Cartographie du pavot

L’histoire de la drogue issue du pavot du XIXème au XXIème siècles.
P
ratique de divination autour du pavot comme instrument de l’histoire coloniale

  Au cours de la saison de croissance de 2019 à 2020, les données de surveillance par télédétection satellite montrent que la superficie de la culture du pavot dans la zone du “Triangle d’or” est de 370 millions d’hectares, ce qui peut correspondre à une production de plus de 500 tonnes d’opium. En 2019, un total de 27,3 tonnes en provenance de la zone du “Triangle d’or” sont entrées en Chine principalement par le Yunnan. [1]

  Le Yunnan, la région dont je suis originaire, est une terre profondément touchée par l’histoire du pavot (opium) depuis le XIXème siècle. La tragédie et les préjugés qu’elle a apportés à cette terre et à son peuple sont ancrés dans la mémoire de différentes générations. Leur influence est si profonde que la plupart des gens la considèrent comme faisant partie de notre histoire agricole et nous voient comme la source du monde maudit (les drogues). Au cours de ma recherche, j’ai découvert que nous ne sommes pas les seuls à souffrir, nos voisins au Myanmar, en Afghanistan, en Colombie, au Mexique sont tous en proie à des problèmes de drogue. Je me suis demandé comment le “pavot” avait pu devenir une industrie qui s’étend sur toute la planète et apparaît dans différents endroits. J’ai donc commencé à préparer ma “divination”, ou autrement dit : une enquête, à partir d’une stratégie politique postcoloniale.

 

Méthode de divination :

  Je crois que le dilemme compréhensible de l’immatérialité auquel les individus sont confrontés aujourd’hui est un double problème épistémologique et méthodologique, lequel est provoqué par le systématique et le conceptuel. Ce problème découle du fait que le “scientifico-capitalisme” privilégie la matérialité comme concept universel. Et dans le processus de colonisation, il élimine et réduit les capacités humaines potentielles et les outils d’intervention dans leur dimension immatérielle de sa propre culture et des autres civilisations, pour survivre sous la surface du matériel.

  Ici, nous ne tentons pas seulement de cartographier le pavot ou la dépendance, mais aussi de comprendre le pavot comme un agent immatériel qui permet d’assembler et de relier le comportement et la pensée collective des humains. C’est à ce niveau que je travaille en tant que médium/investigateur/dessinateur, à travers le pavot en tant qu’objet magique, à travers la Géo-magie (que nous n’appelons évidemment pas magie nous-mêmes), pour deviner le nom, la forme, la structure de cette malédiction… Ceci afin de pouvoir l’invoquer, la rendre manifeste ; la caractériser, la rendre prévisible. Et aussi pour trouver une voie de guérison de nos propres corps et terres.

  C’est à ce niveau que je m’appuie sur le concept bouddhiste de Saṃsāra (chinois : 轮回), qui traite les phénomènes entre les générations humaines comme une relation cyclique et causale (chinois : 因果), dans la perspective de la vie. Ce concept permet également de traiter le karma (chinois : 业), principal facteur de Saṃsāra (réincarnation)[2], comme une existence objective indépendante de la pensée humaine. Le mandala est utilisé comme une forme de représentation pour ce type de divination/manifestation.

  Par ailleurs, j’ai également souhaité inviter deux autres médiums (chamans) de la région où sévissent aujourd’hui les drogues, deux autres anciennes traditions de magie pour enrichir ma divination : la magie de l’ordre soufi musulman (méthodes consignées dans le Shams al-Ma’arif, collectées et compilées par Ahmad al-Buni au XIIIème siècle) et les chamans de la COMMUNAUTÉ NASA en Colombie. Parce que, d’une certaine manière, nous partageons le problème de la drogue, notre méthodologie (pratiques magiques), notre terre et notre politique, nous formons une alliance de confiance les uns envers les autres.

Figure 1:De gauche à droite : Cercle de guérison du chaman / La structure du mandala tantrique / Tableau des associations entre les lettres, les mansions lunaires, les constellations du zodiaque et les saisons par Ahmad al-Buni.

  L’utilisation de formes circulaires et géométriques pour la divination et la représentation de la cosmogonie a existé dans de nombreuses civilisations à travers le monde. Il se peut qu’il y ait eu un moyen de communication magique entre la Grèce antique, le monde islamique, l’hindouisme et le tantra dans l’histoire, comme une hypothèse pour la recherche iconographique d’aujourd’hui. Mais je suis plus intéressé par la façon dont, en tant que méthodologie pratique, ils sont utilisés pour détecter l’immatérialité de la dimension spirituelle humaine, pour se matérialiser en tant qu’image et pour influencer le monde réel (obtention de protection, de pouvoir, guérison de maladies).

