Mémoire/Images/Traces numérique/Archives

Notes sur un chemin en train de se faire. 

Je me rappelle du moment, à l’âge de 11 ans, devant l’ordinateur fixe de mes parents, circulant à l’intérieur d’un compte Facebook fraîchement créé. Je voyais des images d’une foule criante et du feu partout, des voix qui exprimaient une colère mêlée à la douleur, le cri qui détruit quelque chose, annonçant une nouvelle ère. Un dégage qui fait trembler la terre, puis un nous fièrement porté, portant l’espoir d’un lendemain à la gloire des martyrs.

Depuis toujours et plus que jamais, il est essentiel d’entretenir le feu comme des échos permanents. Le feu est une question de contact. À partir de là, le projet entretient sa flamme à partir de la notion de rencontre : celle entre l’image et l’expérience de l’image, ce qu’elle évoque comme mémoire et affect, ce qu’elle nous révèle et émeut à sa première vue et ce qu’elle évoque à son énième vue. Maintenir la rencontre comme un geste d’archive, intrinsèquement politique. Penser l’image à énième vue, non pas comme une trace d’un temps mort, mais comme une forme de vie, porteuse de nouvelles vies.  

La lutte contre l’oubli ne se réduit pas à conserver simplement les images d’une libération passée d’un peuple avant qu’elles ne soient englouties par le passage du temps et le flux incessant des données. Je l’inscris dans le processus d’une histoire en cours, dans un dialogue perpétuel et une dimension collective. L’essence de mon projet, ou du moins de mes aspirations, réside également dans le désir de donner place aux émotions évoquées par les événements passés. Le projet traite la question de la mémoire collective et envisage la création d’une archive comme une interface à voix multiples pour une identité qui est la mienne et celle des miens. C’est ainsi que l’idée de la plateforme digitale émerge, tant comme prétexte que comme objectif, pour ce projet.

CHEMINS: EXPÉRIENCES, QUESTIONS ET GESTES D’ARCHIVE : 

ARCHIVE | INSTITUTION 

Au sein des Archives Nationales de la Tunisie, existe près de mille éléments relatant les événements qui ont précédé le 14 janvier 2011. Une archive conçue grâce à la constitution d’un collectif composé de l’association Dostourna et d’académiciens indépendants en partenariat avec des représentants des institutions des Archives Nationales et de la Bibliothèque Nationale. Le  processus commence par la phase de la collecte : des étudiant.e.s-documentalistes se sont rendus principalement dans les villes dans lesquelles des soulèvements importants ont eu lieu. Ils ont procédé à la collecte de photographies et de vidéos auprès des habitants. Ils ont consigné toutes les informations associées aux vidéos, telles que l’auteur, le lieu, la date et le donateur ou la source en ligne, afin de créer une base de données indexée. Ces informations, j’ai pu les comprendre grâce à un article de la monteuse Selma Zeghidi, chargée du montage des vidéos dans le cadre d’une exposition réalisée à partir de ce travail d’archivage : “Before the 14 th. Instant tunisien“. En la lisant, mon envie de donner vie à une mémoire trouve un écho avec ce projet élaboré par ces institutions : « motivé par la crainte de voir disparaître la matière produite par les protagonistes de la révolution. Cette matière a constitué autant un témoignage du moment vécu et une dénonciation des violences subies qu’un moteur d’une chaîne de solidarité facilitant la propagation du mouvement sur le territoire grâce à sa diffusion massive sur Internet. » 1

Le fonds est accessible pour consultation aux Archives Nationales. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de me questionner : quel est l’intérêt d’extraire des éléments qui ont existé dans des espaces cybernétiques pour les enfermer dans une forteresse ? Si la contrainte financière est en cause, il convient alors de se demander quelles actions pourraient être entreprises pour contourner la nécessité d’un serveur en ligne ?

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Cet été, j’ai passé quelques jours dans cet endroit afin de consulter les archives. Au début, on m’a demandé si j’avais soumis une demande spéciale pour accéder au fonds. J’ai répondu que j’avais déjà pris contact avec les archives et qu’on m’avait assurée que la consultation était libre. On m’a demandé de patienter. J’ai attendu que le responsable informatique connecte un poste informatique installé dans l’un des bureaux du personnel. Il était assez interessant d’explorer un espace bureaucratique au sein d’un système institutionnel complètement désynchronisé avec l’origine cybernétique de fragments initialement conçus dans une effervescence révolutionnaire dans le but d’être partagés avec le plus grand nombre possible de personnes. Les images au sein du réseau déconstruisent la forteresse, et le système la reconstruit, ou du moins veille à ce qu’elle persiste.

