Nouveaux horizons d’une géographie du sensible

3,2,1 FEU

Mes recherches interrogent la relation entre le corps et le son dans l’espace commun. Pourquoi certains milieux sonores favorisent-ils l’émergence d’une communauté, tandis que d’autres renforcent la solitude ? Comment l’écoute, en tant que pratique collective, peut-elle être réactivée dans un monde où elle semble s’effacer sous l’accélération et l’isolement ?

J’enquête, je cherche et je comprends que s’il y a parfois des réponses à mes questions, elles ne sont toujours qu’une perception à un moment t, et que la seconde d’après, les idées se sont remises à danser.


UN NOUVEL ESPACE A HABITER

Dans ces quelques lignes, je propose un regard croisé entre mes recherches et mon expérience d’Erasmus, pendant laquelle mon immersion dans l’environnement urbain et sonore a transformé ma perception du rapport entre corps – rythme – espace.

Danseuse de dancefloors (surtout électroniques), je suis partie à Berlin étudier. Sans épiloguer ici mes expériences dans les clubs, j’ai aussi arpenté un nouveau paysage urbain, un nouveau milieu, des nouvelles balades, un nouveau paysage sonore, de nouvelles façons de bouger et se déplacer dans une ville… Une ville traversée par une foule, qui se meut et y respire… En m’inspirant de la psychogéographie héritée des situationnistes, j’ai regardé, senti autrement ma place dans cette ville et je suis partie à la dérive. 

Comment ai-je habité ce lieu ? De quelles manières l’écoute et le mouvement ont pu modifier ma déambulation ? Pour explorer ces interrogations, je me penche sur les notions de respiration, d’écoute et de résonance à travers différents travaux. Puis, je propose une lecture sensible du feu piéton berlinois comme élément révélateur d’une synchronisation involontaire des corps, et d’une possible ouverture vers un espace partagé.

COMPOSER UN TERRITOIRE DU SENSIBLE

Michel de Certeau distingue le « lieu », endroit structuré et organisé par les urbanistes, de « l’espace » qui est, lui, produit par les pratiques et les vécus des habitant·es. L’espace est un lieu pratiqué c’est-à-dire transformé par nos usages et nos déplacements. Quels peuvent être ces usages ?  Se pourrait-il que nos respirations dessinent un espace ? Car bien avant même de nous mouvoir, de marcher, courir ou bien danser dans un espace, nous y respirons. La respiration peut-elle être abordée comme une pratique significative dans un espace et une façon d’habiter un milieu ?  

Inspiration. Expiration.

L’auteure Marielle Macé propose un regard très intéressant sur cette question. Elle écrit justement que l’acte biologique de respirer est profondément lié à notre manière d’habiter le monde. L’air est un bien commun qu’il nous faut partager et préserver. Son essai aborde la respiration comme enjeu écologique, politique et sociale. Nous sommes à bout de souffle, essoufflé·e·s, et il nous faut réapprendre à respirer (pour mieux habiter).

L’essoufflement naît de nos fatigues accumulées, du besoin de s’adapter sans relâche à un monde en surchauffe. Un monde où les crises se succèdent sans nous laisser le temps de reprendre notre souffle.
La respiration est une forme d’acte subversif. M. Macé

Mais comment parvenir à mieux respirer dans l’espace urbain ? La respiration étant une action quasi invisible mais tout de même perceptible, peut-on l’écouter ? 

Le verbe « écouter » signifie « tendre l’oreille ou prêter attention à ce que l’on peut entendre » (CNRTL). Cette définition suggère une relation, une intention d’attention envers quelque chose ou quelqu’un. C’est précisément cette connexion au monde que le sociologue, Hartmut Rosa propose de repenser avec son concept de « résonance ». Dans Du remède à l’accélération, il dresse le portrait d’une modernité traversée par une vitesse croissante, illustrée notamment par un voyage en Chine en octobre 2017. Il y analyse cette dynamique d’accélération dans les villes qui nous mène à l’aliénation (burn-out, perte de sens) et explore les façons de recréer des expériences permettant d’y échapper.

    Comment expliquer qu’un soir le monde me semble chanter et que, le lendemain, il me toise en silence ? H. Rosa

Selon Rosa, il ne faut pas tenter de ralentir notre monde mais d’y résonner. La résonance n’étant pas un état émotionnel mais une forme de relation. Il faut repenser nos liens avec les autres, à nos gestes, à nos mouvements en essayant, plutôt que de ralentir nos rythmes, d’essayer de se connecter à notre environnement. Ressentir plutôt que subir.

L’écoute, en tant qu’attention portée au monde sonore et désir de connexion avec son environnement, pourrait-elle être une porte d’entrée vers la résonance ? Pour approfondir cette réflexion, je me tourne vers Makis Solomos, qui envisage l’écoute musicale non seulement comme une expérience intime, mais aussi comme un acte capable de façonner un espace commun. Selon lui, il est essentiel de repolitiser nos écoutes, de les ancrer dans une approche « située, incarnée, impliquée », en interaction constante avec le milieu qui nous entoure, de passer de la sphère intime à la sphère publique.

