Moby Dick et autre baleines – une plongée dans nos récits
Je pensais mon intérêt pour la baleine original car focalisé sur un animal marin, qui s’impose dans les esprits aussi bien par sa taille que par la rareté de ses apparitions. Cette impression était renforcée par un regard extérieur qui jugeait ce choix enfantin ou fantaisiste. Je pensais donc cette démarche quelque peu insolite, la baleine étant devenu l’être qui cristallisait mes questionnements écologiques, je le pensais, de manière fortuite.
Mais il s’est rapidement avéré en me lançant dans mes recherches que ce raisonnement était incorrect. Les baleines avaient depuis longtemps été un sujet de fascination. La mienne n’était pas une trouvaille récente ou un fait surprenant. Elle s’inscrivait dans la lignée d’autres étonnements, réflexions, voire obsessions. Ce cétacé a toujours traduit le rapport qu’entretiennent les hommes avec leur monde, leur positionnement face aux autres espèces, leur niveau de connaissances des êtres, des terres et des techniques. Les baleines font le pont entre les faits historiques, l’imaginaire culturel et les connaissances scientifiques. Me plonger dans notre imaginaire culturel sur les baleines a été une exploration et une navigation dans cet univers, la découverte que nos mythes et légendes, religions, ouvrages, façonnent et rendent compte de nos perceptions. Nos actions, destruction ou volonté de protection sont intimement liées à cet imaginaire.
C’est ce qui m’a emmenée vers divers écrits et finalement vers ce récit de chasse : Moby Dick. L’image que j’avais de cet ouvrage était celle d’une narration communément appréciée racontant une histoire de traque. Mon idée de m’extirper des textes les plus connus et célébrés en Occident venait à mon sens d’une envie de m’éloigner de ce discours général. Une vision collective d’un animal qui vit sous l’eau sans grande intelligence, car dépourvu de la nôtre. Ou celle d’un animal totem, gage de notre impérialisme, car nous pourchassons un être qui nous dépasse en poids et taille mais qui ne peut rivaliser en puissance. Je voulais éviter les textes exposant la domination des humains sur cette espèce car je pensais ainsi découvrir, loin de ce discours, pourquoi les baleines me fascinaient autant. C’est pourtant en me plongeant dans ces lieux communs que cette autre voie/voix que je cherchais à entendre est apparue de façon plus claire. C’est en lisant nos textes admis par la majorité, qui ont servi de base, d’inspirations pour d’autres œuvres, ces textes fondateurs dans nos sociétés – et donc dans nos visions et dans le traitement des baleines – que j’ai compris que cette autre voie.x avait toujours été là.
Nous avons voulu exterminer les baleines parce que nous avions (et avons toujours) peur d’elles. Les récits de nos chasses sont les récits de nos angoisses et de nos méconnaissances. Nous avons peur de ces êtres aux proportions gigantesques, qui développent des techniques qui nous dépassent et que nous ne pouvons observer que dans un milieu étranger, parfois au péril de nos vies. L’histoire de la baleine et les histoires sur les baleines sont l’histoire de notre petitesse, de notre fragilité, de forces qui nous dépassent, camouflées par un voile de domination, de violence et d’ignorance. Sous le vernis, cette image apparaît de façon très nette. Et les histoires de baleines se font remises en question, emblèmes de combats environnementaux ou de la planète en péril.
Je me suis ainsi plongée dans notre imaginaire culturel concernant les baleines. Je me suis intéressée aux religions du livre, aux mythes grecs et romains et à leurs adaptations dans la littérature et au cinéma. Moby Dick a été le seul récit de chasse que j’ai étudié et qui curieusement rassemblait nombre d’éléments puisés dans toutes ces références. S’y croisent des références bibliques, mythologiques, scientifiques et historiques. Cette lecture m’a montré que les idées concernant les baleines qui peuplent nos ouvrages viennent de loin et forgent nos manières de penser et d’agir.
La chasse est un moment particulier car elle est le lieu d’une grande violence qui engage de façon exacerbée nos conceptions de cet être et nos questionnements quant au rapport à cette espèce. C’est par cette action qu’on tue, c’est à cause d’elle qu’on se trouve forcés de changer notre rapport au monde. Elle est le lieu de nombreuses contradictions : elle est un moyen de connaissance pour les humains mais avant tout une voie de destruction pour les baleines. La chasse montre la grandeur de ces êtres mais cette dimension accroit la menace : leur majesté ne peut être due qu’à leur caractère diabolique, accentuant la frayeur des marins. La chasse permet une prospérité là où elle crée un déclin. Elle cristallise nombre de thématiques qui ici se croisent et se conjuguent.
