventuelles conflictualités ? Y a-t-il eu soupir institutionnel ? L’institution et les attentes intellectuelles qu’imposent parfois l’écologie de l’art contemporain ont été mises à distance dans cette expérience ; chaque pensée était légitime. Pourtant, le « sujet » et les oeuvres sont tout de même restées à leur place et moi à la mienne. Ces remises en place ont été actées par mon initiative face à mon interprétation de leurs attentes. Attentes confirmées par la suite.

   Alors que fait-on d’un différend lorsque celui-ci est ancré dans les attentes ? Après l’avoir oubliée, mise de côté, on a voulu remettre l’institution dans cette relation tridimensionnelle. C’était elle qui nous avait amenés à nous rencontrer ?

 

 

(1)  MISE EN PLACE PAR FANNY LALLART ET CÉLINE POULIN, ELGER — CONVERSATIONS SUR DEUX ANNÉES D’ATELIERS ARTISTIQUES EN INSTITUTIONS , CAC BRÉTIGNY, BRÉTIGNY-SUR-ORGE, 2023. “ELGER EST UN DISPOSITIF DE RECHERCHE-ACTION MIS EN PLACE PAR LE CAC BRÉTIGNY, CETTE ÉDITION REPRÉSENTE LA DERNIÈRE ÉTAPE DE CETTE RECHERCHE. ELLE EST DIFFUSÉE GRATUITEMENT DANS LE CADRE DE L’EXPOSITION ELGER EN 2023.” https://www.cacbretigny.com/fr/exhibitions/541-elger
(2) IBID. P.17
(3) IBID. P.17
(4) CHRISTINE SERVAIS ET VÉRONIQUE SERVAIS, “LE MALENTENDU COMME STRUCTURE DE LA COMMUNICATION”, QUESTIONS DE COMMUNICATION, 15 | 2009, P. 21-49
(5) JEAN-FRANÇOIS LYOTARD, LE DIFFÉREND, PARIS, ÉDITIONS DE MINUIT, 1983, 280 P.
(6) JACQUES RANCIÈRE, LA MÉSENTENTE, PARIS, ÉDITIONS GALILÉE , 1995, 200 P.
(7) MICHEL THÉVOZ, L’ART COMME MALENTENDU, PARIS, LES ÉDITIONS DE MINUIT, 2017, 96 P.
(8) IBID. P. 26
(9) FRANCK LEIBOVICI, « L’ÉCOLOGIE DE L’ŒUVRE D’ART OU POURQUOI IL N’Y A PAS DE MÉTALANGAGE EN ART », RUE DESCARTES, N°80, 2014/1, P.49-61
(10) IBID. P.49
(11) IBID. P.49
(12) IBID. P.51
(13) FRANCK LEIBOVICI, « L’ÉCOLOGIE DE L’ŒUVRE D’ART OU POURQUOI IL N’Y A PAS DE MÉTALANGAGE EN ART », P.52
(14) MICHEL THÉVOZ, L’ART COMME MALENTENDU, P.32

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