TECHNOLOGIE(S) ZOMBIE(S), RUINES ET HÉRITAGE
Après une brève contextualisation de ma recherche dans le cadre du Master ArTeC en Technologies et médiations humaines, j’aimerais proposer quelques commentaires et réflexions autour du livre Héritage et fermeture : une écologie du démantèlement [1], qui a nourri mes idées sur les technologies, les écologies et leurs ruines.
PLANÉTARITÉ SATELLITAIRE : CONTRE-HISTOIRE DU PROGRÈS
Mon projet de recherche (Planétarité satellitaire. Digressions sur l’ascension, la suspension et la chute des satellites artificiels) s’appuie sur un répertoire varié de ressources concernant l’expansionnisme spatial, les technologies de surveillance et les dispositifs numériques de communication. Depuis un an, j’ai développé une étrange obsession pour les satellites artificiels, pour leur fonction, leur histoire et leur forme. Les nouvelles bêtes de l’anthropocène qui répondent à des questions anciennes. En utilisant la trajectoire vitale d’un satellite artificiel soviétique nommé “Progress”, je tente de tracer quelques perspectives de pensée concernant d’une part la représentation et la représentabilité de la Terre par la technologie, et d’autre part la question de la matérialité et de l’obsolescence des dispositifs technologiques que nous envoyons dans l’espace. Ces deux questions mettent en évidence une “planétarité” [2], façonnée selon des images, des idéologies et des structures de pouvoir souvent infectées par un astro-futurisme utopiquement durable et souvent toxique.
Dans mes recherches, je veux insister sur la primauté de l’imaginaire et des schémas idéologiques récurrents sur les limites représentatives et perceptives de l’espace. Je vise à souligner aussi la manière dont la spéculation, la fiction, les idéologies deviennent partie intégrante des choix d’innovation et progrès technoscientifiques. Quelle est notre légitimité et agentivité dans le Cosmos, et vice versa ? Quelles sont les expériences technologiques qui font de nous de meilleurs médiateurs de notre planète ?
HÉRITAGE ET FERMETURE, ATHÈNES 2021
Je suis à Athènes pour étudier à l’École des Beaux-Arts dans le cadre d’un échange Erasmus. La mythologie grecque est l’embryon de toute la philosophie technique occidentale. De plus, le soleil grec aide à voir les choses plus clairement. Non, ceci n’est pas qu’un cliché romantique sur le soleil méditerranéen. J’essaie d’attester de ce que le philosophe japonais Tetsurō Watsuji a écrit dans Climate and Culture : la thēoria grecque est influencée par une lumière qui ne peut rien cacher [3].
Lors de mon deuxième jour à Athènes, j’ai visité la colline de Philopappou sur les conseils de Christina, ma voisine. Les touristes – m’a dit Christina – choisissent directement de visiter la colline de l’Acropole qui se trouve à deux pas de celle de Philopappou. Depuis le sommet de la colline Philopappou, on peut voir la ville d’en haut, les montagnes, la mer et les volées de touristes colorés qui arrosent la colline de l’Acropole. Athènes se développe autour de ces deux collines, créant une sorte de zone “vide” au centre géographique de la ville. Le centre est “vide” parce qu’il ne peut être représenté efficacement par les cartes numériques modernes, “vide” parce qu’il ne peut être traversé par aucune route, aucune ligne de métro ou voiture Google Street View. La première impression en entrant dans le parc archéologique de Philopappou est celle d’une zone montagneuse typiquement méditerranéenne non (ou peu) contaminée, faite d’oliviers, d’arbustes et de plantes succulentes, si ce n’est quelques morceaux de marbre datant de deux ou trois mille ans. Les fragments de monuments, de temples, de colonnes et de théâtres sont ici engloutis dans un système où l’on a du mal à séparer l’ancien du nouveau, les moulages causés par les agents naturels de ceux des marteaux et des ciseaux. Sur la colline de Philopappou, rien n’est naturel et rien n’est artificiel, c’est un entre-deux.