Ces contradictions font écho à la dualité de la baleine, binarité installée grandement par la religion. A la différence des sociétés animistes qui donnent une place centrale aux animaux, et tachent de vivre avec eux sur une même ligne horizontale, les religions du livre ont grandement contribué à bousculer ce rapport et à le positionner sur une ligne verticale. Animus, en latin l’âme ou l’esprit, n’appartiendrait dans l’islam, le christianisme et le judaïsme qu’à l’humain que Dieu a fait à son image. Les autres espèces en seraient dépourvues ce qui crée une nette différenciation, une rupture intégrée à notre système de pensée, et explique le traitement des animaux sur lesquels les humains considèrent avoir des droits.
La baleine est cependant mentionnée dans toutes les religions se référant à l’Ancien Testament. Elle apparaît dès la Genèse, et en étant mentionnée dans les textes sacrés, elle se présente ainsi une créature crée et voulue par Dieu :
« Les Pères de l’Église n’ont eu de cesse de commenter les pages de la Bible relatives à la mer (Rougé 1982 ; Perrin 2002). Tout ce qui en sort ne peut être sans intention divine. » (Guizard, Fabrice. « Delfines nec non et ballenae… Les cétacés de l’Atlantique nord au haut Moyen Âge : représentation, identification et consommation ». Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, 2018. p. 118. )
La mer est vue comme un environnement mystérieux et peu amène d’où surgissent des messages et des messagers divins. Dans les trois grandes religions monothéistes, on retrouve la baleine dans l’histoire de Jonas. Jonas, qui signifie « baleine » en araméen, est appelé Yônah dans la religion juive, « colombe » en hébreu, et Yûnus ou Dhû-n-Nūn, « l’homme à la baleine » en islam. Pour les trois religions, il s’agit d’une histoire de rédemption, Jonas étant avalé par une baleine et revenant ensuite à la surface et à la vie terrestre. La baleine est ainsi associée la miséricorde et a une forme de résurrection. Elle représente les abysses profondes et effrayantes à l’intérieur desquelles est plongé Jonas mais également le lieu du pardon de ses péchés qui lui permettent de revenir purifié dans le monde terrestre. La baleine porte l’idée de transformation en ressemblant à la porte des Enfers tout en jouant le rôle d’un sas salvateur. Elle est la caverne où a lieu la résurrection. Cette histoire reprise dans les trois religions abrahamiques avec quelques variations place la baleine dans les textes sacrés comme un figure de repentir, objet de frayeur mais lieu de refuge et de salut. Le livre de Jonas est ainsi inscrit dans la liturgie de Kippour, Jour du Grand Pardon.
Cependant la baleine est également associée aux monstres marins et au pire d’entre eux, dépeint dans la Bible et le Talmud : le Léviathan. Le Léviathan, monstre biblique, est présenté dans le livre de Job et d’Isaïe comme un monstre marin colossal. Sa forme est fluctuante, il est parfois assimilé à un serpent, à un crocodile ou à un dragon. Sa bouche serait la porte des enfers et son augure, le pire des présages. Il est associé à la tempête, au bouleversement et à la destruction du monde. Le Léviathan ferait véritablement référence à une espèce de cachalot mangeur de baleine qui aurait vécu au Miocène, le Léviathan Melvillei (nommé ainsi en l’honneur d’Herman Melville, l’auteur de Moby Dick). Le terme a été néanmoins utilisé de manière régulière pour designer la baleine avec l’interprétation faite dans les textes sacrés : la monstruosité et l’effroi. La baleine navigue ainsi entre deux eaux, la religion lui bâtissant une légende de monstre marin et d’envoyé des Dieux permettant miséricorde et résurrection.