Le trouble persiste encore entre écoute musicale et écoute non musicale mais peut-on imaginer une écoute commune pour tendre vers la résonance ? Peut-on envisager une écoute collective en dehors du cadre musical et au sein de l’espace public ?

Moi je crois à l’écoute, Lorca. A l’accueil du monde. Parce que lorsqu’on écoute, on partage quelque chose avec quelqu’un qui l’exprime, qui s’expose. Plus simplement même, nous faisons corps avec la salle telle qu’elle vit, sans l’impacter. A. Damasio

Mais comment développer une écoute commune dans un espace urbain au paysage sonore souvent décrit comme bruyant, cacophonique… ? comment envisager un arpentage plus sensible de nos environnements ?   

La somme des corps en coprésence n’a jamais fait communauté. En témoignent les rames bondées de la ligne 13.  A. Idelon

A travers la découverte de l’Ampelmänschenn, il me semble que des dispositifs peuvent peut-être nous permettre d’essayer d’écouter nos respirations et ainsi d’ouvrir une fenêtre de résonance dans l’espace urbain.


L’AMPELMÄNNCHEN

À Berlin, en arpentant les rues, j’ai découvert l’Ampelmännchen. Ce feu piéton, vestige de la guerre froide, est bien plus respecté qu’à Paris. Sans doute parce que les routes sont larges et la circulation rapide, chacun attend sagement ce petit bonhomme lumineux : rouge, on patiente ; vert, on traverse. Portée par la foule, j’ai instinctivement adopté ce rythme, et c’est ainsi que j’ai pris conscience de son impact sur ma déambulation.

Dans cet instant, une ou plusieurs personnes appuient sur un BOUTON pour accélérer le passage du rouge au vert. Contrairement aux feux classiques, où l’attente est subie, le·la piéton·ne devient acteur·rice de son propre rythme, transformant ainsi un temps d’attente en une action volontaire. Puis si l’on revient à l’écoute : l’Ampelmännchen émet un « CLIC CLAC » rythmé, un signal sonore discret mais structurant. Ce design sonore invite les corps à se détacher visuellement du passage, à laisser errer leur regard sur le paysage ou à croiser celui des autres piéton·nes. Si l’on considère que la musique peut influencer notre rythme cardiaque, notre tension artérielle et même notre respiration, alors ce « clic clac » pourrait lui aussi jouer un rôle d’harmonisation des souffles. Un « bpm urbain », imperceptible mais présent, qui synchronise les corps dans un mouvement commun. Enfin, le respect de ce feu engendre avant tout un ARRÊT collectif. Tous les corps suspendent leur mouvement pour repartir ensemble, créant une synchronisation spontanée dans l’espace urbain. Aux coins de rue, des groupes éphémères se forment, unis par cette attente commune du signal de passage. Cet instant amplifie non seulement la perception sonore, mais renforce également le sentiment de partage de l’espace public, où l’écoute et le rythme urbain deviennent des vecteurs de connexion entre inconnu·es.

Ainsi, en appuyant sur un bouton, les piéton·nes deviennent acteur·rices de leur attente et le signal sonore de l’Ampelmänchen introduit une dimension d’écoute qui harmonise les souffles et les corps pour transformer ce temps d’arrêt collectif en une brève expérience de résonance.

Cette chorégraphie inconsciente conduit les habitant·es à participer a une composition collective, inscrite dans la partition sonore de la ville. En s’alignant instinctivement sur ce BPM urbain, une respiration commune émerge brièvement, un souffle partagé, un instant d’harmonie fugace dans le tumulte de l’espace public.

*CITY AS A DANCEFLOOR*

Ces réflexions font écho à mon sujet de recherche sur les dancefloors de musiques technos. Là aussi, un BPM commun, une écoute collective, un espace partagé transforment une foule d’individualités en une entité mouvante et unifiée. Des individualités de passage devenant 1 pour 1 moment.

Comment transformer notre manière d’écouter la ville pour qu’elle devienne un espace sensoriel partagé, à l’image d’un dancefloor ? Dans une époque où les métropoles s’étendent sans cesse, comment raviver les sens et tisser des liens entre les habitant.es ? Ces questions restent ouvertes, mais une piste semble émerger : réapprendre à écouter, à respirer ensemble, à créer des rythmes communs. Peut-être est-ce là, dans ces instants furtifs de résonance, que réside la possibilité d’une nouvelle manière d’habiter le monde.

Alors que je me demande toujours, comment en tant qu’artiste penser un dispositif travaillant à reveiller ces sens, voici ci-dessous une vidéo d’expérimentation où un corps écoute, bouge et respire à travers l’espace urbain.

MORGANE 🙂

 


DAMASIO Alain. Les Furtifs, 2019

DEBORD Guy. « Introduction à une critique de la géographie urbaine », 1955.

–, « Théorie de la dérive », 1958. 

DE CERTEAU Michel. L’Invention du quotidien, 1990

IDELON Arnaud. Boom boom, politiques du dancefloor, 2025

MACE Marielle. Respire, 2023

ROSA Hartmut. Du remède à l’accélération, 2018

SOLOMOS Makis. « L’écoute musicale comme construction du commun », Circuit : musiques contemporaines,   2018.

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