Accès à la colline de Philopappou en Google Street View, capture d’écran [5/10/2021]
En lisant Héritage et fermeture : une écologie du démantèlement d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, j’y ai retrouvé cette même intuition. Le livre, qui m’a été recommandé par Gwenola Wagon, présente sous une forme concise et dense la proposition d’une écologie face à la menace d’effondrement. Basée sur une réélaboration des théories de Bruno Latour, cette écologie vise à esquisser des stratégies pour « vivre sur les ruines du capitalisme », comme le dirait Anna Tsing [4]. Les auteurs tiennent à souligner que la “nature” est loin d’être amorphe, virginale, accueillante et intangible, et que la Terre n’est pas “naturelle”. Non seulement parce que la “Nature”, singulière et majuscule, n’existe pas, mais aussi parce que la critique écologique doit partir du prisme du non-humain, vivant ou non, et donc de la relation entre artificialité et artificialisation. Partant de cette hypothèse, les auteurs ne parlent pas d’une pluralité de “natures” mais plutôt d’une pluralité de technologies.
Les auteurs proposent notamment une distinction entre technologie(s) vivante(s) et “technologie(s) zombie(s)”, en s’inspirant des théories de José Halloy, Garnet Herz et Jussi Parikka [5]. Alors que les premières utilisent des ressources renouvelables, ont une durabilité maximale à l’état de fonctionnement et une durabilité minimale à l’état de déchet, les technologies zombies utilisent des ressources finies, ont une durabilité minimale à l’état de fonctionnement et une durée de vie infinie à l’état de déchet. Un smartphone est une technologie zombie, tout comme les systèmes de production extractivistes, les sacs en plastique et les satellites morts dont je m’occupe dans mes recherches.
mon zombie iPod Nano 5th Generation (2009) [Photo : Angelica Ceccato 2021]
À la lumière de l’omniprésence des technologies zombies, les auteurs proposent une nouvelle perception des ruines de l’Anthropocène, qui va au-delà de la simple observation pittoresque ou du ruin-porn voyeuriste. Les ruines sont ruina ruinans, un processus de zombification, et ruina ruinata, le résidu de la zombification.
Au Musée National d’Art Contemporain d’Athènes, une exposition intitulée ”Symbols & Iconic Ruins“ présente les travaux et les recherches d’artistes et d’architectes notamment sur la perception des ruines en tant que symboles, icônes, et parties intégrantes des récits et des idéologies contemporaines. Certaines des ruines les plus détournées dans les œuvres du musée concernent les anciens bâtiments soviétiques au style brutaliste, le mur de Berlin et, bien sûr, le Parthénon. Les ruines ont la qualité d’une relique, d’un fétiche, d’un symbole de souffrance ou de réussite passée. Les ruines de ”Symbols & Iconic Ruins” sont des objets de confort, des emblèmes de pouvoir, des monstres domestiqués d’une modernité maligne ou, du moins, décadente. Les ruines d’Héritage et Fermeture sont les pharmaka de Bernard Stiegler.
Kostantinos Papamichalopoulos, Otomo, 2021, EMST Athènes [Photo : Angelica Ceccato, 2021]
Andreas Angelidakis, Domesticated Ruin, 2021, EMST Athènes [Photo : Angelica Ceccato 2021]
Les auteurs du livre énoncent une polarisation de ces ruines dans le passage de “communs” à “communs négatifs”. Lorsque nous parlons de “communs”, nous les associons à une réalité intrinsèquement positive faite de ressources partagées, de leur gestion commune selon des règles de gouvernance. Les “communs négatifs” critiquent les politiques extractivistes latentes dans le partage des ressources, la localité de la “communauté” au détriment des systèmes (ou réseaux) de dépendance, et une approche pseudo-managériale, et donc anti-politique, de la gouvernance.