L’idée d’une baleine entre monstre et prodige se trouve aussi dans la mythologie grecque et latine. La racine du mot Cétacé se trouve dans le nom de la déesse des dangers de l’Océan, des baleines et des monstres marins. La déesse marine se nomme Kêtos en grec et Cetus en latin. Elle est la fille de Pontos, la mer et Gaïa, la Terre. Elle est la mère de nombreux monstres dont Scylla ou Les Gorgones. Cette déesse incarne les dangers en mer et de fait, les termes Kêtos et Cetus sont les termes utilisés dans les textes pour désigner nombre de monstres marins. Le monstre marin incarne et matérialise ainsi les angoisses humaines. Il est un inconnu visible qui incarne un inconnu intangible : la peur d’aller en Mer, le voyage, la mort. Il apparait comme un être informe ou aux formes hybrides qui le placent en dehors de l’humanité, loin des humains qu’il pourchasse. Mais il peut également se faire monstre au sens étymologique de monstrum, avertissement des Dieux, prodige. Il se présente comme l’allié des Dieux, un compagnon ou un envoyé de Poséidon par exemple.
La chasse à la baleine convoque ainsi cette dualité. La baleine effraie, elle est un être mystique, rêvé, à pourchasser et dont la capture doit être célébrée. La chasse apparaît ainsi comme une réponse active dans une situation où l’homme refuse de jouer un rôle passif. Il affirme sa victoire sur une espèce qui a pensé pouvoir le dépasser, lui échapper. C’est affirmer une domination et répondre à la peur que pense pouvoir installer un être par une plus grande sentence : la mort.
Mais cette peur, ce n’est pas la baleine qui la crée, c’est l’humain qui la forge dans son esprit. La peur des profondeurs de l’océan et de la pire des morts, la noyade, sans sacrements ni sépultures. La peur d’un être aux capacités et possibilités que l’on a du mal à résumer alors que ce monde a été créé pour l’homme. On prête ainsi des qualités si incroyables ou fantastiques à la baleine qu’alliées à la peur, l’envoyée divine se voit classée en envoyée du Diable. C’est ce qui justifie le besoin de tuer, de chasser, la légitimité de vivre de son sang, de sa graisse et de son huile.
Herman Melville écrit Moby-Dick en 1851. Lui-même marin et embarqué sur un baleinier, il s’est inspiré de ses propres aventures et observations. Il raconte la quête de la baleine blanche Moby Dick par le capitaine Achab. La baleine lui a arraché la jambe et devient son obsession. Il entraine tout son équipage dans cette traque et le conduit à sa perte, laissant le narrateur Ismaël comme seul survivant.
En-dehors des récits de chasse qui apportent des informations sur les connaissances, techniques et usages de l’époque, c’est véritablement le statut de cette baleine qui m’intéresse. Sa blancheur divine brouille les lignes. La baleine incarne ainsi une dualité, une figure d’envoyée céleste mais qui, par son association aux profondeurs inquiétantes, se mue en créature diabolique. C’est ce que pointe également Michel Pastoureau dans un ouvrage paru il y a quelques mois « La Baleine, une histoire culturelle » :
« Ismaël, quant à lui, est épouvanté par la blancheur de l’animal et par les cicatrices que celui-ci porte sur la tête. Il croit y voir des hiéroglyphes qui font de ce cachalot monstrueux un être surnaturel. De fait, l’animal est particulièrement violent, rusé, obstiné, d’une férocité et d’une intelligence hors du commun, peut-être supérieures à celles de l’être humain. »
(Pastoureau, Michel. La Baleine, une histoire culturelle. Editions du Seuil, 2023, p. 130.)
Elle est un être supérieur, en-dehors des atteintes des humains et c’est précisément pour cet aspect que le désir de s’emparer d’elle est plus fort.
« Accoutumés à semblables magies, sachant que la Baleine blanche avait échappé vivante à des assauts répétés et intrépides, il n’est pas surprenant que les baleiniers aient poussé leurs superstitions jusqu’à affirmer que Moby Dick était non seulement omniprésent mais qu’il était encore immortel (l’immortalité n’était que l’ubiquité dans le temps), que des forêts de lances dans les flancs le laissaient intact et que même si l’on parvenait jamais à lui faire souffler un sang épais, cette vue ne serait qu’une effroyable illusion, car, à des lieues de là, sur des lames non rougies, son souffle monterait, immaculé. »
(Melville, Herman. Moby Dick. Ebooks libres, 1851, p. 272.)
Le caractère surnaturel de la baleine justifie l’échec des humains à la capturer. Cet aspect pourrait constituer une forme de protection, mais par son association aux forces négatives et maléfiques, la baleine devient une prise encore plus belle pour les humains. Cela motive leur lutte et motivera également leur perte.