Mon expérience de consultation fut parsemée de dysfonctionnements. À titre d’exemple, j’ai dû télécharger les vidéos originellement hébergées dans un fonds open source en ligne, bien que ce dernier fût à accès restreint (privé). Le navigateur n’était pas à jour et refusait de les lire. Ce problème technique a prolongé la durée de mes recherches, tandis que la RAM de l’ordinateur montrait des signes de surcharge due aux téléchargements répétés. Après avoir émis plusieurs réclamations, j’ai dû m’accommoder de cette cadence. L’expérience était assez singulière, le goût de l’archive 2 au sens d’Arlette Farge est mêlé au gout des conditions que m’impose le lieu de l’archive. 

L’endroit où se manifestait l’archive que je consultais, bien qu’héritier du système occidental d’archivage dans son fonctionnement, demeure d’un part moins ritualisé et dispose de moyens moins conséquents pour maintenir les conditions généralement attendues de l’expérience de l’archive. Par ailleurs, je me place de manière critique par rapport à la position des traces digitales au sein d’un système fortifié. Malgré cela, je me réjouis de cette expérience, car je la trouve parfaitement représentative des problématiques inhérentes à mon travail. Je suis en fin de compte satisfaite d’avoir été intégrée parmi les collaborateurs de l’archive, même si cela ne s’est pas déroulé dans le silence ou dans une certaine relation intime avec le matériau. Cela a renforcé la dimension transactionnelle de l’objet filmique. La présence de plusieurs paires d’yeux fixés sur l’écran a rendu l’expérience plus collective : à certains moments, chacun se remémorait les jours de révolution, partageant des témoignages intimes sur les quartiers qu’ils habitaient, l’atmosphère d’un état d’urgence sous couvre-feu et les souvenirs des coups de feu3. Une fois habitués à ma présence, les fonctionnaires discutaient de l’actualité de chacun, offrant une perception à la fois historique et contemporaine.

Le contenu du fonds était particulièrement riche. Je parcourais les vidéos en suivant la catégorisation établie par les mots-clés. Par exemple, en sélectionnant des termes tels que “Affrontement nocturne”, “Martyr” ou encore “Police”, j’avais accès à l’ensemble des vidéos traitant du sujet correspondant au mot-clé choisi. Ces mots-clés sont généralement attribués en fonction de la ville ou du lieu où ont eu lieu les émeutes ou les manifestations. Ils englobent également des termes tels que police, affrontement, et affrontements nocturnes. Les mots-clés peuvent être associés aux entités/personnages impliqués dans l’événement ou à des thèmes récurrents tels que la mort, l’incendie des postes de police ou la destruction des symboles de la dictature, comme le portrait de Ben Ali.

Malheureusement, je n’ai pas pu voir l’ensemble des vidéos présentes dans le fond, car je quittais Tunis. Cependant, j’ai pu alimenter mon carnet de paroles de protagonistes et des slogans révolutionnaires, ainsi que des mots-clés et des dates de vidéos qui m’intéressaient, dans l’espoir de les retrouver en ligne pour les revoir, puisque l’archive n’est accessible qu’à partir du petit poste au bureau des fonctionnaires de l’institution. J’y retournerai. 

 

DIALOGUE | IMAGE |ARCHIVE :

 
Depuis l’année dernière, j’ai entrepris une collecte de vidéos dans l’espace cybernétique en établissant une liste de mots-clés comprenant des dates, des lieux, des hashtags, des événements, des éléments visibles et sonores, ainsi que des personnages et entités. Ces informations sont rassemblées en invoquant ma mémoire et en faisant référence à des écrits qui tracent une chronologie d’événements liés à la révolution tunisienne. L’objectif de cette collecte vise la création d’une plateforme d’archivage en ligne, un espace d’exploration partagé. Entre-temps et au cours de ce processus, j’engage également un dialogue avec l’image pour susciter la réflexion. Je me concentre principalement sur les récits singuliers et subjectifs des vidéos qui m’interpellent et me touchent, ainsi que sur les propriétés esthétiques de la basse résolution. Le dialogue, sous forme d’expérimentations, ainsi que l’analyse des images et des expériences de visionnage, me permettent de penser l’archive. 

