Les Mefs, fond•off•formæTrans.

Commentaire autocritique sur un conte du Queeristan1 

Notes. Le texte original en bonne police se trouve en pdf ainsi que le conte les Mefs illustré et légèrement modifié. 

La recherche-création est un mouvement de révolution : la création vient, instinctive et nécessaire, puis dans un second temps, il faut ausculter de manière réflexive le sentiment extériorisé pour trouver ce qui, en son support matériel, parle de cette intériorité qui me reste somme toute, souvent mystérieuse. L’image, l’odeur et le bruit me viennent nettement, ils sont la première forme de la pensée. Ce n’est qu’après que surgissent la logique et le sens, justifiant les premiers. Ainsi, cet article part des retours que l’on m’avait faits sur la forme de la langue utilisée pour écrire mon conte Les Mefs, bien que cela me soit apparu d’abord secondaire. J’ai écrit cet article avec la pensée, qu’une fois le travail de réflexion sur la forme fait, je pourrais me pencher sur le fond. C’est avec un étrange sentiment de devoir accompli (puisque j’ai répondu aux remarques qu’on m’a faites sur la forme) et en même temps de frustration de n’avoir pas pris le temps de plonger dans le fond de mon conte, que je livre cet article. Si j’ai prévu d’écrire cette deuxième partie sur la signification des métaphores qui jalonnent Les Mefs, cette introduction de forme laisse encore libre les lectaires d’interpréter ce qu’iels veulent du récit poétique. Je livre donc ici seulement les résultats de mes explorations de forme concernant l’écriture inclusive.  C’est un article écrit avec passion, bien qu’avec un sentiment de soumission désagréable : la forme vient avant le fond, même si les deux sont liées. La dictature de la première sur le deuxième s’impose, et mon moi neuroatypique s’exaspère de tant de « small talk » abandonnant à regret la plongée immédiate dans le « deep chat ». 

J’en comprends cependant la nécessité. Trouver un terrain de discussion commun sur des sujets profonds n’est finalement pas une évidence. Les préliminaires protocoles de surface sont un rituel d’entrée dans l’intimité de l’autre, un préalable indispensable à l’exercice d’une intimité. Son dévoilement est une vulnérabilité dans un espace de sensibilités diverses, où l’on prend le risque de se confronter à l’incompréhension, au jugement d’autrui. Il vaut mieux alors s’assurer que la transmission soit « optimisée » par un langage qui nous est déjà commun. C’est là que vient un constat terrible : on ne peut exprimer ses profondeurs intimes qu’à travers une forme partagée et déjà familière de l’autre. Paradoxe. Exprimer une chose nouvelle dans une forme nouvelle, c’est l’assurance de ne pas se faire comprendre rationnellement parlant. Toucher, poétiquement, peut-être. Abandonner l’idée de se faire comprendre. 

Si l’art peut émouvoir, il reste difficile/impossible? de créer la compréhension intime d’une expérience (dans les Mefs, la transidentité masculine) à une personne cis-hétéro. Cela me fait penser à la nécessité des espaces de partage en non-mixité. Je me demande si mon conte est une histoire destinée à un public queer seulement. C’est étrange de constater que les Mefs disent quelque chose de complètement différemment aux personnes cis. C’est aussi parfois douloureux de constater que parce que cela ne racontent rien de cohérent à leur yeux, al leur faut modifier/justifier l’histoire ; afin qu’elle corresponde à leur logique cisnormée. Cette distorsion m’est une violence. Comme si, encore une fois, le récit tel qu’il était présenté ne se suffisait pas à lui même, qu’il fallait une validation cis pour le rendre cohérent. Je ne sais plus si j’ai envie de soumettre cette histoire au cis-gaze. 

