Une utopie des corps prolétaires
Bilan d’un échange universitaire et réflexion autour de la recherche-création
Passer ces six mois au sein du département des beaux-arts de la Royal Melbourne Institut of technologie m’aura permis de prendre du recul sur comment et pourquoi je crée. Dans cet environnement principalement orienté vers la création plastique, j’ai eu le temps d’identifier plus clairement mon processus de création, mais aussi de remettre en perspective ma pratique artistique dans le contexte de la recherche-création. Comme beaucoup d’autres artistes (je crois), j’ai tendance à dissocier les phases de recherche qui viennent me nourrir et me stimuler, avec les phases de création, lesquelles représentent pour moi une forme de transcription non linguistique d’une stimulation intellectuelle, une sorte d’expression alternative à la langue qui a souvent été pour moi une impasse. Car en y réfléchissant davantage, je me suis rendu compte que toutes mes pratiques artistiques depuis mon enfance, principalement la danse et la musique, font appel au langage des affects, du corps, mais pas des mots. Je n’ai jamais été très doué avec les mots. Enfant, j’ai eu beaucoup de mal à intégrer les règles de grammaire (que je n’ai jamais totalement assimilées) et je suis toujours extrêmement stressé lorsque je dois parler devant un auditoire.
Je crois que cette affinité avec l’art contemporain résultent précisément du fait que j’y retrouve l’idée de communiquer directement à travers la matière et les objets pour exprimer une intention, sans nécessairement passer au préalable par la langue et les mots, que j’ai tendance à qualifier de « pensée abstraite », ne sachant pas comment la nommer autrement.
Ce qui m’a amené à me poser des questions assez larges telles que : comment pensons-nous ? Quelles formes peut prendre la pensée ? Quelles seraient les différentes manières de communiquer cette pensée ?
L’idée de matérialiser une pensée “abstraite” ou une “pensée-action” (un terme je crois avoir entendu quelque part mais dont la source exacte m’échappe bien que je l’aie googlé plusieurs fois) n’est pas contradictoire dans le contexte d’une école d’art plastique. Elle est au cœur de la pratique de nombreux artistes issus de divers courants tels que l’abstraction et l’art minimaliste, ainsi que des autres étudiants en art que j’ai pu rencontrer à Melbourne. Mais quelle place ce type de pensée pourrait-il occuper dans le cadre d’une recherche-création, surtout en tenant compte de l’aspect scientifique d’une recherche ?
En revenant brièvement sur la culture des retours dans le département des beaux-arts de Melbourne : la forme même de ces retours, avec une première phase de description matérielle puis spéculative du groupe, suivie de la prise de parole de l’artiste si souhaitée, met en lumière un intérêt porté avant tout sur la matérialité de l’œuvre et l’ambiguïté des interprétations possibles plutôt que sur le cheminement de pensée ayant conduit à la création de l’objet. Ainsi, la question de quel protocole de retours adopter pour un objet issu d’une recherche-création semble plus complexe qu’il n’y paraît, car il nécessite l’établissement d’une définition de cette dernière. Je crois que cette définition varie en fonction du notre positionnement sur le spectre ambigu des attentes d’une recherche scientifique et de celle d’une œuvre d’art, chacune reposant sur des critères très différents, qui seraient de mon point de vue la rigueur d’une part et l’affect de l’autre. Mon positionnement face à cette question n’est pas encore tout à fait défini, mais en me basant sur mon processus de création, qui oscille entre des phases de recherche académique et de création artistique, je crois vouloir avant tout produire un savoir issu de l’acte de “pensée-action” lié à une création. Mais dans un second temps, j’aimerais aussi considérer la création comme le véhicule d’une pensée plus explicite et lisible, issue d’une recherche.