**Table de montage, brouillon 1, avec des pistes de réflexion4 : 

J’ai ouvert mon logiciel de montage et j’ai importé quelques vidéos. Certaines perdent de leur fluidité lors du transfert sur la table de montage. D’autres, déjà trouvées, présentent des défaillances causées par la compression et les multiples transferts, tandis que d’autres demeurent en parfait état. J’avoue ne pas encore savoir quoi en faire. Je suis guidée par mon intuition, les voix criantes dans ces fragments de mémoire, les corps filmant et les corps apparaissant, ainsi que le feu, visible et invisible à la fois, l’invisible étant ressenti.

*Tenir une arme dans la main, une caméra, pourrait évoquer un sentiment de pouvoir. Filmer l’arme jetée sur vous, enveloppé de gaz suffocants, est un acte qui capture visuellement l’oppression imposée et la résistance qui prend place. L’image devient votre unique arme, encapsulant l’expérience subjective, se transformant en un document visuel capturant le sujet, les émotions, les tensions et le corps en action. Vos fragments constituent une déclaration d’existence qui s’oppose à l’oubli et au récit qui pourrait invisibiliser votre expérience vécue.

*Les fragments d’images pixelisées d’une ère antérieure à la haute résolution créent une atmosphère fantomatique, projetant des silhouettes éthérées et évoquant des souvenirs lointains. L’absence de fluidité dans l’image, initialement perçue comme une défaillance technique, commence à être à mes yeux un phénomène naturel des images numériques, autrement dit, leur dimension organique. La détérioration technique contribue au récit que l’on peut attribuer à la lecture de ces images. Dans ce contexte, Hito Steyerl défend la notion d‘image pauvre, dont la transformation est due au partage et aux transferts infinis de ses habitats. Elle est une idée visuelle libre dans sa circulation et détaché de la netteté en tant que qualité ultime. Le feu en pixel à basse résolution apparaît étrangement plus enflammé.

*L’image possède une résolution changeante, comme une métaphore politique reflétant les fluctuations de notre histoire personnelle. Les images, fragments de mémoire, se révèlent être « un entrelacs nodal de relations»5, multipliant les connexions à d’autres images, comme des vies qui font contact. Les vidéos amateurs, surtout dans un contexte insurrectionnel, existent dans une toile interconnectée où les images ne sont pas seulement des témoignages individuels, mais des rencontres intra-subjectives.

*Mon ordinateur éprouve des problèmes techniques qui l’empêchent de lire correctement les vidéos sur le logiciel de montage. Mon intention était de les transférer depuis leur lieu numérique pour les manipuler. L’appareil surchauffe, offrant parfois uniquement la partie sonore et des images figées, puis à d’autres moments, un fragment sans l’élément sonore. Cette défaillance technique incite à réfléchir sur la fluidité dans ma relation avec la mémoire. La fatigue de mon ordinateur évoque la fragilité de nos propres systèmes mémoriels. La machine sature lorsque les souvenirs affluent, provoquant des hésitations, des lacunes dans la récupération et des distorsions. Dans ce contexte, la corrélation entre la machine défaillante et les intrications complexes de ma propre mémoire ne peut être ignorée. Comme la machine saturée sous le poids des données, ma mémoire peut être submergée par le flot incessant des expériences passées. La fragilité mise en lumière par la surchauffe de l’ordinateur résonne étrangement avec la vulnérabilité inhérente à la mémoire humaine. Nous sommes, après tout, des créatures sujettes à l’usure du temps, à la distorsion des événements et aux lacunes inhérentes à la récupération de souvenirs. Tout comme les fichiers corrompus sur un disque dur peuvent être altérés, perdus ou déformés avec le temps, la mémoire, par essence, est une entité malléable, et la technologie ne fait que refléter cette réalité. Au-delà de la simple métaphore, cette expérience technique défaillante m’invite à penser ma relation avec la mémoire. Alors que l’ordinateur ne peut que reproduire ce qui lui est donné, nous, en tant qu’individus, avons la capacité de donner un sens à nos expériences passées, de considérer le fragment du passé et l’affect suscité sur le présent, et ainsi, de prendre en compte les lacunes, de combler ou d’inventer. La réécriture n’est pas l’effacement. 

*George Didi-Huberman voit l’archive comme «une morphogenèse de l’affect»6, l’émotion comme un mouvement qui façonne l’espace environnant. Penser l’archive et l’émotion dans une dimension expansive qui anime l’espace plutôt qu’une expérience enfermée dans les limites d’un moi individuel.