Peut-être que mes contes n’ont pas pour destinataires des adultes qui apposent leurs lunettes, regard critique et leurs filtres de référence déjà formés sur eux. Peut-être que c’est un conte à destination ceuz qui absorbent sans chercher à confronter la logique propre à cet univers à une logique rationnelle (cisnormée) incorporée. Peut-être que c’est un conte pour les nouvelles sensibilités seulement, tout comme l’écriture inclusive. Un conte pour ceuz à qui tout reste à apprendre, pour qui une écriture non-sexiste est une évidence, qui n’ont pas encore à déconstruire puisque tout reste à construire. Je comprends la difficultés pour les personnes ayant intégré l’ancien paradigme d’accepter cette nouvelle manière de communiquer qui vient avec une autre logique, éloignée de la leur. 

L’écriture inclusive fait peur, puisqu’elle révèle une diversité intrinsèque à celle qui se croyait un, uni, indivisible, une nation, universelle. Avec les mots de Jacques Coursil qui analyse Glissant3 :

« l’homme [est] dans une inédite situation : en prise avec lui-même – avec sa totalité – pour la première fois ; conscient et troublé de toutes les parts de lui-même qu’il avait pu – Occidental – jusque là méjuger, voire ignorer, ou non-occidental – ignorer voire subir. [… l’Occidental] éprouve ses « parts » d’humanité qu’il ne s’était pas avisé, qu’il n’ était pas tenu (malgré les avertissements de Montaigne) de « considérer » . L’interculturel est partout dans cet Occident qui se découvre créole de l’intérieur, se découvre être un « chaos monde » , un « ‘Tout- monde’ [qui] entre de nouveau en Relation avec lui-même, le retour sur soi diffractant met au jour ses béances. […] La pensée unique, le sabir adamique occidental, s’effondre de son propre projet, l’absolu-tout-penser rationnel du logos. […] En clair, l’Un n’est pas homogène, mais divers : c’est une contradiction in adjecto. »

Dans un peuple où même la couleur est démonisée4, où l’altérité est un danger, la venue de la différence à l’intérieur même de l’ortho..graphe qui se démène pour être aussi droite/straight que possible depuis des siècles est un non-sens. Effrayant. 

« On ne fait pas du neutre n’importe comment. Il faut identifier les paradigmes existant en français entre masculin et féminin et les reproduire ou continuer au neutre, trouver une régularité4. »

Me dit lu cherchaire non-binaire Alpheratz.

Pourtant, j’ai terriblement envie de faire n’importe quoi avec cette langue qui m’a contraint, formé, formaté depuis l’enfance. Je reviens pourtant de loin, des 20/20 en dictée, arraché à la dyslexie, j’ai envie à présent de l’écorcher, de la déchirer, de la déglinguer, cette langue qui me tient puisque je croyais ne pouvoir m’exprimer que par elle. Je crave de créer des espaces de liberté, de poésie en elle, de raconter le vaste monde qui m’habite, et que pourtant, je ne peux saisir qu’avec ses mots traîtres à elle. Ces mots qui ne racontent qu’en déformant, et pourtant, les seuls qui puissent donner forme à ce qui est. Frustration de la main qui retrace mal ce que j’avais en tête, du parfum de la fleur qui n’est pas celui du rêve, des mots qui domptent la pensée mais qui ne la relatent pas fidèlement non plus. Langue traître qui m’habite et me rend brumeux mon propre intérieur. C’est ça. Folie de naître femme dans une langue patriarcale, naître queer dans une langue hétéro, de naître trans, intersexe ou fluide dans une langue binaire instituante. L’article du magazine Simonæ précise plus calmement : 

« Aujourd’hui, si une personne non-binaire ou agenre souhaite parler d’elle-même en français, elle ne le peut pas. […]  Comment exister lorsqu’il n’existe pas de mot pour se dire ? Même les néologismes créés par les militant·es souffrent de cet enfermement dans la binarité. Le pronom « iel » ; les mots-valises (nous employons chez Simonæ, par exemple, des termes comme « traducteurice » ou « naïfe ») : ces néologismes sont tous composés d’éléments morphologiques issus à la fois des genres féminins et masculins5. » 

Comment faire alors, pour aller au delà de la binarité ? Renier pour pronom « iel » qui sonnait doux comme le miel, mais traître enfin, poisseux lui aussi. Je pleure de désespoir de ne plus pouvoir parler. C’est là qu’arrive « al » fier comme un cheval crins dans le vent.  J’avais déjà entendu le pronom auprès des nombreuz adelphes poètes rencontræ dans mon parcours vers les langues non-binaires. 