Je crois avoir encore du travail concernant cette seconde tendance. Mon approche de la recherche, tout comme mon rapport à la langue, a une dimension essentiellement “utilitaire”. Même dans le cadre de cet article, je me rends compte que j’utilise l’écriture pour avant tout mettre de l’ordre dans mon cerveau, je ne la considère pas comme une création, comme ça pourrait être le cas pour d’autres personnes ayant un rapport plus littéraire et créatif au langage. Il m’est difficile d’imaginer comment entrelacer ces deux dimensions au sein d’un même objet qui soit autant “manifeste” dans sa forme, qu’en mesure de transmettre ou produire une forme de savoir sans tomber dans le didactique…
Je pense avoir trouvé une tentative de réponse en intégrant dans une vidéo des bouts de textes issus de différentes phases de recherche et d’écriture. Mon intention est de les intégrer dans une expérimentation vidéo sur mon projet, dans le souci de respecter un geste “manifeste”, qui dans sa forme incarnerait les enjeux politiques et utopiques de ma recherche: https://youtu.be/rqC_ShYatnY
Utopie des corps prolétaires
Dans cette vidéo comme dans ma recherche, j’essaie d’entrelacer des problématiques écologiques liées au réchauffement climatique avec des questionnements ancrés dans des interrogations identitaires personnelles et plus globales, en examinant le rapport des sociétés occidentales aux “corps” objectifiés, revendiquant ainsi une approche éco-féministe. Lorsque je parle de “corps”, je souhaite englober à la fois le corps humain et le non-humain. Je m’appuie directement sur la philosophie néo-matérialiste de penseurs tels que B. Latour et D. Haraway, qui s’attachent à reconnaître la place et l’agentivité de toutes les entités jouant un rôle dans nos constructions sociales.
(Impression d’écran de la video)
Je m’intéresse également beaucoup à l’idée de fabulation spéculative de Donna Haraway, qui associe l’imaginatif de la fiction et les connaissances théoriques, notamment à travers son Manifeste du cyborg 1. Bien qu’elle utilise principalement le médium du texte, je trouve intéressant d’adapter ce mélange de théorie et de fiction à travers d’autres supports tels que la vidéo, la 3D, la performance et des textes. Je souhaite mettre en scène, à travers différentes créations, une forme de révolution utopique des “corps prolétaires”. En utilisant cette expression, je regroupe à la fois les individus principalement définis par leur corps dans nos sociétés, et le non-humain, en particulier les plantes et la technologie. Ce nouveau prolétariat néo-matérialiste engloberait l’ensemble des acteurs qui activent l’appareil de production du capitalisme, mais qui y sont intégrés malgré eux et qui par extension jouent un rôle crucial dans le phénomène du réchauffement climatique. En choisissant le terme “prolétariat”, je fais évidemment référence à la pensée communiste et à la lutte des classes, notamment à celle de Rosa Luxemburg qui, en plus de sa réflexion sur l’économie, la démocratie, et sa critique de l’impérialisme, croyait en l’idée assez utopique de “spontanéité révolutionnaire” 2 qui m’intéresse beaucoup dans le cadre de cette recherche. J’essaie cependant de garder une certaine distance avec l’idéologie communiste et son histoire dans la mesure où j’ai aussi envie de critiquer cette idée assez aliénante qui aurait tendance à définir et à valoriser les humains (et non-humains) à travers le travail.
Je pars de l’utopie d’une révolution de ces “corps prolétaires” contre une minorité de personnes qui détiennent un pouvoir décisionnel fort, tant politique qu’économique, qui sont principalement des hommes blancs jouissant d’une domination impérialiste. A travers cette fiction j’aimerais questionner ce qui nous définit en tant qu’humains. Nous avons tendance à glorifier le language et l’intellect, à fétichiser le signifiant, le dissociant de plus en plus du signifié, le virtuel grignotant peu à peu le réel, nous poussant à vivre partiellement dans des “simulations”, dans des “hyperréalités” pour reprendre les termes de Baudrillard 3, plus ou moins détachées de la réalité matérielle. Car si l’idée un peu farfelue que nous vivons dans une simulation évoque le scénario des films Matrix, certaines structures sur lesquelles notre société est basée sont bel et bien des simulations, la spéculation boursière en est un bon exemple, ou à moindre mesure l’effet d’internet rendant parfois l’idée qu’on se fait de quelque chose, ou plutôt son image, plus réelle que sa réalité matérielle ou empirique. Cette capacité intellectuelle nous a permis de maîtriser et dominer notre environnement naturel, mais elle nous entraîne inexorablement vers un écocide à grande échelle.