Dans le système Terre parsemé de ruines et de technologies zombies, les “communs négatifs” « […] désignent des ‘ressources’, matérielles ou immatérielles, ‘négatives’ tels que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (le droit colonisateur, etc.) » [6]. En ce sens, les ‘communs négatifs’ mettent en question les ruines comme “héritage”, et déplacent l’attention sur le “comment atterrir” (plutôt que sur l’“où atterrir” Latourien [7]), sur comment « […] apprendre à faire de ‘bonnes ruines’ à partir des communs négatifs encore actifs » [8]. Les ruines existent et notre responsabilité est celle de définir avec quelles typologies de ruines on peut ‘vivre avec, désormais’, ‘vivre avec, autrement’ ou ‘vivre sans’.
Les ruines sont un héritage, car « […] on a une tonne d’affaires à gérer, volens nolens ». Mais qu’est-ce qu’un héritage ? Quelle est la tonne d’”affaires à régler” que, bon gré mal gré, nous devons traiter ? Les auteurs écrivent :
« Nous héritons l’effet d’une charge climatique et écologique qui va s’imposer à nous : une nouvelle atmosphère, une nouvelle Terre, de nouveaux milieux écologiques, etc. Mais nous héritons aussi et surtout d’un autre patrimoine, celui-ci négatif, involontaire, et pourtant extrêmement sollicitant : des infrastructures, des modes d’organisation, des institutions du capitalisme devenus des zombies, des communs négatifs, des ruines, des entités à la dérive » [9]
L’héritage est une continuité, un deuil, une charge et une responsabilité. Les ruines sont imbriquées dans les peuples et dans la Technosphère, elles pèsent comme des symboles, des icônes, des hectolitres de pétrole déversés dans l’océan et des tonnes de matières radioactives. Les ruines qui permettent de parler de “communs négatifs” correspondent aux éléments constitutifs de ce que Marco Armiero appelle “Wastocène” [10].
Intéressée par la primauté de l’idéologie, de la spéculation et de la fiction dans la construction du récit dominant en ce qui concerne le progrès et l’innovation technologique, je trouve dans les déchets et les ruines l’une des charnières pour un changement de perspective, vers des “communs” non-anthropocentriques, voire négatifs. Je voudrais pécher par auto-référentialité et proposer dans ce cadre un paragraphe qui fait partie de mon teaser d’expérimentation du M1, pour le relire à la lumière des concepts de technologies zombies, ruines, et héritage :
« En décrivant une possible “Wastocène”, Marco Armiero est partisan d’une idée selon laquelle il existe des récits toxiques concernant l’anthropocène et le progrès technologique. Toxiques, parce qu’ils sont exclusifs à une tendance élitiste – pas nécessairement majoritaire – et avec des conséquences écologiques néfastes. La toxicité de ces récits ne montrerait qu’un côté de l’histoire, le côté le plus confortable financièrement, dans un collage de mensonges blancs politiquement corrects. Dans ce sens, l’auteur prend pour exemple le cas de l’effondrement du barrage de Vajont et la mort de tout un village de montagne dans le nord de l’Italie en 1963, éclipsé par une période de boom économique. Un autre exemple de récit toxique pourrait être toute hagiographie de Steve Jobs qui ne dépeint pas l’exploitation des mines de cobalt au Congo. Pour Armiero, ce sont ces mêmes récits toxiques qui nient ou ignorent les déchets des grandes et petites roues du Progrès, made in Silicon Valley ou Shenzhen. La Wastocène décrite par Armiero n’est qu’une des innombrables -cènes possibles, et recourt à une imagerie faite de ruines et d’épaves, de microplastiques et de boues radioactives, de désillusion et d’accomplissement techno-dystopique. La Wasetocène est le dysfonctionnement d’une modernité réduite à l’état de déchet. Le Progrès prétend l’existence d’une chasse d’eau réelle et virtuelle pour tous déchets humains, méprise une modernité dysfonctionnelle en vertu d’une efficacité sans perte. Le Progrès prétend bâtir des monuments blancs glabres de poussière, tuyaux parfumés au chlore et au citron, connexions rapides et plastiques invisibles. » [11]
Selon Paul B. Preciado, « Les villes sont des machines socio-architecturales qui peuvent produire de l’identité » [12]. Les ruines de nos villes nous produisent, elles sont des ruina ruinans perpétuelles, elles sont virales et visqueuses comme des hyperobjets [13]. Dans des villes comme Rome et Athènes, les ruines sont des marchandises et des fétiches pour des groupes de touristes assoiffés, mais aussi des obstacles à une smart-ification néolibérale de la ville-même. Construire des bâtiments et des métros signifie se confronter à des ruines et choisir si les recouvrir de géantes coulées de béton ou les protéger dans des vitrines en verre dans une salle du Louvre, un choix qui a un prix. Une relique d’il y a quelques milliers d’années noyée dans quelques mètres de béton, un événement dramatique effacé de l’histoire par commodité et meilleur prix, un mégot de cigarette flottant dans la mer Égée, un satellite mort dans son orbite cimetière.