Lu magnifique Alpheratz est l’an d’euz. Chers vous, heureusement que vous êtes là. Ce travail de langue que vous faites n’est pas pour moi. Je n’ai pas envie de systématiser, j’ai envie de faire n’importe quoi. J’ai envie de faire des hapax à gogo, à gaga : occurrences uniques de mots nouveaux et très vieux à la fois. Des mots aussi vieux que le monde a porté de visions qui n’ont pu être partagées. Qui sont restés coincés sur des lèvres ou peut-être même tout au fond d’intériorités. Seuls les hapax sont des clés à ces univers enfouis en chacan de nous. Comme ces oiseauw de l’univers des Mefs qui me semblaient si évidemment s’appeler comme ça, sans justification ni système, autre que la folie désirante de l’enfance qui rêve et crée. La poésie est un hapax permanent de phrases. Une vie hapax à travers le langage qui n’a d’autre mérite que de produire de la jouissance. 

Alpheratz fait partie de ces adelphes que j’attendais, et qu’en attendant, je rencontre et qu’en attendant, j’avais créés, fictifs, à travers mes contes. C’est un plaisir de naviguer sur son site, de lire ses entretiens d’adelphes, ces corps, ces cœurs, ces esprits qu’on ne voit pas d’ailleurs dans les médias mainstream. J’ai un besoin compulsif de les voir, les lire, les entendre me parler, pour me rassurer, c’est comme me palper mentalement, et être sûr que j’existe. Ces adelphes qui me sont finalement si familièr..es. Je pourrais me perdre des heures à cliquer sur tous les liens, comme si elle m’ouvre la porte sur un monde que j’attendais depuis si longtemps, si longtemps. Un des onglets de son merveilleux site à 1000 entrées où l’on peut se perdre des heures à naviguer indique : « portraits ». Je lis que la fameuse formule, renversée par Jo Güstin comme une revanche bien nécessaire a encore fait du mal

« [le masculin l’emporte sur le féminin] prononcé par une femme […]  J’ai tenté de me battre contre ce que j’ai considéré comme une erreur, une injustice, avec la maîtresse qui baissait la tête et se transformait en mur imperméable6. »

Entretien de K-ro Tyler par Alpheratz.

C’est un de ces témoignages qui me rappelle qu’il existe d’autres sensibilités ayant vibré de colère autant que moi. Comme ils sont précieux, ces espaces virtuels d’énonciation de la vérité, des nouvelles, de l’actualité. Ce sont des portes vers des univers de personnes qui me ressemblent, perdues dans cette vaste immensité de toustes les autres, qui ne semblent pas s’apercevoir que quelque chose ne tourne pas rond… ou qui s’en contentent. 

Les gars, les meufs, on est grave à la ramasse. Pendant qu’on se contente d’un article de Passeport Santé7 ou de Puretrend8 (même le titre est pas en français…) pour nous expliquer la révolution de la langue qu’on vit en ce moment, au Canada, c’est le site du gouvernement qui nous propose un lexique entier sur la diversité sexuelle et de genre9 !!!! Au Canada où c’est normal d’avoir un article nommé « Les personnes non-binaires en français : une perspective concernée et militante10. » Quand je tape sur le moteur de recherche de la bibliothèque en ligne de mes universités parisiennes, mes explorations ne me mènent à presque rien. Qu’un article qui me parle enfin :  « Maltraitance théorique et enjeux contemporains de la psychologie clinique » de Françoise Sironi11. Moi, adelphe, autiste, non-binaire, passæ sous le scalpel freudien, j’en ressors découpæ en morceau de folie, complètement cis-gazæ, neurotypique-white saviorisæ. J’ai envie de vomir la science hétérosexuelle validiste. J’exagère. On a quand même un dictionnaire en ligne pour nous aider à décliner nos noms binaires en ternaire12. Et surtout des lexiques militants en ligne, comme celui de l’asso Bye Bye Binary (BBB13), un article Wikipedia qui recense assez bien les expressions de genre non-binaire14, ou le tableau grammatical de lu chercheuraire Alpheratz15.