L’idée n’est évidemment pas de sortir totalement de ces hyperréalités, mais plutôt d’imaginer, à travers cette utopie, une ontologie des “corps” humains et non-humains (car nous avons tous/toutes cela en commun), privilégiant davantage l’acte et le mouvement sur le langage et le calcul. Ces corps prolétaires seraient en quelque sorte une révolution symbolique du signifié (la matière) sur le signifiant (le code), comme si les flux de matières composant l’appareil capitaliste prenaient conscience d’eux-mêmes et se stoppaient un instant, faisant bugger la simulation. Cette utopie est paradoxale dans la mesure où elle pourrait être interprétée elle-même comme une simulation purement intellectuelle, une illusion, mais elle pose tout de même la question de quelles simulations et hyperréalités imaginer pour, in fine, ne pas détruire complètement l’environnement et déjouer les structures de domination patriarcales et impérialistes qui font partie intégrante du code qui régit nos sociétés occidentales ou occidentalisées.
Les plantes, symbolisant par leur vulnérabilité un mode de vie local et des relations symbiotiques, incarneraient des êtres utopiques vers lesquels tendre. Cette idée est liée au concept de « Rhizome » élaboré par Guattari et Deleuze dans Mille plateaux 4. De manière parallèle, la technologie serait perçue comme la matérialisation de l’intentionnalité humaine, reprenant une idée déjà avancée par D. Haraway. En écho à la maxime de Marshall McLuhan, “le médium, c’est le message” 5, la technologie serait comme un miroir, le reflet de cette intentionnalité, permettant de mieux nous comprendre tout en représentant un moyen matériel direct pour impacter positivement l’environnement. Mes réflexions initiales en début de master, ainsi qu’une section de mon mémoire de première année, explorent la notion fictionnelle d’une « Plante cyborg ». Ce concept implique la fusion utopique du végétal et de la technologie, du mode de vie végétal appliqué à la technologie de l’IA associé à un corps robotique avec une forte agentivité sur un temps court. Cette Plante Cyborg aurait pour objectif de restaurer les écosystèmes, et permettrait à l’humain de contourner les dilemmes moraux, sociaux et structurels qui l’entravent dans la prise de décisions radicales sur les questions de l’environnement. Elle serait aussi le symbole des corps prolétaires, mettant en avant l’importance cruciale de la technologie et de la gestion du végétal (notamment l’agriculture) dans la crise écologique.
J’essaie de mettre en scène ces idées dans cet essai vidéo en intégrant différents plans de plantes, d’un robot ménager et de moi-même faisant du pole dance, comme autant d’éléments anodins composant un foyer, mais qui, associés symboliquement, pourraient potentiellement changer les choses. Cette association symbolique se matérialise dans la figure de la « plante cyborg », qui apparaît en transparence à la fin, comme quelque chose sur le point de prendre forme dans le monde matériel. Comme je reprends l’esthétique des caméras à reconnaissance faciale, l’humain, la technologie et les végétaux sont autant d’éléments d’une même simulation virtuelle, des fragments de textes, de codes apparaissent et disparaissent, symptômes d’une implosion du code, d’un bug qui demanderait une mise à jour de cette simulation.
