Sur le lithium, les cyborgs, et ce pour quoi la vie vaut la peine d’être vécue

 

***

En février 2021, Gainesville, Florida, je traversais la pire crise d’acné jamais vécue de ma vie après une frénésie maniaque provoquée par Walmart, la bouffe industrielle américaine et la culture visuelle hypercolorée et complétement zinzin qui m’entourait. J’ai un peu perdu les pédales devant les reeses, poptarts et les génoises zebrées et multicolores saupoudrées de flocons de sucre en forme d’étoile.

Hyperglycémie.

Un soir de feu d’artifice, je suis dans une chambre humide et cosy d’une ancienne maison coloniale « Southern Style » découpée en lots de deux pièces. Ça sent la mousse, les champignons et la moquette. Tout transpire le rien et l’éternité. Je suis triste et mon corps est douloureux, j’ai l’impression que tout le sucre transformé que j’ai ingéré épaissi mon sang et ronge mes articulations.

Je reprends un livre qui m’avait été conseillé, ayant dépassé la peur provoquée par le titre un peu trop dix-neuvièmiste Le roman du mariage. Dernier roman de l’américain Jeffrey Eugenides, intronisé par la prêtresse du cool Sofia Coppola grâce au charme tragique de Virgin Suicides. 550 pages qui tiennent à un mince fil narratif tissé par un triangle amoureux à l’université de Brown au début des années 80. Maddy, Leonard et Mitchell.

Maddy s’arme de théorie face aux déconvenues amoureuses, mais lire Barthes exacerbe son romantisme. Mitchell est un incel malaisant, amoureux de Maddy, qui trouve le salut intellectuel dans des études de théologie et sa relation personnelle avec Dieu.  Leonard, quant à lui est un orgueilleux transfuge de classe, au charme fou et à l’esprit fragile, étudiant en chimie, il ponctue le roman de ses crises de grandeur et de ses amères désillusions.

Au milieu du roman, les caprices de Leonard tournent au désastre. La crise est maniaque. Bipolarité, il commence un traitement. Des psychiatres chauves lui prescrivent des doses monstrueuses de lithium, les effets secondaires se font très rapidement sentir :

« Le lithium l’assoiffait en permanence et, sporadiquement, lui donnait la nausée. Il commença à trembler légèrement de la main droite. Durant son séjour à l’hôpital, il avait pris près de sept kilos, et il continua de grossir tout au long des mois de juillet et d’août. Son visage et son corps avaient l’air boursouflés, et il avait un bourrelet de graisse, comme une bosse de bison, sur la nuque. Parallèlement à sa soif, il avait sans cesse besoin d’uriner. Il souffrait de maux d’estomac et de crises de diarrhée. Pire encore, le lithium lui donnait l’impression de lui ramollir le cerveau. Il prétendait qu’il y avait un « registre de pensée supérieur » qu’il ne parvenait plus à atteindre. Pour lutter contre ce ramollissement, il chiquait encore plus, et il se mit à fumer des cigarettes ainsi que de petits cigares nauséabonds pour lesquels il s’était pris de passion à l’hôpital. Ses vêtements puaient le tabac. Sa bouche avait un goût de cendrier et d’autre chose, aussi, un goût chimique et métallique. Madeleine n’aimait pas ça. »[1]

C’est la première fois que j’entends parler du lithium, le roman me glace le sang. L’histoire maritale des jeunes premiers de Brown se transforme en drame interpersonnel où la bipolarité de Léonard dévore avec une précision méthodique les marges d’amour, de joie, et d’insouciance des rejetons de la classe moyenne blanche américaine. Le lithium stabilise Leonard, mais transforme radicalement le personnage en une sorte de semi-homme castré qui ne suscite plus qu’un mélange triste de mépris et de pitié.  Plus tard, il tente par lui-même d’ajuster les niveaux pharmacologiques de lithium pour retrouver un semblant d’autonomie et d’amour propre.

Le lendemain, je trouve dans une sorte d’Emmaüs américain un t-shirt blanc SpaceX, la branche spatiale du magnat techno industriel Elon Musk qui a pour ambition de démocratiser les voyages spatiaux au « commun des mortels ». 