C’est ainsi, face au devoir de justification universitaire, et en m’intéressant au pourquoi de la langue poétiquement illogique que j’écris sans m’en rendre compte, que je suis commencé d’enquêter sur d’autres qui avaient pensé avant moi et pour moi à cette langue dissidente. C’est une amie de « compagnonnage », comme disent les hétéro croyant dénigrer sans avoir lu Le Manifeste des espèces compagnonnes16 de Donna Haraway ☺️ (merci Bruno), qui m’a envoyé une première piste : ouvrant l’article Manifeste pour une épidémie transmascgouinbutchpedepxtesalope (quel plaisir d’écrire ce mot lettre à lettre17 !) Élodie Petit déclare :

« Elle expérimente. Elle fanzine. Elle répond à son urgence. Elle ne demande pas la permission. Elle est sans précaution, sans filet, sans papa maman derrière. Elle a un peu trop conscience des classes. Elle est spiritueuse, précaire, instable, dépendante affective. (Manifeste de la langue bâtarde) »

Voilà, il y aurait milles expérimentations à faire avec la langue, qui ne demande pas la permission. Si on me demande pourquoi « oiseauw », je demande pourquoi pas ? Parce que cela ne s’écrit pas comme ça. Ah bon ? Je ne savais pas, tiens ! Fût un temps j’ai lu un jour, l’orthographe figée n’existait pas. Shakespeare pouvait écrire son nom différemment à chaque fois qu’il signait. Il était même un peu dyslexique. Cela ne l’a pas empêché de raconter des histoires auxquelles on a accordé le tampon d’universalité. Je ne sais pas si cela est une fake news. Mais ça m’a fait plaisir de le lire. Parce qu’ici, il n’y a pas le choix. Il faut écrire selon la règle et le canon. 

La police est partout. Même si je m’en fou, même si je veux être neutre, j’écris en Arial, et ce n’est pas neutre. J’écris en Français conventionnel, et ce n’est pas neutre. Je n’ai pas le choix que de m’en soucier. Alors voilà, j’ai choisi la police Adelphe comme moule pour me couler. Et l’orthographe neutroise d’Alpherazt pour m’exprimer. Je suis aussi prof de Français langue étrangère (FLE), et franchement, j’ai la flemme de faire des heures sup pour expliquer le pourquoi du comment, alors je vais laisser le collectif Bye Bye Binary (BBB) dérouler son explication de son projet typographique, et Alpharatz vous raconter comment al est arrivæ à sa grammaire dégenrée. C’est terrible. Je n’ai plus envie d’enseigner le Français de l’Académie Française. C’était déjà absurde que moi, personne trans j’enseigne le genre des noms en essayant absolument d’éviter de me prendre comme exemple. Bien que fatalement, les élèves m’y amène : 

« – Et toi, c’est la ou le professeur ? 

 

– … Je ne sais pas plus que vous à vrai dire, vous savez, en Français, il y a beaucoup d’exceptions… Bien, j’en fais partie. Je suis une exception de chair et d’os ! (Sourire mi-enthousiaste devant leurs mines déconfites). Désolé, je sais bien que je ne vous facilite pas la tâche. Si vous voulez bien, on va s’arrêter là avec les noms de personne parce que sinon, vous vous y retrouverez plus du tout… donc, pour les objets : UNE table, c’est féminin, et UN tableau, masculin. » 

Je choisis de m’arrêter sciemment ici, mais il y aurait encore tout un discours à faire sur la distinction sujet/objet. Pourquoi par exemple, « enfant » est un non-sujet, sans droit à l’autodétermination de genre ? Protection de la sexualisation ? Imposition d’un masculin neutre dès le plus jeune âge ? 