*Où est le feu ? Cette question peut être interprétée de manière littérale ou métaphorique, évoquant la quête de quelque chose d’intense voire de destructeur. Elle suggère une recherche, une exploration, un désir de voir l’effervescence ou de raviver la flamme. Dans ce contexte, le cri de la foule soulève des réflexions sur le pouvoir collectif de déclencher le feu, une force qui brûle et régénère.  Dans un sens métaphorique, il y a une légère tristesse à le voir disparaître de notre présent, une disparition douloureuse. Comment préserver sa présence sans qu’il ne s’évapore complètement, sans qu’il ne nous consume et nous détruise ? Comment maintenir un feu qui guérit, de sorte qu’il persiste à la surface de notre mémoire ?

*Sur cette table de montage, j’essaie de creuser dans la métaphore pour décrire l’image et son état, une tentative capable de se développer ou d’être abandonnée. Ce que je conserve sûrement pour mes prochaines démarches, notamment pour le projet de la plateforme, c’est l’idée de conceptualiser l’archive de la même manière que l’on envisagerait l’entretien d’un feu. «Faire archive vivante», selon les mots d’Olivier Marboeuf.7

 

 

**Exercices de description : 

Décrire ces images rend compte d’une expérience de visionnage. Ma subjectivité crée une fiction à partir d’un fragment de vérité. En lançant la lecture de la vidéo, j’entre dans la mémoire encadrée d’une personne qui m’est inconnue. Je fais face à la subjectivité du filmeur tout en élaborant les mots de ma propre subjectivité. Écrire ce que je vois ne serait ni une description exhaustive, ni la vérité tout entière. Je pense dans ce sens à Arlette Farge quand elle dit :

«Dans ce jeu complexe, où apparaissent des visages – ne serait-ce que des ébauches – se glissent aussi de la fable et de l’affabulation, et sûrement la disposition de l’un ou de l’autre à tout transformer en légende, à créer une histoire ou à faire de sa vie une fiction.» 8

Je m’engage dans ces démarches de rencontre avec l’intention de créer de nouvelles formes de vie à partir de la forme initiale, de maintenir le dialogue et d’éviter l’idée d’un temps mort pour mettre en exergue un temps poïétique, constamment chargé de potentiels. Dans ce sens, et pour multiplier les subjectivités, j’ai pensé à des exercices de description collective comme celui que j’ai présenté lors d’une séance du carnet en ligne ce semestre. J’ai projeté l’état du brouillon avec quelques vidéos que j’ai collectées et j’ai demandé à mes camarades de décrire ce qu’ils et elles voyaient : 


  1. Selma Zeghidi, 2021. « Enjeux de la narration d’une révolution à partir d’archives vidéo : Instant tunisien ». Bulletin de l’AFAS. Sonorités, nᵒ 47 (novembre): 54‑71. https://doi.org/10.4000/afas.6339.
  2. Dans cet ouvrage, Arlette Farge relate son expérience en tant qu’historienne en explorant les archives judiciaires. Elle offre une description de l’ambiance régnant dans les bibliothèques et les salles d’archives en France. Au cours de ses rituels de consultation, elle partage ses rencontres avec des personnages du passé, alimentant ainsi sa réflexion sur la pratique de l’écriture historique tout en insufflant une dimension émotionnelle et intime à sa relation avec les archives. Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Seuil, 1989
  3. La vidéo amateur prend tout son sens dans la conception de l’archive selon Farge, considérée comme « une brèche dans le tissu des jours ». Cependant, dans cette perspective, la brèche représente l’événement, tandis que l’outil lui-même est beaucoup plus présent dans le tissu quotidien que les archives judiciaires. Bien entendu, dans ce contexte, nous évoquons un registre visuel de traces, nettement distinct, étant plus subjectif, vivant, intime et corporel. Ibid, p13.
  4.  https://vimeo.com/886273475/f3920bd7c0?share=copy
  5. Durafour, J. (2018). “Film. Ontologie des images et iconologie au-delà de l’humain”. Archives de Philosophie, 81, 269-286. https://doi-org.accesdistant.bu.univ-paris8.fr/10.3917/aphi.812.0269
  6. Georges Didi-Huberman, Tables de montage. Regarder, recueillir, raconter,« Le lieu de l’archive », Imec. 
  7. « L’archive comme lieu spéculatif (conférence et conversation avec Stéphane Martelly – FR) ». 2023. TOUJOURS DEBOUT (blog). 2 avril 2023. https://olivier-marboeuf.com/2023/04/02/larchive-comme-lieu-speculatif-conference-et-conversation-avec-stephane-martelly-fr/.
  8. Arlette Farge, Le Goût de l’archiveop. cit., p. 41.