Redémarrer le Net.art
Introduction
Le Net.art est un mouvement artistique qui fut actif entre 1995 et 2008. Il désigne essentiellement le travail d’un collectif d’artistes établis en Europe et aux États-Unis à cette époque, qui se sont intéressés au Web en tant que medium artistique.
Les œuvres produites étaient hébergées sur le Web, tout en étant engagées dans une reflexion critique à son égard. Les artistes pouvaient aussi se montrer critiques envers le marché de l’art, c’est pourquoi la majorité d’entre eux n’a pas cherché à faire entrer les œuvres dans les institutions artistiques (musées, galeries). Le Web a drastiquement changé depuis les années 90, ce qui a rendu un grand nombre d’œuvres obsolètes. Ainsi, rares sont les œuvres qui sont restées accessibles au fil des années, ce qui explique en partie pourquoi le mouvement est si peu reconnu à ce jour.
Dans ce texte, nous verrons pourquoi il serait aujourd’hui pertinent de redécouvrir ces œuvres « éteintes » afin qu’elles nous informent sur nos usages actuels du numérique. D’autre part, nous verrons en quoi le contexte actuel semble particulièrement propice à faire « revivre » le mouvement. Enfin, nous chercherons à envisager sous quelle forme opérer ce redémarrage dans le contexte actuel.
Contexte de la recherche
Le Web 1.0 des années 90 est bien différent de celui que nous connaissons aujourd’hui : il précède la création des réseaux sociaux et du commerce en ligne, et la navigation s’effectue principalement sur l’ordinateur de bureau. C’est dans ce contexte qu’apparait le mouvement Net.art, constitué par un collectif d’artistes basés en Europe et aux États-Unis. Les œuvres Net.art envisagent le web comme medium, en exploitant ses capacités pour mettre au point des dispositifs artistiques : il s’agit de « créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet »1.
Un grand nombre d’entre elles semble avoir présagé les enjeux auxquels notre usage du numérique nous confronte aujourd’hui. Par exemple, l’installation Live Wire2 conçue par Natalie Jeremijenko s’intéresse à l’impact écologique du numérique, une question qui semble prématurée pour l’époque puisque les conséquences écologiques liées à l’utilisation d’Internet étaient alors sans commune mesure avec les chiffres que nous connaissons : en 1995, Internet comptait 16 millions d’utilisateurs, contre plus de 5 milliards aujourd’hui3. On peut aussi citer l’œuvre Séparation / Separation de l’artiste Annie Abrahams4 qui visait à sensibiliser les spectateurs quant aux conséquences délétères que peut engendrer l’usage des écrans d’ordinateurs, démontrant leur tendance à nous faire oublier notre propre corps. Là aussi, la proposition de l’artiste semble préfigurer les initiatives aujourd’hui menées par nos gouvernements pour prévenir l’exposition aux smartphones5.
Dans un entretien, l’artiste Vuk Ćosić, pionnier du mouvement, déclarait « [our net.art] was before social media, before e-commerce, before Google. Google came only after we declared the death of net.art. So, ours was the pre-commercial era. »6. Le Net.art fut à la fois caractéristique du Web 1 (puisqu’il était son medium) et critique envers tout ce que le 2.0 a incarné, dont il anticipa les traits.
Le mouvement Net.art s’est progressivement interrompu avec l’apparition du Web 2.07. Généralement daté à partir de 2008, ce nouveau chapitre du Web est marqué par l’essor des plateformes dites « sociales » telles que Airbnb, Twitter ou Facebook, qui ont pris une place de plus en plus importante dans nos sociétés. La plupart des plateformes proposent aujourd’hui des services souvent gratuits (par exemple, effectuer une recherche Google ne coûte rien à l’utilisateur), mais à travers l’utilisation desquels l’exploitation des données de ses utilisateurs est devenue le moyen de se développer, notamment grâce aux algorithmes de recommandation. Les critiques à l’égard de ces pratiques sont aujourd’hui nombreuses. En octobre 2021, une commission du Sénat aux Etats-Unis démontrait la dangerosité des algorithmes, comparant cette crise à celle de l’industrie de la cigarette, qui s’était développée malgré les risques pour la santé qui furent sciemment ignorés par les industriels du tabac8. D’autre part, des études récentes démontrent l’empreinte environnementale provoquée par l’utilisation du numérique9.