« Pas de dignité dans la chasse à la baleine ? La dignité de notre vocation, le ciel même l’atteste. La Baleine est une constellation australe. Il suffit ! Enfoncez votre chapeau devant le Tsar et tirez-le à Queequeg ! Il suffit ! Je connais un homme qui, au cours de sa vie, a pris trois cent cinquante baleines. Je tiens cet homme pour plus respectable que ce grand capitaine de l’Antiquité qui s’est vanté d’avoir pris autant de villes fortes. »
(Melville, Herman. Moby Dick. Ebooks libres, 1851, p. 177.)
Cette histoire écrite au XIXe siècle fait écho au véritable destin des baleines, à leur première disparition évitée de peu et aux nouvelles menaces qu’elles affrontent. Ce sont les mêmes raisons qui poussent les hommes à s’attaquer à elles dans les ouvrages et films récents. Cette histoire résonne ainsi curieusement avec Avatar II. Les baleines sont admirées mais c’est pour cette raison que leurs captures sont recherchées pour permettre aux humains de les consommer et de perdurer en repoussant leurs limites biologiques.
Ce qui évoque le tragique des humains dans cet ouvrage c’est l’issue fatale qu’ils poursuivent activement en pensant pourchasser Moby Dick. Le cachalot est insaisissable et c’est bientôt leur propre perte qui est beaucoup plus palpable. Les humains, aveuglés par leurs idées préconçues, la rage de se voir bernés par une autre espèce et cette intarissable soif de revanche, foncent droit dans le mur et vers leur propre extinction.
Cette traque est nocive aussi bien pour leurs proies que pour les chasseurs. Et par extension cette chasse fait écho à la nôtre, une chasse aux ressources qui a failli causer la disparition de cette manne que représentaient les baleines. Une course effrénée à laquelle nous participons toujours alors que les alertes concernant notre embarcation et les conditions de navigation sont toujours plus nombreuses. Se défaire des idées sur lesquelles nous avons construit nos visions du monde est complexe mais continuer à naviguer toute voile dehors tel Achab sans changer de cap est suicidaire. Et curieusement cela fait écho à nombre de réflexions actuelles à une époque où nous parlons de l’urgence d’une transition. Transition qui passe par une nécessaire refonte de notre rapport au monde, de notre système de valeurs et par la fin d’une course à la production, à la croissance et à la consommation. Moby Dick et le contexte historique de ce roman présentent cette histoire comme une fable à laquelle nous devrions prêter l’oreille. Dans le roman, l’histoire d’un équipage qui a sombré. Dans notre histoire, le récit de tout un système bâti sur le dos des baleines : des villes allumées par leur huile, des ustensiles fabriqués en os, des engrais en viscères, des cordages en tendons. Des sociétés qui se développent sur la mise à mort des baleines et qui ne s’arrêtent que lorsque la ressource est presque tarie. Non car elles réalisent leur erreur mais car une autre ressource moins chère et plus performante est découverte. La ressource exploitée devient un vestige du monde d’avant, un énorme anachronisme qui n’a pas sa place dans une société où tout va vite, la consommation comme la disparition. Mais que se passe-t-il lorsque ces éléments considérés dépassés mais garants de notre stabilité disparaissent ? Et lorsque la ressource remplaçante n’existe pas ?
On se raconte des histoires pour justifier nos actes et donner du sens au monde qu’on fabrique mais ces mêmes histoires permettent d’en écrire une autre. Une histoire qui ne serait pas celle de l’humain pour l’humain au mépris des individus avec qui nous cohabitons et des espaces qui nous rassemblent tous. Tel Moby Dick, les récits de nos erreurs et de nos incompréhensions permettent en filigrane une réécriture éclairée. Je m’intéresse donc à cette autre voix, et pour raconter ces histoires, je fais appel à des vieux sages qui ont vu toutes les époques passer, nos attaques comme nos repentirs, nous ont vu aspirer le monde et leurs ressources. Je laisse la voix des baleines se faire guide, guider mes mouvements qui vont dessiner ce nouveau tableau. Leurs chants vont tracer les contours d’une nouvelle narration, surement imprécise, mon corps se faisant traducteur. Raconter en mouvements et non par notre parole gonflée de toute notre histoire, nos préjugés ou présupposés. Tenter de les suivre pour raconter une histoire qu’on a toujours voulu raconter pour elles. Un monde qu’on a voulu penser sans elles. Pourtant ce monde elles le connaissent bien, elles l’habitent depuis 50 millions d’années.