De manière assez aléatoire je me retrouve à spiraler sur internet pour comprendre la réalité et les enjeux des voyages spatiaux à venir. Un article retient mon attention:

 

J’imagine en rigolant des scènes catastrophes de vaisseaux explosant juste après le feu de la mise en orbite, à cause d’un téléphone portable déchargé.  L’article raconte que l’utilisation des batteries au lithium est devenue inéluctable à mesure que le marché des batteries plus ancienne au nickel tombe en désuétude. Le risque est bien présent, mais il n’y a pas d’alternative.

J’oublie cette histoire. Quelques mois plus tard, un médecin me propose du lithium à la suite de l’échec thérapeutique d’une dizaine de traitement. Il me dit que c’est le médicament le plus efficace dans le traitement de la bipolarité, par efficacité, on entend réduction effective du risque de suicide qui est la première source de mortalité chez les sujets bipolaires. Je flippe grave, je pense au corps flasque de Leonard entre les pages d’un roman lu il y a quelques mois. Mon psychiatre c’est un bourrin, je crois que je l’aime bien pour ça. Il me dit :

 « T’as peur de quoi, t’as quoi à perdre, oui ça peut bousiller les reins, mais à long terme … si ça te permet de vivre une bonne vie d’ici là, c’est pas mal non ? ».

Je perçois à peine les contours de son visage, que je ne connais que pixelisé à travers la plateforme de téléconsultation la plus utilisée en France. La star du show c’est juste l’énorme tatouage tribal qui mange la moitié de son cou.

“When I began this piece, I wrote, ‘peak accelerationism is either designer Ketamine or suicide’ — assuming that the vanishing point of a subjective lifetime might be joy or death. With the invention of the pharmaceutical industry came the invention of one or the other.”[3]

Cette citation de Leijia Hanrahan dans un article publié post-mortem dans la revue digitale post-communiste IllWill résonne avec force dans mon esprit.   Un peu plus haut, son amie qui introduit le texte nous dit :

“Leijia moves quickly through diverse reference points, pitting the National Institute of Health against Foucault and Fanon, tracking Ketamine from parties to clinics, imagining a world that demands Prozac and a world that merely includes it. Of course drugs work, of course this world is maddening, of course we have deviant bodies and minds. And yet, something is missing: what she calls autonomy and meaning, which have their seat not in the subject doted on by the reactive solutions of science and care, but in the potency of a divine subjectivity that never fully passes over into these.”

Le lithium apparaît dans ma vie comme un funeste augure. Celui d’une médecine psychiatrique qui stagne et refuse de considérer les patient·es comme des systèmes complexes. Celui d’un futur technologique où l’autonomie des machines est la clé de notre grandeur civilisationnelle. Je propose de partir du lithium et de raconter son histoire, la mienne, celles des fous et des folles, des voitures autopilotées, des échanges chimiques et physiologiques qui dessinent une géopolitique à cran depuis le triangle sud-américain du lithium jusqu’au compartiment orange de mon pilulier. Ce travail narratif est peut-être le chainon manquant qui permet l’avènement de la « subjectivité divine », de « l’autonomie et du sens » de Leijia. Le lithium incarne à mon sens un changement de « régime » technologique. Il marque le passage d’une civilisation thermo-industrielle à une ère cyberchimique. Les cyborgs changent de visage, l’automate Steampunk, le cyborg robocopien laissent place à des cyborgs chimiques aux organes mutants et à des bio-objets qui se battent pour le monopole sur le composant nécessaire à leur survie. Le lithium me permet de parler de l’écosystème technique, non pas à travers la machine, la philosophie où un quelconque cadre disciplinaire, mais à travers une expérience commune, pragmatique et spéculative, un futur « déjà-là ».

La géologie est à la mode, une mode qui scrute avec passion ce que la roche a à nous dire. Le charme indolent du minéral, c’est qu’il est le témoin discret du passage des civilisations. C’est qu’il parle et traverse les échelles de grandeur, isolé et moléculaire dans un dialogue intime et chimique ou bien collégialement et stratifié au travers des couches terrestres. Lukáš Likavčan, dans le premier chapitre de son introduction à la planétologie comparée[4] rebondit sur la déclaration du US Department of Energy qui qualifie le gaz naturel de « molécule de la liberté ». Les batailles politiques et idéologiques autour des ressources énergétiques sont anciennes, pourtant, il est temps selon lui de réintroniser le « géo » dans « géopolitique »  face à l’urgence du désastre à venir. L’histoire humaine est imprégnée par les temps géologiques[5] nous dit Jussi Parikka, et les technologies des médias sont complices des crimes écologiques et sociaux qu’ils renferment. Le Lithium extrait de la croute terrestre qui alimente les batteries mondialement, retourne à la terre la mort des artefacts technologiques et la transforme elle-même en machine géologique. Le chapitre technologique de l’histoire du minéral raconte une histoire extractiviste, brutale.