En s’appuyant sur un corpus d’œuvres issues du mouvement Net.art, nous observerons comment celles-ci avaient présagé les répercussions du Web 2.0, à la fois sur des problématiques d’écologie à l’échelle de la planète (rendre visible l’énergie consommée par l’utilisation du web) et des humains (dénoncer les conséquences de l’utilisation intensive de ces dispositifs sur nos corps). Par cette étude, nous chercherons à imaginer comment ces anticipations auto-réalisatrices peuvent aujourd’hui éclairer notre appréhension du monde numérique contemporain.
Problématique
Nous nous trouvons aujourd’hui à l’aune d’une nouvelle ère du Web, qui se définit en opposition avec les principes du Web 2.0. Le contexte de la transition qui s’opère actuellement semble particulièrement propice à cette relecture : nous étudierons dans quelle mesure les critiques du Web 2.0 anticipées par le Net.art peuvent éclairer le passage au Web 3.
En premier lieu, il s’agira de voir en quoi les revendications portées par les acteurs du Web 3 aujourd’hui sont proches des idées qui animaient jadis les premières communautés du Web 1, dont faisaient partie les Net.artistes. Nous manquons sans doute de recul pour pouvoir définir précisément en quoi consistera la grande révolution du Web 3 (on peine à observer la vitesse du train lorsqu’on est à bord). Néanmoins, cette nouvelle version du Web est essentiellement marquée par l’apparition du réseau décentralisé de la blockchain, des principes de décentralisation du Web qui étaient déjà portés par les acteurs activistes du Web 1.
Le Web 3 a pris son essor dans une période marquée par la pandémie de la COVID-19, au sein de laquelle beaucoup d’entre nous ont souffert d’une saturation de l’utilisation des outils numériques (l’engagement dans les médias sociaux a augmenté de 61% dans les dernières phases de la pandémie10, tandis qu’Amazon a doublé son bénéfice net pendant la pandémie11). L’étude des critiques émises par les Net.artistes à l’égard du Web 2.0 peut-elle nous aider à mieux saisir les enjeux de l’émergence du Web 3 ?
Agissant comme un catalyseur en accélérant des transformations qui étaient déjà en cours, la crise sanitaire a bouleversé nos comportements à l’égard des interfaces numériques. Bien que l’invention du QR code date de 1994, nous savons désormais tous comment interagir avec ces marqueurs – Apple avait d’ailleurs eu une bonne intuition en permettant à ses smartphones de pouvoir scanner les marqueurs directement depuis la caméra dès iOS 11 en 2017 12, même s’il a fallu attendre la pandémie pour que ses utilisateurs en fassent l’expérience quotidienne.
Laturbo Avedon. Morning Mirror / Evening Mirror (2021).
Comme le QR Code, le concept d’expositions digitales précède la crise sanitaire13. Les musées n’ayant pu accueillir leurs publics pendant les confinements, l’offre s’est considérablement développée ces derniers temps. Par exemple, la galerie Kamel Mennour propose désormais des « Online Viewing Rooms »14 qui sont des visites « privées » d’un espace d’exposition en ligne. On peut également citer l’œuvre « in-situ » Morning Mirror / Evening Mirror de l’artiste Laturbo Avedon, proposée sur le site internet du Whitney Museum entre mars et octobre 2021. L’installation virtuelle consistait à disposer des vidéos de miroirs en 3D superposés au contenu du site whitney.org15. Ces nouvelles formes d’expositions trouvent peu à peu leur place dans l’écosystème culturel, tant du point de vue de la curation que du public. En parallèle de ces expositions en ligne, la nouvelle version du Web est marquée par l’apparition des NFT (ou « Non Fungible Tokens »), des protocoles basés sur la blockchain qui permettent l’authentification d’un objet numérique. Cette technologie affecte directement la création artistique numérique en permettant l’achat d’une œuvre en ligne, en la rendant unique et identifiable.
À quelques exceptions près16, les œuvres Net.art ont toujours été détachées du marché de l’art et des institutions culturelles dominantes. Le contexte qui se dessine ne serait-il pas propice à une résurgence de l’œuvre Net.art, qui fasse partie du spectre des œuvres d’art reconnues par les institutions ? D’une part, les protocoles NFT pourraient permettre aux œuvres numérique d’atteindre une aura d’œuvre17, et d’autre part, elles auraient aujourd’hui des « espaces » où être présentées (les nouvelles formes d’expositions digitales).
