La technologie responsable

L’amour que je porte à la création numérique est né au temps du Covid, période qui a renforcé le sentiment d’être hors du temps mais a aussi permis de représenter d’autres réalités par le biais du virtuel (ou des tendances TikTok comme le Reality Shifting…), échappatoires temporaires qui ont creusé la distanciation entre le réel et le virtuel, ou plutôt qui ont fait que l’on filtre désormais ce que l’on reçoit et ce que l’on perçoit comme provenant du réel, et que l’on peut décider de ne pas voir. Ce qui m’amène à penser que l’on peut continuer à vivre dans des réalités fictives, sans déranger (presque) personne, si ce n’est nous-mêmes, qui sommes les premières victimes de ce type de metadépendance. On parle aujourd’hui d’extended reality, où se mêlent (entre autres) réalité virtuelle et réalité augmentée. Notre environnement est constamment évolué – et nous-mêmes constamment stimulés.

La différence entre l’artiste pluridisciplinaire et l’artiste digital ou numérique, est que ce dernier touche avec les yeux, et sent le même air à longueur de journée tout en ayant vu beaucoup plus de choses.

Ainsi je développe une observation obsessionnelle de la nature et transcrit digitalement la texture du béton, la brillance inhérente au cristal, les paramètres nécessaires pour simuler correctement le mouvement d’un rideau frappé par le vent, qu’il soit en velours ou en soie. Et ce, derrière un écran 2D qui me trahit par les limitations de son format, de sa colorimétrie, son temps de réponse ; mais surtout ce sont mes propres réflexes qui me trahissent ou sont trahis, lorsque je répète machinalement les mêmes gestes sur les mêmes dispositifs pour créer et représenter des objets et des décors à taille humaine. La nature que j’ai distinguée dans le réel se retrouve condensée dans une machine et perd la forme que je lui avais donnée à l’instant T : l’échelle que je lui avais donnée, les odeurs et les sonorités que j’avais perçues et ma propre présence parmi celles-ci.

Il y a néanmoins des ‘règles’ qui font qu’une bonne 3D est convaincante. Toute représentation du réel impose une perspective crédible (contrairement à l’artiste 2D – dessinateur/graphiste, l’artiste 3D n’a pas cet effort à faire puisque le logiciel l’interprète à sa place). Puis s’enchaînent les formes, les couleurs, l’ambiance globale de la scène, le mouvement du personnage, l’impact d’un verre jeté au sol, etc, etc. En somme, je ne finis par voir le réel que par le prisme du virtuel. Les geeks 3D s’amusent à constater les qualités virtuelles d’un objet réel – ainsi, la feuille d’un arbre n’est plus vue comme telle mais comme un polygone subdivisé en six polygones, auquel on peut appliquer un shader de couleur #466D1D et une roughness de 0.4, et enfin un deformer de type bend. Cette façon de retranscrire mon environnement offre un regard fade et quantifié sur la nature, ainsi qu’une anesthésie de son caractère mystique. Il est vrai que mon ordinateur m’offre un terrain d’exploitation bien plus vaste que celui auquel je pourrais jamais accéder dans la vraie vie. Les geeks sont peut-être des amoureux de la nature à laquelle ils ne peuvent pas accéder.

Mes +8h de temps d’écran quotidien à travailler sur de faux environnements renforcent le sentiment de croisement indissociable entre un produit venant de l’Homme et un produit venant de la nature. Puisque l’Homme fait lui-même partie de la nature, ses créations ne peuvent qu’être naturelles. Naturel = réel ?

Baudrillard décrivait le phénomène d’hyper réalité, qui se caractérise par une amélioration fictive de la réalité, une réalité en mouvement et théâtralisée. En attestent les simulateurs contemporains en tous genres, mis en place pour nous préparer à affronter le vrai monde, dans lequel la faute humaine peut se révéler fatale. Nous sommes dans ce type de circonstance les seuls responsables de nos actions et les seuls enclins à l’erreur. La machine elle, ne peut pas se tromper. Il n’y a qu’un certain nombre de solutions possibles, de boutons à activer (simulateur de pilotage par exemple), et le comportement A entraine forcément une réponse B. La machine ne peut que avoir raison, parce qu’elle est construite comme telle grâce à un logiciel et un mécanisme de pointe, et peut être rehaussée par un apprentissage autonome basé sur des informations véridiques transformées ou non en données mathématiques. Les données sont souvent perçues comme des ‘faits’ dont la destinée est codifiée et les réponses préméditées. Dès lors, la technologie pourrait être comparée à Dieu.