A mes élèves, que dire ? Bienvenue dans le pays sexiste par excellence ? C’est vrai qu’on a eu de beaux débats sur le féminisme avec les rares femmes qui venaient améliorer leur compétences linguistiques… suivis de grands silences avec les nombreux hommes quand on leur pose la même question. Eux, c’est plutôt la question du racisme et de la discrimination concernant la foi sur lesquels ils s’enflamment. L’inclusion dans une langue, c’est déjà la rendre plus accessible aux locutaires étrangers. Je ne crois pas avoir entendu une seule personne qui m’a dit qu’apprendre le Français c’est facile. C’est même dans la difficulté de la maîtriser que les apprenant•es trouvent son charme. Iels sont bien fol..les… et moins bien chanceuz d’en avoir hérité, de ne pas avoir à décortiquer rationnellement les subtilités pour pouvoir les incorporer. Parce qu’en étant prof de Français, j’ai bien compris qu’il y avait plus de passion (révolutionnaire, machiste ou romantique) que de raison dans les règles alambiquées de ce langage. Bref, pour l’écriture inclusive, il faudra repasser. Cette recherche est un péril professionnel. Je vais enseigner le français adelphique, langue étrangère même pour les natifs de cette langue. Petit bastion de résistance linguistique comme le breton. L’adelphe étant une langue poétique, encore en création cependant. Pour que le business modèle tienne, il faudra l’orienter marketing : comment créer une communication d’entreprise d’être inclusive ? Ou encore, petit+ culturel francophone pour les férus de langue : tout ce qu’il faut savoir sur le français inclusif, et quand l’utiliser (parce que c’est clair qu’il vaut mieux faire penser qu’on connaît rien à ça devant les évaluateurs du test d’acquisition de la nationalité…) C’est drôle quand même, de penser que l’Etat vend à ces personnes là, la citoyenneté d’une France où, moi, leur professeur de langue, je n’existe même pas. 

Conclusion : j’ai compris que la forme des lettres influe sur ce qu’on veut raconter. Je me sens encore obligæ de l’énoncer pour justifier d’écrire adelphiquement. J’espère vivre jusqu’au jour où ce soit ceuz qui utilisent encore la langue sexiste qui doivent l’expliquer. La charge de la preuve est une charge mentale. Pendant longtemps, je voulais être de tous les combats. Aujourd’hui, il y en a un au moins que je peux laisser volontiers de côté. Aidez-moi, linguistes à me sortir de ça, réinventez la langue non-binaire pour moi, pour que je puisse l’utiliser pour conter. Je me soumet volontiers pour une fois à l’autorité des lettres que vous pourrez me donner à dessiner. Premier acte d’humilité consciente. C’est étrange, jusqu’où mènent des discussions de grammaire. Bref, comme la résistance est polymorphe, je préfère me battre sur le front des histoires. Que d’autres se chargent de notre uni•forme. Cela fait plaisir de lire dans Simonaæ le constat d’Alpheratz :

« il y a tout un locutorat activiste, qui réfléchit sur la société, la politique et les oppressions systémiques18 »

en train de réinventer une langue désexisée et débinarisée. Faites, faites, je vous en prie. Le collectif BBB, a qui je délègue sciemment mon travail de réflexion sur la forme, donne un aperçu de ce que pourraient être la typographie des contes du futur (voir le fanzine d’atelier en ligne, lien dans la note de bas de page19). Rien à envier à l’elfique de Tolkien. 

Je le laisse se présenter : « Bye Bye Binary (BBB) est une collective franco-belge, une expérimentation pédagogique, une communauté, un atelier de création typo·graphique variable, un réseau, une alliance. La collective Bye Bye Binary, formée en novembre 2018 lors d’un workshop conjoint des ateliers de typographie de l’École de Recherche Graphique (erg) et La Cambre (Bruxelles), propose d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques adaptées à la langue française, notamment la création de glyphes (lettres, ligatures, points médians, éléments de liaison ou de symbiose) prenant pour point de départ, terrain d’expérimentation et sujet de recherche le langage et l’écriture inclusive20. »

Ainsi, j’ai décidé de sous-traiter la police. La police adelphe. Moi qui suis plutôt anar-acab, c’était une dure décision. Etymologiquement, la police, c’est l’ordre public, l’instauration d’un gouvernement à travers l’écriture. C’est aussi une démonstration, une monstration. Par la police adelphe, non seulement j’instaure une nouvelle manière de gouverner le conte, mais aussi je marque la communauté à laquelle j’appartiens. Tout cela sans même avoir écrit une phrase qui ait du sens. La police est puissante. Alpheratz dit encore :

« le français inclusif n’est pas une police de la langue mais une liberté de la parole21 ».