Nam June Paik. TV Buddha (1974).
L’une des particularités du mouvement Net.art est que ses œuvres cherchaient à questionner leur medium, à savoir le Web contemporain de leur création. On peut comparer ce rapport au medium à l’œuvre de l’artiste Nam June Paik, qui dans les années 70 a produit une série d’œuvres qui questionnaient la télévision, tout en l’utilisant dans ses dispositifs d’installations. Ses œuvres étaient précisément engagées dans une réflexion critique à propos du medium qu’elles utilisaient. Dans le contexte de crise que nous traversons actuellement vis-à-vis des technologies numériques, cette critique à travers le medium du Web ne serait-elle pas d’autant plus pertinente à ce jour ?
Par ailleurs, la réactivation du Net.art aujourd’hui semble aussi particulièrement intéressante pour opérer un réinvestissement poétique du Web, autrefois délaissé par les Net.artistes à la fin du mouvement. En effet, si la création déserte ce medium devenu hostile (le « Web commercial »18), alors il y a de fortes chances que celui-ci perdure dans sa condition actuelle. L’imaginaire créatif permet d’inventer d’autres possibilités qui permettent de penser le medium différemment, hors des standards qui se succèdent, et potentiellement de le faire ainsi évoluer de l’intérieur. Cela semble d’autant plus pertinent dans le cas du Web, lieu-dit de la propagation instantanée et décuplée (des virus, des idées, des images). Le Web a cette malléabilité qui lui permet d’absorber rapidement les nouvelles formes qui y émergent, ce qui peut avoir des effets désastreux (complotisme, fake-news, etc.) mais peut-être pouvons-nous tirer partie de cette capacité pour proposer « autre chose » : un redémarrage du Net.art aujourd’hui pourrait-il permettre cette alternative ?
- Millerand, F., Proulx, S. et Rueff, J. (2010). Web social: Mutation de la communication. Presses de l’Université du Québec.
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Jeremijenko, N. (1995). Live Wire. [Installation].
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Source : www.internetworldstats.com
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Abrahams, A. (2002). Séparation / Separation. [Site internet].
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Ministère des solidarités et de la santé, (2019, 25 octobre). Le Gouvernement agit pour limiter l’exposition aux émissions de certains téléphones mobiles et mieux informer le public. https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/communiques-de-presse/article/le-gouvernement-agit-pour-limiter-l-exposition-aux-emissions-de-certains
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Université Ouverte de Catalogne. (2012). Vuk Ćosić: Digital Archaeologist. http://laboralcentrodearte.uoc.edu/?p=3368
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Chatonsky, G. (2012). Naissance et mort du netart. http://chatonsky.net/naissance-et-mort-du-netart/
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E. Slotnik, D. (2021). Whistle-Blower Unites Democrats and Republicans in Calling for Regulation of Facebook. https://www.nytimes.com/live/2021/10/05/technology/facebook-whistleblower-frances-haugen
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Roussilhe, G. (2021). Empreinte environnementale des systèmes numériques et gouvernance territoriale. https://gauthierroussilhe.com/pdf/EESNGT-Novembre2021.pdf
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Kantar. (2020). COVID-19 Barometer: Consumer attitudes, media habits and expectations. https://www.kantar.com/inspiration/coronavirus/covid-19-barometer-consumer-attitudes-media-habits-and-expectations
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Weise, K. (2021). Amazon’s profit soars 220 percent as pandemic drives shopping online. https://www.nytimes.com/2021/04/29/technology/amazons-profits-triple.html
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Broussard, M. (2017). iPhone Can Scan QR Codes Directly in Camera App on iOS 11. https://www.macrumors.com/2017/06/06/iphone-can-scan-qr-codes-ios-11/
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Par exemple, l’institution new-yorkaise rhizome.org (une plateforme en ligne dédiée aux arts numériques et pionnière en ce domaine) a proposé en 2019 l’exposition en ligne Net Art Anthology, présentant 100 œuvres du corpus Net.art.
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Voir https://viewingroom.kamelmennour.com/
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Le Net.artiste Rafaël Rozendaal fut le premier à vendre ses sites internet en tant qu’œuvres. Par exemple, son site www.ifnoyes.com fut acquis lors d’une vente aux enchères en 2013 (à ce sujet, voir http://content.time.com/time/subscriber/article/0,33009,2154389,00.html).
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Benjamin, W. (1939). L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Gallimard.
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op. cit.