Les poncifs habituels qui fondent théoriquement la critique des techniques modernes, s’attachent souvent à une vision machinique et instrumentale de la technique. La technique serait une extension artificielle de l’humain, un monde à part qui co-existe avec d’autres plans : le monde social, l’écologie… Mais ici, c’est un imaginaire alternatif et une ligne de fuite parallèle qui vient refonder le paradigme critique sur les écosystèmes technologiques. Un paradigme qui ne se concentre non plus sur les effets sémantiques, sémiotiques, sociaux, épistémologiques de la technique moderne mais bien sur un nouveau matérialisme qui agglomère les artefacts technologiques, leurs écosystèmes, les dynamiques et systèmes relationnels qui connectent tous ces champs entre eux, et eux à nous. Dans un sens, il s’agit de développer une technocritique de l’idéologie de progrès, non pas en compartimentant  les domaines d’application de la technique et en étudiant leurs effets délétères : le téléphone portable ou bien la voiture électrique, l’extraction du lithium ou encore les effets sociaux cognitifs de l’utilisation des objets connectés. Mais en utilisant le lithium comme un vaisseau métaphorique et chimique qui connecte toutes ces expériences à un destin commun : l’obsolescence, l’épuisement des ressources, l’hybridité organico-cybernétique, la toxicité, l’instabilité. 

Ce nouveau matérialisme permet à mon sens d’engager un dialogue autour d’une expérience commune traversée par des jeux de pouvoir. Celle du carbonate de lithium. À des niveaux infra et supra corporels, spatiaux et politiques.  À l’échelle moléculaire, chimique, l’échelle de l’élément (Li) transformé en Li2CO3. Planétaire, à l’échelle du système-monde [6] qui dévoile des réserves convoitées en Afghanistan[7] ou en Amérique du Sud[8]. Mais aussi dans les sites de production Sanofi-Aventis lorsque s’opère une passation discrète du droit de distribution à un autre laboratoire français[9] car la molécule non-brevetée n’est pas assez rentable financièrement pour satisfaire les actionnaires majoritaires.[10].

La technologie n’est pas instrumentale, elle est un agrégat des matières brutes qui composent le monde, le système-monde. De ce fait elle existe hors de nous, mais aussi en nous, en ce que nous n’habitons pas la terre, ni sommes sujets ou maitres de cette dernière, mais les forces de cette dernière nous habite, nous travaille et nous traverse.[11]        
Il est impossible de parler efficacement de l’histoire médicale et industrielle du lithium, des enjeux géopolitiques liés à la transition écologique à venir, des enjeux socio-économiques qui gravitent autour de la gestion de la molécule par le lobby pharmaceutique, ou encore des effets physiques et chimiques qui travaillent et transforment la matière organique et inorganique, que ce soit la croute terrestre ou mon cerveau. À plein d’égards, j’ai souvent l’impression que l’existence et la théorie se rejoignent toujours dans une impasse épistémologique. La création artificielle d’un arsenal intellectuel analytique failli systématiquement face à l’épreuve du réel. Je pense que cette faiblesse ne se dépasse qu’à travers une forme d’indétermination poétique où les « choses » et le « monde » perdent leur substance individuelle pour trouver cœur et corps dans des cosmos qui les font exister. La reconnaissance de l’absurde, de l’interconnexion des choses et de l’indivisibilité du réel motive ces quelques pages. Dedans/dehors, Contre et avec.       

Schéma de la boucle rétroactive. Extraction / Transformation / Utilisation / Formation de la toxicité.