Donc peut-être que la police rend libre après tout. Attention, cette citation est absolument à ne jamais citer hors contexte… 

J’ai essayé d’installer la police d’écriture adelphe, voir ici : la typothèque22. J’avoue que malgré les vidéos tuto, les tableaux colorés, les paragraphes d’explications, je n’ai pas compris comment procéder. Mélange de frustration devant mon écran, et d’émerveillement de ce grand hackage de l’orthodoxie grammaticale informatique… à laquelle je n’ai pas encore accès. Mon conte va rester mon l’instant en Arial, bien qu’il attende avec impatience de se faire trans•former en adelphe. Par miracle du copié-collé seulement, j’arrive à transcrire la forme nouvelle sur mon traitement de texte. J’ai compris que c’était une histoire de ligature, rogner une partie de la lettre pour mieux la fondre avec les autres. C’est comme une bouture d’une plante sur une autre. Dans « ligature », il y a l’idée de liaison, et pourtant j’ai un sentiment de coupure. En entendant ligature, je pense à ligament, à chirurgie, donc à la découpe. C’est bizarre ce chemin de l’esprit. Ce sont les sons, les sens qui parlent avant la raison. Ainsi, ça me paraît absurde que « ligature » ait le sens qu’il a. Malgré moi, malgré l’étymologie, il y a quelque chose de viscéral qui proteste contre. J’essaye de me raisonner : la ligature des artères est pourtant un acte de réparation du corps ! Cela doit être que la ligature des lettres adelphes tranche avec la normalité, la bonne santé de la langue. C’est une menace, une anomalie que mon ordinateur a bien soin de souligner en pointillés rouges. C’est l’hétéronormativité qui au travers de mon écran me dit : pas de place pour la poésie non justifiée ici. Et elle croit m’aider en cela. Elle veut me sauver de la faute. 

J’ai envie de revenir sur le mot « typothèque » : encore un que mon logiciel de traitement de texte cisnormatif ne connaît pas, bin tiens, cisnormatif aussi, il le souligne, c’est fou…) sur mon ordi. D’après Alpheratz, cette incapacité à nommer les choses n’est pas un hasard : « nommer, c’est exister23». Or, pour l’ordinateur, la queerness n’existe pas encore. Débinariser cette intelligence artificielle créé par des hétéro cis qui pensent en 0-1-1-0, est un travail patient de correction quotidienne. Des fois, j’ai l’impression qu’un ingénieur sadique, de l’autre côté, presse le bouton reset, au moment où je commençais à être un peu satisfait de mon élève numérique… Je suis fatiguæ du français, au point qu’à un moment, je me suis demandé, si je n’allais pas arrêter de parler. Et c’est sérieux. Ce syndrome à atteint Alice Diop qui en parle dans le film Ouvrir la voix24. Elle a eu une extinction de voix en 2008 suite à la proposition de Nicolas Sarkozy de retirer la nationalité aux personnes qui tuent des policiers.

Elle dit : « ma langue m’a fuit » marque de la « fracture intérieure » provoquée. Elle raconte comment elle s’est mise à « lire compulsivement autour de la Shoah », et de « la langue du 3e Reich », s’intéressant à « la montée du fascisme à l’intérieur même de la langue », comment il « était rentré dans les corps par [celle-ci] ». 