Figure 2 : Carte du Triangle d’or, du Croissant d’or et de la région Mexique-Colombie.

 

Premier cercle : le cercle de vie et de mort du pavot

  Les pavots sont des plantes herbacées, aux feuilles pennées ou bipennée et aux grandes fleurs souvent solitaires, souvent très colorées, généralement à quatre pétales. Les étamines sont nombreuses. Le pistil comprend un ovaire uniloculaire ovoïde, portant à son sommet des stigmates disposés comme les rayons d’un cercle. Le fruit est une capsule à déhiscence porricide. Ces plantes produisent un latex blanc. Les pavots contiennent presque tous des alcaloïdes qui peuvent être toxiques, avoir des propriétés somnifères, sédatives ou analgésiques, voire être utilisés comme produits stupéfiants.[3]

Figure 3. Ce cercle représentait le cycle de vie du pavot en tant que plante.

 

Deuxième cercle : XIXème et XXème siècles, le cercle de la colonisation de l’opium

  Entre 1840 et 1842, la Grande-Bretagne a fait venir de l’opium d’Inde (dans la vallée de Bénarès) pour son expansion coloniale et a tenté de le vendre à la Chine. Après que la Chine ait initialement rejeté l’offre britannique de libre-échange, William Jardine et James Matheson ont utilisé le marché privé de Canton pour vendre de l’opium indien et ont réussi à rendre de nombreuses personnes dépendantes à l’opium. Ils ont ainsi réussi à obtenir une base de consommateurs pour le marché de l’opium.

  L’invasion de la Chine par les Britanniques en 1842 a contraint la Chine à signer le traité de Nankin afin d’ouvrir des ports au commerce de l’opium. De 1856 à 1860, les Britanniques et les Français ont envahi la Chine, obligeant celle-ci à ouvrir Kowloon (aujourd’hui Hong Kong), qui est devenu le centre du trafic d’opium britannique à partir de cette époque. Après les deux guerres de l’opium, le gouvernement Qing, pour éviter l’effondrement de l’économie chinoise, a commencé à cultiver le pavot à opium. L’impérialisme britannique a utilisé ce commerce de l’opium pour financer l’expansion coloniale britannique, et Shanghai est devenu le plus grand centre de distribution d’opium au monde. A partir de 1882, ce modèle a été à son tour reproduit par la France en Indochine, par la Grande-Bretagne en Birmanie et par les Pays-Bas en Indonésie et à Java.[4]

  Figure 4. Modèle de commerce du pavot créé par les colonisateurs du XIXème et XXème siècle qui met les colonisés dans une situation d’exploitation automatique.

 

Troisième cercle : du XXème siècle à nos jours, Geowar et le cercle du trafic de drogue

  L’histoire de la Chine moderne est étroitement liée à la lutte contre la colonisation par l’opium. Le début de l’ère moderne dans l’histoire de la Chine commence après la défaite de la première guerre de l’opium. La crise de l’opium ne signifie pas seulement une crise économique, mais plus profondément un impact sur l’esprit de la société dans son ensemble. Cela a conduit une nouvelle génération de Chinois à prendre la voie du renversement de l’ancien système impérial, donnant naissance à la République de Chine et la République populaire de Chine.

  Lorsque le parti communiste de Mao Zedong a expulsé le Kuomintang (aujourd’hui Taïwan) du territoire chinois en 1949, une partie du Kuomintang est restée sur la frontière sino-birmane (Kokang) et une autre partie s’est déplacée vers le nord de la Thaïlande, car elle avait été coupée de Taïwan et des États-Unis. Vers 1960, Ils ont rejoint les forces indépendantistes dans le nord de la Myanmar, et ont commencé à financer leurs armées par la culture extensive du pavot pour produire des drogues, ce qui est devenu ce que nous connaissons sous le nom de “Triangle d’or”. La drogue est passée au nord par le Yunnan en Chine, au sud au Myanmar et en Thaïlande, à l’est par Hong Kong aux États-Unis, puis dans les années 50 et 60 aux hippies et à l’armée américaine au Vietnam.[5]

  Figure 5. Reprise et renouvellement du “modèle colonial du pavot” (comme modèle de financement de la guerre) dans les anciens pays colonisés.