 

1973, George Pompidou fait appel à « l’esprit d’économie du peuple français »[12] au début du choc pétrolier qui mettra fin aux Trente Glorieuses et à l’ère de l’insouciance consumériste. La dépendance occidentale aux énergies fossiles se révèle comme une gueule de bois d’une brutalité crasse. En pleine guerre du Kippour, l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) décide de mettre en place des mesures punitives contre les alliés d’Israël jusqu’à l’évacuation de la Palestine et la reconnaissance de la souveraineté des Palestiniens sur leur territoire. Le prix du baril s’envole, il faut trouver des alternatives énergétiques, le tout électrique n’est alors que de la science-fiction, pourtant, la panique provoquée par l’inflation et le gel des activités donne l’impulsion nécessaire au développement de solutions non-fossiles. Les premières batteries au lithium sont développées à la fin des années 1980, elles ne sont ni efficaces, ni sûres… elles explosent toutes. Les petits cylindres d’énergie se plient difficilement à la cadence qui leur est imposée. Elles sont fragiles, délicates, capricieuses.          

Plus tard, les inventeurs de la batterie au Lithium-ion sont reçus comme des héros, ils reçoivent un prix Nobel en 2019.  Sony commence à distribuer sa caméra portable Handycam qui est un succès commercial. Les réunions de familles changent à jamais transformées par le regard avide de la caméra électronique portative, inondation de pixels.         

Le Lithium carbonate est lui adoubé par la FDA (Food and Drug Administration) en 1970[13] comme le traitement de référence du trouble bipolaire, anciennement psychose maniaco-dépressive, près d’un siècle et demi après la découverte et l’isolation de la molécule de Lithium par un chimiste suédois, et près de trente ans d’expérimentations médicales. Les patients zéros, des souris dont le comportement thymique était observé après injection de dose variables de lithium carbonate, décèdent d’intoxication sévère au lithium, la dose thérapeutique est dite « mince ». L’approbation institutionnelle marque cependant un tournant dans l’histoire de la psychiatrie en instaurant la psychopharmacologie[14] comme paradigme central dans les pratiques de la discipline.    
Le lithium est aussi la star du greenwashing technologique, le nouvel « or blanc » est dans le feu des projecteurs. La France met en place une machine de guerre financière et politique pour encourager le développement de la production du lithium à l’échelle nationale. Il en va du maintien de nos modes de vies, ainsi que de la poursuite de l’objectif « 2 millions de voitures électriques en 2030 ». Vaste projet…         

« On doit être responsable, on doit arrêter de détourner le regard sur l’origine de tous les matériaux que nous utilisons au quotidien. Ça n’arrive pas par magie. Aujourd’hui dans nos téléphones portables nous avons du lithium, nous allons en avoir besoin pour nos batteries, il n’est pas sain de faire semblant que tout cela arrive sans faire de dégâts sociaux ou environnementaux, notre responsabilité maintenant c’est d’avoir d’abord des contrats d’importation de long terme qui permettent d’avoir des règles sociales et environnementales normales dans les pays d’où nous allons importer. […] Soit on ne veut plus avoir de véhicules électriques, de trottinettes électriques, de téléphones portables… et on l’assume. Mais si nous voulons rentrer dans […] une société où on émettra moins de gaz à effet de serre, il faut aussi assumer les conséquences. Et les conséquences, c’est que nous avons besoin de matériaux comme le lithium »[15] 

On projette une augmentation de 42% des besoins en lithium d’ici 2050. Le lithium est nécessaire pour faire advenir ce futur connecté où l’infrastructure de l’internet des objets se déploie véritablement à travers des artefacts nomades et autonomes en énergie : robots explorateurs, drones, voitures électriques, et assistants cybernétiques, de la smart city automaintenue aux confins de la frontière spatiale.

On voit que le lithium s’impose comme une évidence, une évidence prophylaxique : c’est une réponse à des symptômes provoqués par le projet techno industriel, mais aussi une évidence accélérationniste : on ne peut pas retourner en arrière, on ne peut pas revoir la courbe du développement technique, on ne peut pas empêcher le futur d’advenir. Le lithium est une ressource, et comme souvent, malgré les discours, il reste une ressource finie. Les projections actuelles ne se prononcent pas sur une date d’épuisement, mais montrent bien que la seule issue, c’est le recyclage, qui représente aujourd’hui seulement 1% du lithium utilisé. Par ailleurs, si les États s’inquiètent de leur autonomie et de leur soft-power technologique, ils s’inquiètent beaucoup moins de préserver une continuité thérapeutique pour les patient·es traité·es au lithium. Comme beaucoup d’autres médicaments essentiels, le lithium est délaissé par les grands groupes pharmaceutiques car peu rentable, impossible de breveter la molécule[16]. Le petit laboratoire français qui acquiert le droit d’exploitation du Teralithe™️ en mars 2022 fait de l’investissement dans les Médicaments d’Intérêt Thérapeutique Majeur (MITM), une priorité.  Certains médicaments aussi sont en voie d’extinction.

