Processus de mise en réalité
Après quelques années à dire que j’étudie le design, sans n’avoir pu concevoir une chaise depuis mon exercice de première année à la Design Academy de Eindhoven, et sans culpabiliser, car alimentant potentiellement un marché que je ne souhaite encourager, je me pose encore la question de savoir ce que je fais exactement, ce que je veux faire. J’ai pu produire des artefacts, pensé à des systèmes, mais ceux-ci ne sont pas fonctionnels dans le contexte de la société dans laquelle nous évoluons actuellement. Les artefacts produits, n’étant pas efficaces, et ne possédant pas une fonction dont l’utilité est répandue dans les usages communs, ils sont souvent qualifiés de production artistique, et je peine à trouver le contexte de distribution/partage de ces idées de mises en forme. Mais en y réfléchissant de nouveau et ce probablement pour la 89ème fois aujourd’hui, depuis ce canapé rouge velours dans cette maison Cévenole, je persiste à dire que je m’emploie à une certaine pratique du design, du moins, je le souhaiterais.
“Le mot design vient du latin ‘designare’ qui signifie ‘marquer d’un signe, dessiner, indiquer’. À la renaissance, en Italie le ‘disegno’ (…) apparaît en architecture, au moment du Quattrocento pour faire face à l’augmentation de la complexité dans les projets de construction. C’est à ce moment là que sa définition associe les sens de ‘dessein’ et ‘dessin’ puisqu’il désigne alors une méthodologie de l’anticipation de l’œuvre à réaliser.”
Source : https://www.articule.net/2018/09/18/petite-histoire-etymologique-du-mot-design/
Le processus de design est donc l’anticipation d’une œuvre, d’un artefact qui va se réaliser, prendre forme. C’est l’addition de ces artefacts pensés en amont avec plus ou moins de soin, puis mis en forme au fur et à mesure des années, qui composent le monde matériel et donc les comportements de la société dans laquelle nous évoluons. Ce paysage d’objets créées par l’homme aura un impact sur son milieu mais également les êtres-vivants qui vont entrer en relation avec ce dernier.
Comme le décrit Landon Winner dans son article “Do artefacts have positifs”, on peut dire que ces derniers artefacts possèdent un caractère normatif, ainsi qu’une influence considérable sur le monde dans lequel nous évoluons et ce sur une échelle de temps qu’on ne peut parfois mesurer :
« Ce que nous appelons “technologies” participe à la mise en ordre de notre monde. De nombreux appareils et systèmes techniques qui sont importants dans notre vie quotidienne recèlent des possibilités différentes de mise en ordre des activités humaines. Consciemment ou non, délibérément ou non, les sociétés choisissent des structures technologiques qui influent sur la manière dont les gens vont pendant très longtemps travailler, communiquer, voyager, consommer, etc. Les innovations technologiques ressemblent aux textes de lois ou aux institutions publiques qui fixent un cadre destiné à durer pendant plusieurs générations. C’est pour cette raison que la même attention que celle qui est accordée aux lois, fonctions et relations politiques doit aussi être accordée à des choses comme la construction d’autoroutes, la création de réseaux de télévision, et la mise au point de caractéristiques apparemment inoffensives sur de nouvelles machines. »
Source : https://www.cairn.info/revue-cites-2009-3-page-39.htm#no1
Langdon Winner, « Do artefacts have politics ? », Daedalus, reproduit et traduit dans La baleine et le réacteur (2002), Descartes & Compagnie., pp. 58-59.
Par exemple, l’invention du pixel a permis le développement des écrans, et avec cela la télévision, l’ordinateur et toutes les modifications structurelles, sociétales et comportementales que nous connaissons.
Nous pourrions en ce sens qualifier un projet de design comme une hyperstition au sens où Nick Land l’a défini : “Les superstitions sont de simples croyances, mais les hyperstitions – en raison même de leur existence en tant qu’idées – fonctionnent dans une relation de cause à effet pour affirmer leur propre réalité. L’économie capitaliste est très sensible aux hyperstitions dans la mesure où la confiance y joue un rôle tonique efficace et inversement”.
Un projet de design est d’abord une idée, une croyance qui se réalise d’abord matériellement puis peut s’insérer dans les modes de vie et d’interaction sur du long terme. C’est une hypothèse qui s’est diffusée à grande échelle et s’est insérée dans la réalité pour la transformer. Il est assez facile de faire la comparaison avec le design qui est à la fois un outil et un produit du système capitaliste. Avec la production de série en usine des objets de consommation, le design industriel est employé à la création du désir de consommation. Le design d’un artefact contient un projet, un usage, des comportements, et sa diffusion a un impact sur la réalité bien plus grand que l’on pourrait l’imaginer.
Dans ce contexte, je pourrais qualifier ma pratique comme production de superstitions qui n’ont pas encore de contexte pour devenir hyperstitions. C’est donc un processus de design qui n’est pas fini, qui est en cours. Je crée des objets pour un monde qui n’existe pas encore, qui n’existera peut-être pas mais qui a un potentiel de devenir.
Par exemple, l’apparition de réseaux sociaux rendue possible par la conception d’outils technologiques tels les ordinateurs ou téléphones portables a considérablement changé et transformé les relations entre les humains, mais également notre rapport au monde, à la nature.
Nous pourrions donc imaginer qu’une réalité différente serait possible si les artefacts avec lesquels nous interagissons étaient différents.
Les artefacts contiennent en eux une fonction, parfois purement authentique, mais ils contiennent également une vision du monde, un futur potentiel.