(Impression d’écran 2)
Je souhaite également adopter une approche fictionnelle du phénomène du réchauffement planétaire en l’intégrant “positivement” comme une partie intégrante de la révolution des corps prolétaires, en en faisant son point de départ. La Terre serait, en quelque sorte, le corps prolétaire par excellence, réagissant par une suite de causes à effets à une domination capitaliste, impérialiste et patriarcale. Il existerait donc une continuité, un lien direct entre tous les corps dominés, conférant ainsi une certaine légitimité, un poids dans les décisions collectives sur l’environnement et sur leur propre corps aux personnes qui subissent le plus cette dernière. Ainsi, les cultures « objectifiantes » construites sous cette domination gagneraient une certaine légitimité dans ce contexte, permettant une forme d’inversion du stigmate qu’on retrouve dans les cultures et théories queer. Pour puiser directement dans la philosophie “Eco-sexuelle” 6 d’Annie Sprinkle, qui du fait de son expérience dans la prostitution et le porno, et donc d’un rapport assez radical et libéré à son propre corps, est en mesure d’avoir une approche aussi radicale de l’écologie. Dans cette utopie, les personnes faisant partie intégrante de la culture de l’objectification du corps des femmes, des personnes queer et racisées seraient à priori plus aptes à prendre des décisions empathiques concernant l’environnement et notre société. Il est important de souligner que cette réflexion est utopique et ne vise pas à dépeindre une image idyllique de la réalité de certaines personnes impliquées, de force ou de plein gré, dans des réseaux de traite humaine. L’objectif est plutôt de valoriser les individus pris dans cette culture subalterne au sein d’une utopie qui tente d’entrevoir des futurs en dehors d’une domination commune. De plus, il s’agit d’une utopie qui s’applique surtout à mon identité située de personne queer née dans un corps “d’homme” et qui trouve des réponses et une forme de libération de ce même corps à travers l’imaginaire et la figure de la “slut”, elle-même une sorte d’exagération de ce que serait une simulation des codes du féminin de notre société. Il est d’ailleurs intéressant d’observer la multitude de formes que peuvent prendre des actes de résistance queer et que la question d’un corps, de la pluralité de ses performances et donc de son agentivité y est centrale. Ainsi, ce qui est politique pour un corps ne l’est pas forcément pour un autre. Je retrouve d’ailleurs cette idée dans ce que dit C. Sandoval 7 dans ses écrits sur le fonctionnement d’un féminisme dit « oppositionnel » ou « différentiel », que j’interprète comme un féminisme qui se métamorphose, qui induit un(des) positionnement(s) stratégique(s)/intersectionnel(s) variant en fonction de l’identité et des dominations subies par chacun.e. Dans le contexte de ma vidéo, ces plans de pole-dance sont une manière d’intégrer symboliquement les corps humains objectifiés dans cette révolution utopique des corps prolétaires.
(Impression d’écran 3)
Si je devais retenir un événement qui symboliserait le mieux ce changement total d’espace et d’environnement, ce serait d’avoir commencé à pratiquer le pole dance et à me familiariser un peu plus avec la culture des strip-clubs. J’ai pu côtoyer un petit peu la communauté autour de cette pratique, majoritairement composée de femmes et de personnes queer like pratiquant un métier lambda ou étant travailleur.euse du sexe. C’est une expérience très agréable car ce sont des espaces déconstruits sur pleins de questions et bien plus empathiques que n’importe quel autre espace non-mixte. Je vais donc essayer d’importer ceci dans ma vie à Paris.
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1. Haraway, Donna. « Manifeste Cyborg », Mouvements, vol. no 45-46, no. 3-4, 2006.
2. Luxemburg, Rosa. « The Complete Works of Rosa Luxemburg ». Royaume-Uni, Verso, 2013.
3. Baudrillard, Jean. « Simulacres et simulation ». France, Galilée, 1981.
4. Deleuze, Gilles. Guattari, Felix. « Mille plateaux: Capitalisme et schizophrenie ». France, Editions de minuit, 1980.
5. McLuhan, Marshall. « Understanding Media: The Extensions of Man ». Autriche, Sphere Books, 1967.
6. Sprinkle, A., Stephens, B., Klein, J., & Montano, L. « Assuming the Ecosexual Position: The Earth as Lover ». U of Minnesota Press. 2021.
7. Sandoval, Chela. « Féminisme du tiers-monde états-uniens : mouvement social différentiel », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 18 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 13 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/cedref/686 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cedref.686