…2688, les ressources de lithium sont épuisées depuis le départ du dernier navire colonial pour Mars.  Ici, la situation se dégrade, les usines de recyclage du lithium sont gardées férocement par des milices androïdes. Les machines et folles se battent pour se procurer le sel, pour avoir leur fix. Les plus désespéré·es sont prêt·es à le récupérer à la source, des charognards guettent un rein saturé, ou une machine naïve pour lui arracher le cœur…

PharmatoxicoRenaissanceTM

Composant miracle et salvateur, pourtant capricieux et instable. Le lithium est l’incarnation de la molécule pharmacologique[17] les batteries au lithium ont une capacité de stockage de l’énergie immense pour de très petites surfaces, elles sont aussi la hantise des aéroports internationaux, et de la NASA apparemment. La molécule ouvre un autre futur aux patient·es bipolaires, les témoignages abondent en ce sens, au prix d’une dépendance psychopharmaceutique[18] et du monitorage systématique d’une intoxication graduelle, inéluctable et consentie.           
Dans les deux sens, le lithium instaure un nouvel ordre et un nouvel existant, sur la base simple d’une réaction électrochimique de l’ion à son environnement direct : mes cellules nerveuses, ou d’autres alliages métalliques dans l’aspirateur sans-fil de mon oncle.            
Pour revenir à l’accélérationnisme[19] de Leijia, citée en introduction, qui propose deux issues dans une dernière précipitation macabre : « la joie ou le suicide », je propose une troisième voie, une accélération du pharmacologique. Une voie de l’intoxication volontaire qui nécessite d’abandonner le mirage d’un ailleurs, d’un mieux, d’un avant, et de synthétiser le fil d’équilibriste sous nos pieds, tendu entre deux scénarios effondristes.   

Le lithium est pharmacologique car il n’est à la fois ni tout à fait remède ni tout à fait poison, le lithium ne me montre pas ce que la vie aurait pu être, il ne me rend pas « normale » même si on me définit comme pathologique, il ne me prouve pas ce qu’est la vie neurotypique. Une attitude face à la technique est de dire que la technique c’est le soin, le technofix, c’est n’importe quoi. Il n’y a pas d’override de ce qui existait avant, il n’y pas de panacée salvatrice. Il incarne avec brio la magie de l’indétermination ; nous ne sommes pas sûrs de comment ni pourquoi il fonctionne, mais les résultats sont là : les hypothèses avancent que le lithium stabiliserait la transmission des ions au niveau cérébral ce qui corroborerait la thèse de l’origine neurologique et le rôle de la sérotonine et de la dopamine. Des recherches récentes du MIT montrent que le lithium exciterait la production d’une protéine dans le cortex préfrontal, grâce aux qualités de sa charge électrique. Mais vraiment, who knows?  
Cette marge d’indétermination c’est aussi l’objectif avoué de la recherche en Intelligence Artificielle où de l’avènement des machines du futur. La machine n’est pas si terrifiante à l’ère de Canguilhem car, à la différence d’un organisme, elle est unifonctionnelle et non-adaptative. Les peurs induites par l’Uncanny Valley ou la honte prométhéenne sont balayées par la rigidité des systèmes produits par l’humain. Les machines mécaniques, analogiques, sont des systèmes automatisés qui répondent à une tâche où un ensemble de tâches spécifiques. C’est en ce sens que Simondon qualifie les automates comme techniquement pauvres, en opposition à ce que seraient des machines « ouvertes » des machines adaptatives.  L’industrie 4.0 repose sur les précédents acquis des révolutions industrielles et la perfectionnent la production par trois points : l’interconnexion des espaces physiques et numérique par le réseau (internet et autre TIC), l’amélioration des flux de productions par la capture en temps réel de différentes données (monitoring), présences d’agents cybernétiques (robots, AI, programmes) autonomes en énergie, et en prise de décision. C’est ici que se consomme la réduction de la différence entre artefact et vivant. L’avènement d’androïdes et de la subjectivité technologique n’ont de sens qu’à travers la réalisation de la souveraineté énergétique des artefacts technologiques.