Moi aussi, j’ai eu envie de devenir muet•te pour résister aux idéologies de la langue. Enfant d’ailleurs, je me suis souvent tu•e, écoutant les adultes poser des mots, intégré ces idées sans forcément les faire correspondre avec mon univers intérieur, ou du moins, les laisser en marge. J’ai vécu d’abord avec des émotions, des sensations pour pensées. Mais un jour vient où on ne se suffit plus à soi-même.  Les mots humanz viennent pour rentrer en Relation avec l’Autre25. Il faut établir un rapport de pouvoir pour savoir quelle sera la langue de l’échange, jusqu’à créer une langue créole, bâtarde de notre rencontre. Ainsi des expressions comme « cramouliach », « stinguelive », « chips-soda-épinards-poisson », « baignoire », « merguez », « notre étendoir sans gants est levé » sont des formules porteuses d’un sens tout particulier de l’adelphité familiale de mon enfance. Il y a parmi elles des assignations, des formules de reconnaissance, et de résistance à l’oppression parentale, un monde dans ces mots. 

« La langue est lieu, enjeu et outil de pouvoir26

nous rappelle Alpheratz. À moi, à nous de prendre ce pouvoir, pas pour contrôler, mais pour soigner. Devant le fait accompli – j’ai intégré très fortement la binarité dans mon système de pensée – il ne me reste plus qu’à naviguer avec elle. Je ressens très fort le besoin de combler, célébrer une part de moi qui ne l’a pas été. Je meurs d’envie de récit de femmes libres, de pouvoir, de happy end butch, gouines, ou femmes badass. Ça court pas les ciné. Je ne suis pas femme, mais mon imaginaire is craving de récits de femmes de pouvoir. Pour rétablir l’équilibre de tout ce mâle gaze que j’ai mangé27, j’ai besoin et envie d’avoir un Lord of the Ring inversé, où tous les personnages masculins seraient des femmes. Voir la violence et la banalisation de l’effacement renversé. Je ne sais même pas encore ce que cela pourrait me provoquer comme sentiment : peut-être quelque chose de banal, ou de la colère, un sentiment de revanche, de fierté ou de malice ? Il faut le faire pour sentir : c’est dit. Un de mes projets sera « La Dame des anneaux ».  

Petite sitographie de ressources sur le langage inclusif28 :

Pistes de procédés poétiques à employer pour créer du français inclusif :

  • accord de proximité : Guillaume et sa fille sont belles
  • accord de majorité : Les filles et Guillaume sont prêtes
  • réactivation : adelphe
  • épicénisation : peintre, artiste
  • hyperonymie : professorat au lieu de professeur et professeure/professoresse
  • Utiliser « al » plutôt que « il » dans les tournures génériques : il fait beau > al fait bial. Al manquait plus que ça ; que t’arrive-t-al ? ; je ne lu ferai pas ; si une personne li veut, pourquoi li interdire ? 

Notes :

