S’intéresser à la maison sous le prisme queer : origines, enjeux et questionnements.

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En mars 2023, pour la première fois depuis 2018, je me retrouve sans activité pour occuper mes journées. À la fin de l’année scolaire 2022, je valide tous mes cours mais je ne rends pas mon mémoire de Master 1, après une grosse rupture, des problèmes de santé et une vie sans dessus dessous. Alors je redouble, et j’enchaîne sur un stage chronophage, épuisant, payée 500€ par mois pour 45 heures de travail que je cumule avec mon emploi étudiant qui occupe mes soirées. J’ai l’impression que tout bourdonne. Tout va trop vite. Il y a du bruit partout. C’est trop.
Lorsque mon stage se termine en mars, je pars m’exiler à Marseille. Je quitte tout : mon travail, mes ami.e.s, mon appartement, ma ville. D’un coup, c’est comme si j’avais mis un casque anti-bruit. Je me retrouve dans une bulle sans son, sans vie sociale, sans repères, sans occupation. J’avais besoin de perdre pied dans ma solitude pour y voir plus clair dans ma vie.
À ce moment-là à Marseille, j’habite les murs de quelqu’un d’autre. J’échange d’appartement avec un inconnu rencontré sur un groupe Facebook queer marseillais. J’habite les mots d’amour de sa copine sur la table de chevet. J’habite ses livres qui me donnent envie mais je n’ose pas ouvrir. J’habite sa collection d’écharpes tricotées et son lit deux places presqu’aussi grand que mon studio parisien. Parfois, je fais des crises d’angoisse et je finis en larmes sur son siège de bureau, incapable de quitter sa chambre. Parfois, j’écris sur son lit, en pyjama. Parfois, je discute avec son colocataire Théophile, un artiste gay, fin de la vingtaine, qui écoute les Black Eyed Peas à fond dans sa chambre.
Je me sens seule souvent. Mais je trouve dans la colocation une forme de communauté et de réconfort, entourées de personnes queer que je connais à peine. Théophile invite souvent ses ami.e.s à la maison, notamment une fille de mon âge qui aime les mêmes artistes que moi. On se montre des clips de Caroline Polachek sur le canapé orange du salon. Il m’invite à déjeuner avec ses copaines. Le partenaire de Théophile passe beaucoup de temps à l’appartement. Il me parle de sa thèse, je ne comprends pas grand chose. Je le trouve très gentil et sa présence calme souvent mes angoisses, sans qu’il n’en sache rien. Parfois, je sors et Théophile complimente mes tenues. Je me sens validée, moins seule même dans une ville où je ne connais personne.

Lorsque je rentre à Paris fin avril, j’écris mon mémoire de Master 1, que je n’avais pas pu rendre l’année précédente. Il me reste deux mois non seulement pour tout écrire mais aussi pour me remettre à la recherche ; recherche que j’avais laissée au fond d’un tiroir un an plus tôt. Alors que je dépoussière mon sujet de l’année précédente – sur les chambres des adolescentes fans – je me rends compte que celui-ci ne me donne plus envie. Je m’y sens totalement déconnectée. Sans trop réfléchir, je supprime le dossier avec ma bibliographie et mes fiches de lecture sur le rapport des adolescentes à l’espace intime, aux One Direction, aux réseaux sociaux… COMMAND + SUPPRIMER. Des mois de recherche à la Corbeille.
Alors je commence mes recherches sur le rapport entre la communauté lesbienne et la chambre. J’écris mon mémoire sur ce sujet. Je crois que ma solitude avait besoin de transparaître quelque part et ma recherche devient le médium dont je nécessitais sans trop le savoir : je parle de chambre lesbienne, comme celle que j’ai habité à Marseille, comme celle chez moi à Paris. J’avais besoin de recentrer ma recherche, de l’écrire un peu sur moi, un peu sur les personnes que je connaissais, un peu sur ma communauté qui me dépassait. Je prends des photos, j’écris, je lis. Les ressources sont rares. Pourtant, le sujet me passionne et j’estime que de lui découle une sorte d’urgence, de nécessité.  Mais alors, pourquoi s’intéresser à la chambre sous le prisme queer? Quel est le lien entre les deux?