Dans le soin, la production,  le progrès technologique, il y a une notion de « travail en cours », ou d’impermanence. Des milliards de pupilles et de capteurs scrutent les vacillements de courbes qui grimpent ou qui s’effondrent, des chiffres qui s’affolent, tout ce qui prouve le changement d’état. La dose thérapeutique du technofix, le pansement symptomatique que nous avons trouvé pour épancher l’hémorragie psychotechnicienne, vient aussi avec une toxicité contrôlée mais toujours en évolution constante.         
La vision proposée ci-dessus rappelle le punk et le potentiel dans cette impermanence. Mes reins, les nappes phréatiques, l’orbite basse, nos communautés, les institutions…  Tout avance, tout mute, prophylaxique on ne soigne pas, on prévient l’aggravation des symptômes. Le mariage cyborg est consommé : car le cyborg est désabusé, le cyborg a conscience de la déliquescence de sa chair au contact de l’inorganique. 

PROTHÈSE CHIMIQUE, LE CYBORG N’EST PAS CELLELUI QUE L’ON CROIT

Li2CO3 heart, Li2CO3 brain

Li2CO3 as the godly thunder bringing all the Frankenstein’s monsters to life.

Li2CO3 renverse l’ordre dans lequel on pense la relation entre l’humain et le non-humain. Li2CO3 nous fait cyborg mais dans le sens post-Haraway, cyborg du software et pas du hardware, cyborg moléculaire. Pas électronique mais moléctronique[20], qui se dissout dans des fluides et s’échappe en vase communicant. 

“This body is a technoliving, multiconnected entity incorporating technology. Neither an organism nor a machine, but “the fluid, dispersed, networking techno-organic-textual mythic system.”[21]

Attention, je ne parle pas du machinique, ou de l’automatisme.  Je ne parle pas de cyborg-greffe qui fait viol ou violence, qui sectorise le corps et qui ampute la chair.

Cette autre définition cyborg ne vient pas se concentrer sur l’appareillage technique d’un organe. L’augmentation cybernétique traditionnelle propose le remplacement de la chair par le chrome. Le chrome et les bio-objets sont intégrés dans un réseau d’artefacts techniques inertes et sans volonté. Seulement contrôlé par le cerveau, maison de l’esprit, le corps s’atomise pour laisser une humanité réduite à la tour de contrôle, au signal électrique.

Les cyborgs que produisent le Li2CO3 fonctionnent sur le principe d’une modification / altération de l’organe en lui-même : Li2CO3 devient prothèse chimique du bonheur[22] au niveau des neurotransmetteurs et du cortex préfrontal. Les entités technologiques elles, acquièrent des propriétés biologiques, deviennent des bio-objets qui partagent un fond d’expérience commune avec les foux..les. La Terre est cyborg car insérée dans une boucle rétroactive de la vie et mort des cyberfoux..lles et des bio-objets. L’organe est cyborg car il propose un autre existant. Il crée de nouvelles modalités d’existence. Il crée de nouveaux besoins, une nouvelle logique évolutionniste. Il déplace les conditions de la survie.

Cette existence matérielle modifiée est accompagnée par un nouveau régime de subjectivité, des subjectivités chimiques :

( je = moi + lithium, nous produisons l’augmentation de la densité des dendrites de mon cortex préfrontal, résonnons avec les cimetières des artefacts techniques, explorons les fonds marins, donnons l’énergie nécessaire à mon ordinateur pour taper ces lignes)

La mutation moléculaire devient un composant à part entière du sujet : je prends mon lithium, il me transforme et je le transforme et nous devenons ensemble autre.

« Baudrillard remarquait ainsi que la conductrice d’une automobile peut dire “mes freins, mon aile, mon volant”. Attenter à la voiture, c’est attenter à la personne, qui dit d’ailleurs “je freine, je braque, je démarre” »[23], Attenter à Li2CO3 ? C’est attenter à qui ?

Ce nouveau sujet cyberchimique est déjà présent chez Preciado, qui augmente son corps transgenre low-tech par des prothèses pharmaco-pornographiques. 