Dans Wastocène, rien n’est naturel et rien n’est artificiel. Comment pouvons-nous hériter de technologies parasites si nous ne pouvons pas nous en débarrasser ? Et, encore une fois, quelles sont les expériences technologiques qui font de nous de meilleurs médiateurs de notre planète, habitants du Cosmos ?
[1] Alexandre Monnin, Emmanuel Bonnet, et Diego Landivar, Héritage et fermeture: une écologie du démantèlement, Paris : Editions Divergences, 2021.
[2] « Planétarité » : modalité de percevoir l’inter-relation humaine et non-humaine avec le cosmos et comme une négation d’anthropocentrisme. Je souscris à la définition de ‘planetary’ proposée par Lukáš Likavčan pour dépasser le cloisonnement Terre-Globe-Humain. Cfr. Lukáš Likavčan, Introduction to Comparative Planetology, Moscou : Strelka Press, 2019.
[3] Cfr. “The observation of a bright and sunny nature automatically promoted the development of a similarly bright and sunny character in the subject. This came out as a brightness and clarity of form in sculpture, in architecture and in idealistic thought”. T. Watsuji, Climate and Culture: A Philosophical Study, trad. par G. Bownas, Westport : Greenwood Press, 1961, p. 86. Trad. par l’auteure : “L’observation d’une nature lumineuse et ensoleillée favorisait automatiquement le développement d’un caractère tout aussi lumineux et ensoleillé chez le sujet. Cela se traduit par la clarté des formes en sculpture, en architecture et dans la pensée idéaliste.” Cité par Yuk Hui, The Question Concerning Technology in China: An Essay in Cosmotechnics, Falmouth : Urbanomic, 2018, p. 219.
[4] Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde: sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, trad. par Philippe Pignarre, Paris : La Découverte, 2017.
[5] Alexandre Monnin, José Halloy, et Nicolas Nova, « Au-delà du low tech : technologies zombies, soutenabilité et inventions. », in Low tech : face au tout-numérique, se réapproprier les technologies, Ritimo, Passerelle 21, 2020, 120‑28.
Garnet Hertz et Jussi Parikka, « Zombie Media: Circuit Bending Media Archaeology into an Art Method », Leonardo 45, no 5 (octobre 2012): 424‑30, https://doi.org/10.1162/LEON_a_00438.
[6] Ibid. [1] P. 28
[7] Bruno Latour, Où atterrir? comment s’orienter en politique, Paris : La Découverte, 2017.
[8] Ibid. [1] P. 33
[9] Ibid. [1] P. 96-97
[10] Marco Armiero, Wasteocene: Stories from the Global Dump, Cambridge : Cambridge University Press, 2021.
[11] Angelica Ceccato, dir. Gwenola Wagon, « PLANÉTARIETÉ SATELLITAIRE Digressions sur l’ascension, la suspension et la chute des satellites artificiels », Paris : EUR ArTeC, 2021. P. 22.
[12] Paul B. Preciado, Charlotte Mandell, et Virginie Despentes, An apartment on Uranus: Chronicles of the Crossing, Londres : Fitzcarraldo Editions, 2020, p. 189. Traduction par l’auteure : « Cities are socio-architectural machines that can produce identity ».
[13] Cfr. Timothy Morton, Hyperobjets : philosophie et écologie après la fin du monde, Saint-Etienne : Cité du design, 2018.