  1. « Pays » que j’ai découvert à travers les Contes du Queeristan, création audio de l’artiste Jo Güstin, mais également le noms de nombreux espaces en non-mixité, festivals, et évènements queer :    –> Contes Et Légendes Du Queeristan  : Se Bercer De Balados Inclusifs.” Contes Et Légendes Du Queeristan  : Se Bercer De Balados Inclusifs, https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/enfin-samedi/segments/entrevue/186836/contes-legendes-queeristan-balado-jo-gustin-humoriste-toronto-cameroun-france.                         –> « Our Name.” Queeristan.org, 17 June 2017, https://queeristan.org/about-queeristan/the-name-queeristan/.
  2. Jacques Coursil, La Catégorie De La Relation Dans Les Essais d’Edouard Glissant, Mythe de l’Un, pp. 98-103
  3. Ref perdue d’une vidéo :-/ – en architecture « règne des non-couleurs », en littérature « exotisme luxuriant » , en sociologie « POC » , la couleur est l’altérité 
  4. Pauchet, Nathalie. “Nommer, c’est exister : Alpheratz et le troisième genre.” Simonæ, 15 April 2019, https://simonae.fr/articles/nommer-exister-alpheratz-troisieme-genre#note8
  5. ibid
  6. “Interview De K-Ro Tyler.” Alpheratz, 21 June 2018, http://www.alpheratz.fr/rencontres/portraits-de-lectaires/interview-de-k-ro-tyler/.
  7. “CES 10 Orientations Sexuelles Méconnues.” Https://Www.passeportsante.net/, 9 Nov. 2017, https://www.passeportsante.net/fr/Actualites/Dossiers/DossierComplexe.aspx?doc=orientations-sexuelles-meconnues. 
  8. Famié-Galtier, Héloïse. “Masculinité Toxique, Cisgenre, Inclusivité : Petit Lexique Militant Expliqué.” Puretrend, Puretrend, 6 Mar. 2019, https://www.puretrend.com/article/masculinite-toxique-cisgenre-inclusivite-petit-lexique-militant-explique_a205580/1.  
  9. Government of Canada, Public Services and Procurement Canada. “Gender and Sexual Diversity Glossary.” Gender and Sexual Diversity Glossaries – Glossaries and Vocabularies – TERMIUM Plus® – Resources of the Language Portal of Canada – Languages – Canadian Identity and Society – Culture, History and Sport – Canada.ca, 22 Feb. 2019, https://www.btb.termiumplus.gc.ca/publications/diversite-diversity-eng.html.
  10. Ashley, Florence, Les Personnes Non-Binaires En Français : Une Perspective Concernée, H-France Salon, Volume 11, Issue 14, #5, McGill University.
  11. Sironi, Françoise (2011) : « Maltraitance théorique et enjeux contemporains de la psychologie clinique » in Pratiques psychologiques, « Les Nouveaux défis éthiques », n°4, 2004, pp.3-13.
  12. “Comment Écrit-on En Inclusif Déjà ?” Eninclusif.fr, https://eninclusif.fr/. 
  13. “Bye Bye Binary.” Gender Fluid, http://genderfluid.space/lexiquni.html.
  14.  “Non-Binarité.” Wikipedia, Wikimedia Foundation, 30 Oct. 2022, https://fr.wikipedia.org/wiki/Non-binarit%C3%A9. 
  15. “Genre Neutre.” Alpheratz, 23 June 2018, https://www.alpheratz.fr/linguistique/genre-neutre/. 
  16. Maurizio Esposito La Rossa, « Donna Haraway, Quand les espèces se rencontrent », L’Homme, 243-244 | 2022, 257-258.
  17. “Manifeste Pour Une Épidémie Transmasc-Gouinbutch-Pédépxtesalope.” Trounoir, https://trounoir.org/?Manifeste-pour-une-epidemie-transmascgouinbutchpedepxtesalope. 
  18. Pauchet, Nathalie. “Nommer, c’est exister : Alpheratz et le troisième genre.” Simonæ, 15 April 2019, https://simonae.fr/articles/nommer-exister-alpheratz-troisieme-genre#note8.
  19. “2022-Fanzine-Quinilicious.pdf.” Gender Fluid, https://safe.genderfluid.space/s/RcBzTfbXH2RTWdH.
  20. https://typotheque.genderfluid.space/nous.html#bbb. 
  21. Pauchet, Nathalie. “Nommer, c’est exister : Alpheratz et le troisième genre.” Simonæ, 15 April 2019, https://simonae.fr/articles/nommer-exister-alpheratz-troisieme-genre#note8.
  22. Typothèque Bye Bye Binary, https://typotheque.genderfluid.space/.
  23. Pauchet, Nathalie. “Nommer, c’est exister : Alpheratz et le troisième genre.” Simonæ, 15 April 2019, https://simonae.fr/articles/nommer-exister-alpheratz-troisieme-genre#note8.
  24. Gay, Amandine, director. Ouvrir la voix. Bras de Fer, 2017.
  25. Glissant inspirateur ? J’ai besoin de plus le rencontrer encore
  26. ibid.
  27. “Econférence : Un Genre Neutre Binaire Ou Non Binaire ? – Alpheratz %.” Alpheratz, 9 Feb. 2022, https://www.alpheratz.fr/linguistique/econference-un-genre-neutre-binaire-ou-non-binaire/.
  28. Pauchet, Nathalie. “Nommer, c’est exister : Alpheratz et le troisième genre.” Simonæ, 15 April 2019, https://simonae.fr/articles/nommer-exister-alpheratz-troisieme-genre#note8. Accessed 11 January 2023.

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