“L’hétérosexualité est le régime politique sous lequel nous vivons, fondé sur l’esclavagisation des femmes.” 1

Voici les mots qui introduisent La Pensée straight, ouvrage majeur des philosophies féministes et lesbiennes qui tente de déconstruire la pensée hétéronormée d’un point de vue lesbien. Selon Monique Wittig, philosophe et théoricienne féministe et lesbienne, les rapports entre les sexes doivent être intellectualisés et politisés. Elle conçoit l’organisation de la société en deux classes distinctes : la classe des hommes et la classe des femmes. Tout comme le racisme construit la race, le sexisme construit le sexe : ce sont les rapports de domination qui établissent les classes et c’est donc la domination des hommes sur les femmes qui les établissent en tant que femmes. De ce fait, selon Wittig, l’hétérosexualité est un système politique, situé au fondement des rapports de pouvoir entre les sexes, rapports où les femmes sont exploitées, opprimées et appropriées par les hommes. Elle affirme que l’hétérosexualité est imposée aux femmes pour garantir la domination des hommes sur elles, domination assurée par un ensemble d’institutions, de normes, d’obligations et de contraintes que Wittig associe à une forme de contrat social. Pour Monique Wittig, l’hétérosexualité n’est pas qu’une préférence ou une orientation sexuelle anodine, innée, dépourvue de contexte historique : c’est un régime politique, considéré comme naturel dans nos structures de pensée. Ainsi, l’hétérosexualité devient une stratégie du patriarcat qui peut alors régner comme système économique et social en reposant sur l’assujettissement des femmes par les hommes.
Cette théorisation dialogue avec les recherches contemporaines sur les féminismes matérialistes, notamment celles de la sociologue Colette Guillaumin et de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu. Pour Guillaumin, le corps est un réservoir de force de travail et c’est en tant que tel qu’il est approprié. La sociologue montrera que les rapports de sexe se constituent au sein de l’appropriation matérielle et idéologique des femmes notamment à travers l’appropriation du temps, le confinement dans l’espace et la légitimation d’un discours de nature qui accentuera la division sexuelle du travail. Le régime hétérosexuel assujettit les femmes aux hommes, les cloît dans l’espace domestique et s’approprie leur corps en justifiant comme naturel leur assignation du travail domestique.

Loin d’être la “norme naturelle”, l’hétérosexualité est alors une idéologie et c’est donc bien le rapport social qui constitue le groupe social “femme” et non pas une idée essentialiste de nature. De l’idée de travail, découle alors celle de capital. De ce fait, pourquoi et comment le travail domestique et le capitalisme sont-ils liés?

“Il faut bien comprendre que lorsqu’on parle du travail domestique, on ne parle pas d’un travail comme un autre mais de la manipulation la plus répandue de la violence la plus subtile jamais perpétrée par le capitalisme contre une partie de la classe ouvrière. […] Le travail domestique […] est imposé aux femmes et présenté en plus comme un prolongement naturel de leurs caractéristiques physiques et de leur personnalité […]. C’est précisément pour ne pas rémunérer le travail domestique qu’on l’a ainsi transformé en attribut naturel au lieu de le reconnaître comme un travail à part entière. […] De même que Dieu a créé Ève pour donner du plaisir à Adam, de même le capital a créé la femme au foyer pour servir le travailleur matériellement, affectivement et sexuellement, pour élever ses enfants, repriser ses chaussettes, panser son moi durement malmené par le travail et les rapports sociaux (de solitude) que le capital lui réserve.” 2

Pour Silvia Federici, philosophe, universitaire et militante féministe, c’est justement en appliquant cette idée essentialiste de nature que se déploie toute la force du capitaliste, qui s’entremêle dès lors intrinsèquement avec le régime hétéro-patriarcal. Avant la révolution industrielle, des regroupements de maisonnées constituaient des communautés villageoises et permettaient de regrouper les tâches domestiques. Ce modèle pré-industriel de co-subsistance n’est pas glorifié car la maisonnée est déjà un espace patriarcal et le travail des femmes est, certes, genré mais il est considéré comme essentiel et est tout autant producteur de valeur que le travail des hommes.
Dans la société post-industrielle, seul le travail salarié est producteur de valeur. Le système capitaliste tel qu’on le connaît aujourd’hui s’est construit sur la mise à l’écart des femmes de manière à augmenter la productivité des hommes : les femmes prennent soin d’eux, des enfants et de la maison afin qu’ils n’aient pas à s’occuper des tâches domestiques. De plus, en restant à la maison, les femmes peuvent assurer les tâches de reproduction et fournir à la société de nouveaux travailleurs. Pour Silvia Federici, l’apparition du travail forcé et non rémunéré des femmes est la caractéristique nécessaire à l’essor d’une économie capitaliste reposant sur le travail salarié. De ce fait, si le travail domestique était rémunéré et ne reposait pas sur l’exploitation de la femme et son exclusion, le système ne fonctionnerait pas et mènerait le capitalisme à sa ruine. Ainsi, le système capitaliste dépend du travail domestique gratuit et donc du système hétéro-patriarcal, créant alors une économie circulaire / un cercle vertueux / vicieux où les systèmes se nourrissent mutuellement. Par conséquent, le système capitaliste repose sur le régime hétérosexuel qui cantonne la classe des femmes à l’espace et au travail domestiques.