  Toute région qui entre dans ce nouveau cercle est toujours incapable de se défaire de sa dépendance à la drogue et au monde extérieur (mondialisation de l’industrie de l’armement). Et, comme je l’ai dit au début, ce phénomène ne se retrouve pas seulement dans le “Triangle d’or”, mais aussi en Colombie, dans le “Croissant d’or” et dans d’autres endroits. En fin de compte, ces régions sont plongées dans une guerre constante et leur développement économique et social reste à la traîne de celui des puissances coloniales. Ils sont soumis à un nouveau cycle d’auto-exploitation.

 

Quatrième cercle : du présent au futur, le cercle sans frontières des drogues synthétiques

  La synthèse chimique de l’héroïne a été créée en Occident (Angleterre, Allemagne) au XIXème siècle, notamment par Bayer, qui vendait également des produits à base d’héroïne[6]. Ces industries pharmaceutiques utilisaient l’héroïne comme une sorte de magie pour se débarrasser de la maladie et de la douleur, une pureté produite par l’industrie chimique moderne.

  Les drogues d’aujourd’hui sont donc produites non seulement à partir des origines de la “plante à drogue”, mais aussi en grande partie directement par des laboratoires illégaux. En 2006 l'”Europe est devenue le plus gros producteur et exportateur de drogues de synthèse. Les Pays-Bas et la Belgique fourniraient 80 % de l’ecstasy en circulation, acheminée aux Etats-Unis par des mafias hollandaise et israélienne via les Antilles néerlandaises”[7]. La plupart sont des drogues synthétiques apparues sur le marché des stupéfiants, et non encore inscrites dans les traités internationaux ou dans les législations nationales.

  Ce changement a rendu la fabrication des drogues plus insidieuse et difficile à estimer, et elle n’est plus limitée par le cycle naturel de croissance du pavot à opium et le risque de le transporter sur de longues distances. Avec la diffusion de la technologie de l’industrie chimique et l’homogénéité des modèles sociaux induite par la mondialisation, ce modèle d’auto-exploitation se reproduit dans une unité socioculturelle, qui a un cycle plus court, couvre une zone plus large et touche plus de personnes.

Figure 6. Reprise et renouvellement du “modèle colonial du pavot” par des drogues synthétiques industrielles à l’époque 19ème au 21ème siècle

  Je suis arrivé à la fin de ma divination, et pour vous, la fin de cette lecture, qui est également une méditation, car ces textes sont le mantra, la clé de la manifestation de ce modèle.

Figure 7. Image divinatoire des manipulateurs coloniaux de la drogue du pavot

  Ce que nous avons devant nous est une figure qui traverse le temps, la géographie et les espèces. Elle se situe dans un processus d’évolution, d’une plante primitive avec son propre rhizome à un organisme microscopique, semblable à un virus. Mais il ne s’agit pas d’une “addiction”, c’est une force immatérielle qui s’insinue dans le réseau de la pensée humain et manipule le cycle des drogues, se renouvelant à travers les âges. Habituellement, nous l’appelons capitalisme, colonialisme, “the old one”, mais je pense que certains noms (concepts) sont tellement épuisés dans le langage qu’ils perdent leur validité en termes d’échelle et de précision. Il me semble qu’il y a urgence à trouver des outils et à mettre à jour les narrations et les images. En particulier, je prédis que cette force converge à nouveau sous l’effet de la crise climatique pour entraîner l’humanité vers l’Apocalypse, et que les anciens colonisés, les plus pauvres, les toxicomanes seront les premiers à être détruits…

 

(La version chinoise de ce texte est publiée sur mon site HEHAONAN.COM)

[1] China Drug Situation Report (2019), Site Web du ministère de la Sécurité publique de la Chine, gouvernement populaire de la République populaire de Chine, juin 2020, http://www.gov.cn/xinwen/2020-06/28/content_5522443.htm (consulté le 04/02/2022).

[2] Vénérable Yan Pei : Le karma et la réincarnation du karma, Séminaire au lycée Manjushri, Singapour, 2526 B.H., 1983.

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Pavot (consulté le 04/02/2022).

[4] Christophe Bouquet, Histoire du trafic de drogue, Arte, 2020.

[5] Martial Dassé, “Les réseaux de la drogue dans le triangle d’or”, Cultures et Conflits, n°3 (Mafia, Drogue et politique), 1996, p. 75-86.

[6] L’aspirine : propriétés générales, applications. La somatose. L’héroïne. Paris : Société anonyme des produits Fréd. Bayer et cie, 1900.

[7] Pierre Conesa, “Crimes et trafics surfent sur la mondialisation”, Le Monde diplomatique (L’Atlas géopolitique), 2006, p.56-57.

Laisser un commentaire