Le projet de design contient également la potentialité d’un hyperobjet tel que Timothy Morton l’a décrit dans son ouvrage The Ecological thought publié en 2010, dans le sens ou son impact pourrait être “massivement réparti dans le temps et l’espace par rapport aux humains”.
C’est cette prise en considération d’une inscription dans le temps et l’espace qui me semble intéressante à explorer dans sa relation à la pratique du design, plus particulièrement dans un contexte de développement des nouvelles technologies qui créent des espaces impliquant des temporalités nouvelles, mais également de nouveaux rapports destructeurs avec le monde du vivant, mais aussi de l’inerte (comme les minéraux…).
Dans ce contexte je souhaiterais mettre en exergue un objet primordial de cet espace temps, le soleil, que nous pouvons considérer comme un hyperobjet, puis, par extension, la lumière qu’il émet. En effet, ce dernier est le moteur, via le mouvement de la planète terre sur elle même et autour de ce dernier, des cycles de vie et du temps qui passe, de la réalité du monde naturel. La lumière du soleil, directe ou reflétée sur la lune est le moteur de la vie sur terre, la vie qui est actuellement en train de décliner. La lumière du soleil est également ce qui nous permet de percevoir l’espace, d’imprimer la réalité sur nos rétines.
Il faut aujourd’hui distinguer la lumière naturelle émise par le soleil de la lumière artificielle émise par différents artefacts. L’artificialisation de cette lumière justement peut aller de pair avec le progrès, mais également avec la dissociation des cycles de la nature et, paradoxalement, de cet hyperobjet qu’est le soleil. Le progrès tend vers un changement de temporalité et une accélération des dispositifs technologiques, sociaux et relationnels, mais avec cette accélération semble se produire la dégradation et le dérèglement des cycles de la nature.
Je souhaite donc, avec le design d’artefacts, faire l’hypothèse d’un monde où l’équilibre serait différent.
Dans un contexte de modification des espaces-temps et par extension de la perception de la réalité, il me semble pertinent de comprendre comment s’articulent ces notions et s’il est possible de re-configurer – réaligner leurs relations – leurs mouvements. J’aimerais également explorer le rapport entre les notion d’artefact et artifice, mais aussi de progrès – lui aussi pouvant être considéré comme un hyperobjet – dont la notion implicitement contenue dans le projet de design est également à questionner, re-configurer et déconstruire.
Le changement de perspective et la modification de rapports et des mouvements de rotations entre les usagers, le temps, les cycles et la nature et l’espace pourraient être contenus dans le projet de design et la création d’artefacts. Il me semble en effet possible de re-configurer la réalité via des sortes d’hyperstitions positives. C’est a dire implémenter, via le design de nouveaux usages, mais aussi de nouveaux rapports au monde, de nouveaux paradigmes, et ainsi de nouveaux futurs.
MÉTHODOLOGIE
Le terme artefact désigne une “Structure ou phénomène d’origine artificielle ou accidentelle qui altère une expérience ou un examen portant sur un phénomène naturel.” ou “ En anthropologie, produit ayant subi une transformation, même minime, par l’homme, et qui se distingue ainsi d’un autre provoqué par un phénomène naturel.”
Source : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/artefact/5512
Dans ce processus de changement de perspective évoqué plus haut, via la création d’artefacts, nous pourrions étudier au préalable de manière plus approfondie comment cette dissociation de la société humaine avec les cycles de la nature et donc de la lumière du soleil s’est opérée via l’artificialisation de cette lumière. L’observation de différentes innovations liés à la lumière artificielle pourrait être une fenêtre sur l’étude du processus plus général de progrès qui nous a conduit au dérèglement via une rupture du lien direct avec l’astre qui nous reliait au reste du vivant que nous sommes en train de détruire.
Une première hypothèse que je souhaiterais avancer est que, ne dépendant plus directement de cette lumière du soleil pour percevoir la réalité et apprécier le temps, nous nous sommes désintéressés des règles temporelles qui régissaient l’équilibre du vivant qui reste lui toujours dépendant de cette principale source d’énergie et donc de vie.
À partir de cette observation et compréhension plus précise de ce qu’impliquent les termes d’artificialisation et progrès, je souhaiterais penser puis créer des artefacts à l’échelle humaine dont la fonction intègrerait un objectif de reconfiguration de notre relation au vivant et aux cycles naturels. Une première piste pourrait être de créer des objets dont la fonction est de questionner la notion même d’utilité contenue dans l’aspiration au progrès qui guide les mouvements de création et innovation actuels. Une deuxième piste pourrait être par exemple de les détacher de la notion d’anthropocentrisme afin d’accomplir des fonctions utiles sur un long terme au vivant dans sa globalité. Une autre pourrait-être de re-configurer notre relation au temps via la nature des usages. Puis nous pourrions explorer la notion d’espace et sa relation au temps et aux objets.
Bibliographie :
Langdon Winner, « Do artefacts have politics ? », Daedalus, reproduit et traduit dans La baleine et le réacteur (2002), Descartes & Compagnie.
Timothy Morton, Traduit de l’anglais par Laurent Bury dans Multitudes 2018/3 (n° 72), pages 109 à 116 : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2018-3-page-109.htm
Victor Papanek, Design pour un monde réel, presses du réel, 2021
Sites webs :
Interview de Nick Land par Delphi Crstens en 2009 : https://eanl.org/articles/hyperstition_introduction/