Preciado dit que la société contemporaine est habitée par ce qu’il appelle des subjectivités toxico-pornographique définies par des substances. Substances qui subviennent aux besoins métaboliques et psychiques, des substances utilisées puis désirées, puis par des artefacts extracorporels et cybernétiques qui dessinent et mettent au monde un nouveau sujet agent à travers des pratiques déjà mutantes, déjà autres, déjà là.[24]

“So we will speak of Prozac subjects, cannabis subjects, cocaine subjects, alcohol subjects, Ritalin subjects, cortisone subjects, silicone subjects, heterovaginal subjects, double-penetration subjects, Viagra subjects, $ subjects . . .”[25]

 

Je veux vivre, on pourra se construire des reins de bricole avec un filtre à jacuzzi.

 

Impossible de savoir si l’on s’enfonce de plus en plus dans une impasse chemico-technique et sociale. Je suis sceptique, toujours assez sceptique, toujours plus sceptique que convaincue par ce que le réel a à me proposer. Si je pouvais fuir, je le ferais je pense. Mais je ne peux pas, que me reste-t-il ? Un cercle de piles et de batteries réunies en communion solennelle, des esprits minéraux augmentés qui se connectent dans les recoins d’un cyberespace en déliquescence. Avec une rigueur spectaculaire, chaque soir CLAC le plastique de mon pilulier décoré de scotch orange craque, je lance deux comprimés de lithium au fond de ma gorge, je me dis que chaque jour me rapproche un peu plus d’un basculement. Je ne crois pas à l’état de nature, je ne crois pas en la guérison, je ne crois pas en la frontière entre artificialité et naturalité. Ce qu’il me reste c’est le présent, les traces du futur et les fantômes du passé, c’est l’attention particulière que je donne aux phénomènes et aux échanges physiologiques qui traversent mon corps, c’est la couverture chimique autour de mon aura que je sens élastique à l’assaut de la tristesse, qui plie mais qui ne rompt pas.
Je suis accélérationniste dans le sens où je veux provoquer la fin d’un monde où les spécialistes sont les gardiens zélés du trafficage de la chair, du piratage de l’esprit. Le cyborg Li2CO3 est un pirate, un “auto-cobaye” un·e biohacker·euse en puissance.

 

[1] Eugenides Jeffrey et Deparis Olivier, Le roman du mariage, Paris, Éd. de l’Olivier, 2013, p. 192.

[2] Grush Loren, NASA is prepared if a battery ever explodes in space, https://www.theverge.com/2018/8/17/17681422/nasa-lithium-ion-batteries-thermal-runaway-human-spaceflight , 17 août 2018,  consulté le 24 novembre 2022.

[3] Communism Won’t Save Us from Ourselves • Ill Will, https://illwill.com/communism-wont-save-us-from-ourselves, 21 novembre 2022, consulté le 23 novembre 2022.

[4] Likavčan Lukáš, Introduction to comparative planetology, Strelka Press., Moscou, s.n., 2019.

[5] Ibid., p. 17.

[6] Le concept du système-monde est omniprésent dans les paysages théoriques et critiques contemporains et se fonde à la fois sur une conception de la planète comme un organisme systémique (selon le paradigme informationnel hérité de la seconde moitié du XXème siècle) qui est traversé par des flux, des cycles, des crises et des écosystèmes interdépendants. Mais surtout sur une refonte de la dialectique humain/non-humain qui met au même plan l’ensemble des entités composant ce monde, leur qualité ontologique étant définie par la place occupée au sein de ce système et des relations qu’illes entretiennent avec les autres entités. Bruno Latour en est le champion le plus récent à travers sa lecture des travaux de Donna Haraway. Mon approche ici flirte avec ce courant épistémologique, mais je tiens aussi à exprimer mes réserves faces aux risques que pourrait produire cette approche. La crise actuelle est le produit de l’idéologie technoscientifique qui artificialise le vivant, le naturel comme une ressource purement externe et exploitable par l’homme. Renverser et « troubler » les origines, les réalités et les futurs de cette dichotomie humain/nature ou bien vivant/non-vivant selon la terminologie contemporaine permet d’ouvrir la place à une critique de la technique qui étudie ses effets sur l’ensemble de l’existant. Mais n’efface-t-elle pas aussi le projet initial, le projet que l’on critique, le projet technoscientifique industriel qui opère toujours ? J’ai du mal à entendre parler de Gaia depuis les bancs de l’université occidentale. Epistémologie radicale ?  Bioessentialisme ? Je suis trop sceptique ? Je ne suis plus certaine.