Mais alors, que se passe-t-il lorsqu’on ne peut pas adhérer au contrat social que décrit Wittig? Quelle est la place des personnes qui ne s’inscrivent pas dans ce schéma hétéro-patriarcal? Qu’en est-il des queers, des bizarres, des inadaptés, des freaks, des pédés et des gouines, de celleux qui ne sont pas cis, pas hétéros?
Pour Wittig, l’homosexualité est une politique de résistance. C’est pour cela qu’elle conclut La Pensée straight par la phrase frappante : “Les lesbiennes ne sont pas des femmes”.
La classe des femmes est déterminée par leur rapport à la classe des hommes ; ce sont les rapports de domination qui établissent les classes. En effet, elle écrit : “ce qui fait une femme c’est une relation sociale particulière à un homme, […] relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles”. S’il y a des femmes et des hommes, c’est parce qu’il y a hétérosexualité. S’il n’y a pas hétérosexualité, ces classes ne peuvent alors pas s’exercer. Par essence, le régime hétérosexuel assigne des rôles aux individus : celles et ceux qui ne s’y conforment pas ne sont “pas des femmes”. Les lesbiennes ne sont pas des femmes parce qu’elles ne peuvent adhérer au contrat social hétérosexuel et ne remplissent pas les exigences du régime hétérosexuel normatif hégémonique, qui assigne “la femme” à l’hétérosexualité et à la reproduction.
En remettant en question la prétendue naturalité de catégories de sexe élaborées pour servir un système politique, un nouvel horizon de résistance et d’autonomie s’ouvre contre cet ordre politique hégémonique et ses normes.

Alors, en partant du postulat qu’être queer, c’est mettre un frein à l’exercice du régime hétérosexuel, remettre en cause les catégories de sexe, exister au-delà d’une hégémonie hétérosexuelle, est-ce qu’être queer dans la maison et refuser l’hétéro-patriarcat, c’est contribuer à transformer radicalement le système? Ou plutôt créer un tout nouveau système à soi? S’extraire du système hétéro-capitaliste? Le mener à sa perte? La maison, peut-elle être un moyen actif de se soustraire de l’hétéro-patriarcat? C’est ici même que je perçois un grand intérêt pour le sujet de la maison queer, sujet qui, à ma connaissance, n’a pas encore été traité très largement en France.
Pourtant, j’ai l’impression que nous avons toutes les cartes en main pour chercher des pistes de réponses à ces problématiques toutefois essentielles.

Il serait alors nécessaire de tenter de définir la «maison queer». Que représente-t-elle? Que signifie-t-elle?
En 1967, lors d’une conférence intitulée “Des espaces autres”, le philosophe Michel Foucault forge le terme d’ “hétérotopie” pour définir un lieu à part au sein d’une société, régi par des règles, des fonctionnements et des temporalités qui lui sont propres. Cabines d’enfants, asiles psychiatriques, prisons, cimetières, musées, théâtres, cinémas, villages de vacances, lieux de culte… Pour lui, ce sont les localisations physiques de l’utopie : des espaces concrets qui abritent l’imaginaire, la liberté ou la mise à l’écart. L’hétérotopie révèle d’autres manières de vivre ensemble et de penser le monde : ce sont des espaces clos et autonomes, des sphères intimes où les corps sont contraints ou libérés, des lieux de dépendances ou des lieux de contestations sociales et politiques. Pourrait-on alors définir la maison queer comme une hétérotopie?

Que signifie la maison pour les personnes queer? Est-il possible de “rendre queer” l’espace domestique? Quelles pratiques ou objets du quotidien permettent de queeriser cet espace? La maison peut-elle être un refuge, un territoire de revendication ou un espace de subversion? Peut-elle être un espace de communauté? Un endroit où faire famille en dehors du schéma hétéro-patriarcal? La maison, peut-elle devenir une interface, un portail, un espace de connexion? Peut-elle être prendre d’autres formes?
Ce sont dans ces questions que je trouve tout l’intérêt de ce sujet. J’estime qu’il y a dans la maison quelque chose d’immédiat, de viscéral, de nécessaire et c’est de cela que ce projet de recherche est né. Cette recherche provient non seulement d’une envie irrépressible de tenter de répondre à ces questions, mais aussi de créer une forme d’archive sur les espaces domestiques queer en France aujourd’hui.


  1. Monique Wittig, La Pensée Straight, États-Unis, Beacon Press, 1992. 
  2. Silvia Federici, « Un salaire pour le travail ménager » dans, Point zéro : propagation de la révolution, Salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe, Editions iXe, 2016p 28-30. Texte initialement publié sous forme de brochure en 1975 « Wages against housework » (Bristol, Falling Wall Press et Power of Woman Collective).