[7] Parikka Jussi, A geology of media, Minneapolis, University of Minnesota Press, « Electronic mediations », 2015, 206 p.

[8] Medrano Kastalia, Lithium is the Pharmaceutical Industry’s Last Sane Drug. Is it Doomed?, https://www.inverse.com/article/18098-lithium-history-pharmaceutical-industry-bipolar-disorder-psychiatry,  consulté le 24 novembre 2022.

[9] Taylor Nick Paul, Sanofi offloads rights to prolonged-release antipsychotic drug, https://www.fiercepharma.com/pharma/sanofi-offloads-rights-prolonged-release-antipsychotic-drug , 26 avril 2022,  consulté le 24 novembre 2022.

[10] Mailly Jean-Claude, Brahim Aniba Sanofi Pasteur 69, https://www.force-ouvriere.fr/brahim-aniba-sanofi-pasteur-69,  consulté le 26 novembre 2022.

[11] L. Likavčan, Introduction to comparative planetology, op. cit.

[12] 23 décembre 1973, le 1er choc pétrolier | INA, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/23-decembre-1973-le-1er-choc-petrolier, consulté le 24 novembre 2022.

[13] Tondo Leonardo, Alda Martin, Bauer Michael, et al., « Clinical use of lithium salts: guide for users and prescribers », in International Journal of Bipolar Disorders, no 1, vol. 7, 22 juillet 2019, p. 16.

[14] Missa Jean-Noël, « La psychopharmacologie et la naissance de la psychiatrie biologique », in Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, no 1, vol. 2, 2008, p. 131‑145.

[15] Barbara Pompili : « La France doit extraire du lithium sur son territoire », https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/exclusif-barbara-pompili-la-france-doit-extraire-du-lithium-sur-son-territoire-1387899, 17 février 2022, consulté le 27 novembre 2022.

[16]  Le lithium en tant que molécule thérapeutique ne serait pas brevetée, car elle est une ressource naturelle et non synthétique dont le « secret de fabrication » n’est pas la propriété d’un laboratoire. J’ai du mal à trouver des sources juridiques qui corroborent ce fait, et je n’ai pas le temps de détailler quelle est la différence entre droit d’exploitation (vendu aux laboratoires Delbert par Sanofi en mars 2022) et brevet.   

[17] Platon, Derrida Jacques et Brisson Luc, Phèdre Suivi de La Pharmacie de Platon / de Jacques Derrida, [Nouvelle édition corrigée et mise À jour, 2004]., Paris, GF Flammarion, « G.F. », 2008, 1 pStiegler Bernard, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue : de la pharmacologie, Paris, Flammarion, « Bibliothèque des savoirs », 2010, 262 p.

[18] La dépendance n’est pas pharmacologique : ce n’est pas une pharmacodépendance au sens médical, mais la dépendance s’opère entre le sujet-lithium et le fournisseur, ici, les grands groupes pharmaceutiques.

[19] « Communism Won’t Save Us from Ourselves • Ill Will », art cit.

[20] Hoquet Thierry, « 2. Mythologie portative » in Cyborg philosophie, Paris, Le Seuil, « L’Ordre philosophique », 2011, p. 147‑168.

[21] Haraway Donna, « Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle », in Mouvements, no 3, vol. 45‑46, 2006, p. 15.

[22] Je n’ai pas explicité les effets du lithium sur l’humeur. Je mets ici bonheur mais c’est un peu forcer le trait. Je tire le concept de « prothèse chimique » de Testo Junkie de P.B Preciado. Preciado Paul B., Testo junkie: sex, drugs, and biopolitics in the pharmacopornographic era, traduit par Bruce Benderson, New York, NY, The Feminist Press at the City University of New York, 2013, p.118

[23] Hoquet Thierry, « Cyborg et l’organologie générale » in Cyborg philosophie, Paris, Le Seuil, « L’Ordre philosophique », 2011, p. 49‑90.

[24] Preciado Paul B., Testo junkie: sex, drugs, and biopolitics in the pharmacopornographic era, traduit par Bruce Benderson, New York, NY, The Feminist Press at the City University of New York, 2013, 427 p, p. 23.

[25] Ibid., p. 25.