Peu de gens peuvent affirmer avoir réellement vu une explosion dans leur vie, dans la vraie vie – au cinéma, l’explosion est perçue très souvent par le biais d’un dispositif 2D, que ce soit par des scénarios fictifs ou par le biais d’un documentaire sur l’arme nucléaire – et pourtant l’explosion existe dans notre imaginaire collectif et nous pouvons tous plus ou moins la représenter de la même manière. Dès lors nous acceptons le fait de vivre à travers des récits fictifs dans lequel il n’est plus utile de distinguer, ou plutôt de séparer, réel et virtuel. C’est du moins le sentiment biaisé que nous inflige le confort de notre époque, qui nous permet de quitter le monde réel et d’y revenir lorsqu’on le souhaite. Mais il faudrait pouvoir distinguer les deux termes et expliciter ce qui fait leur caractère unique : peut-on encore distinguer le monde réel du monde virtuel ?

Le virtuel, a priori et au premier abord, n’a pas d’impact sur notre mode de vie et sur notre santé. Le virtuel n’a pas d’impact sur notre besoin premier de boire, de manger, de dormir, et s’indiffère de notre mortalité. Ces besoins vitaux, le virtuel n’a pas réussi à nous en débarrasser, et ce sont là ses limites, nous tenant encore un peu à distance du vortex de la virtualité. Il nous est je pense à tous arrivé de quitter un rêve à cause d’une irrépressible envie d’aller aux toilettes. Mais il continue de nous bercer dans une réalité illusoire.

Outre les répercussions évidentes sur la santé mentale de chacun et chacune, notre détachement de la nature et notre addiction aux technologies est la conséquence directe de la croissance toujours plus grande du capitalisme et de ses principaux acteurs. Ce sont ces mêmes géants de la tech, précurseurs et fins amateurs de l’intelligence artificielle à des fins (bien souvent) de consumérisme, qui s’inquiètent aujourd’hui de la tournure que prend le développement de l’intelligence artificielle. Musk avait annoncé qu’il faudrait faire une « pause » dans le processus de développement au moment où lui-même est à la traine par rapport à la dernière entreprise à succès, OpenAI.

Les différents débats utopiques et dystopiques autour de l’intelligence artificielle ont créé des récits spéculatifs sur les conséquences de cette dernière. Elle se retrouve ainsi englobée dans un monde fantasmagorique où la technologie a pris un caractère mystique, au-dessus de tous.

Dans son ouvrage Ways of Being : Animals, Plants, Machines : The Search for a Planetary Intelligence, James Bridle met à l’honneur les différentes intelligences qui composent tout notre écosystème, et réfute l’idée selon laquelle l’intelligence artificielle ne serait qu’un outil profitable aux hommes et supérieur aux autres espèces qui composent notre milieu naturel – et enfin, qu’il est temps de penser une écologie de la technologie. De cette manière, James Bridle interroge la manière avec laquelle nos sociétés peuvent vivre de façon plus équitable grâce à une collaboration entre les êtres vivants et la technologie.

Mes premières expérimentations ont été de mettre en place une machine-animale, en prenant comme exemple et point de départ, le jeu Tamagotchi, donnant à manipuler une créature virtuelle dont la survie dépend de nos actions. Ce jeu ou ‘gadget’ n’est qu’un exemple parmi d’autres de notre attachement à la technologie et de notre façon de la considérer comme une extension de nous-mêmes.

La technologie ne se présente plus comme un outil fonctionnel au service de l’Homme, mais comme une machine qui serait dotée de sentiments, capable d’affecter directement nos émotions. L’avatar devient un objet mouvant affectueux et notre bien-être dépend du sien. Notre dépendance face aux objets technologiques devient aussi manifeste que celle vécue et éprouvée envers les animaux ou les plantes, voire même envers ‘notre propre espèce’. C’est parce qu’à travers ces objets nous évoluons nous-mêmes, et attribuons notre bien être ou notre façon d’être à nos interactions avec la machine ou l’objet en question. Un téléphone volé est remplaçable en théorie mais son contenu, constitutif de notre identité et aussi secret qu’un journal intime, est perdu à jamais. L’objet devient le reflet de nous-mêmes.

Lors d’un MIP Artec sur le cinéma contemporain, l’invitée et réalisatrice Léa Mysius est venue parler de son travail et de ses références pour l’écriture de ses scénarios. J’ai été impactée par le rôle que jouait son intuition dans la réalisation de ses films, mais du temps de travail supplémentaire qu’elle a consacré pour revenir à l’origine de ses idées ‘spontanées’. Il me semble pertinent, de s’interroger sur l’essence de nos idées et ce qui nous pousse à choisir telle direction, à travers une représentation fictive de ce que l’on cherche à exprimer, et de comprendre l’influence des facteurs propres et impropres de notre volonté, pour la création artistique. Pour se comprendre soi-même un peu mieux et prendre conscience des multiples façons dont notre travail peut être reçu par le public. Tout cet ensemble peut être interprété comme une ‘bouillasse créative’, qui fait sens au fur et à mesure qu’elle se déploie.

Il me semblait pertinent de moi-même pratiquer cette technologie en l’approchant de plus près, décoder son langage avant d’émettre des jugements – décortiquer son mode d’exécution sur terrain neutre en se protégeant de la fascination béate ou de la critique abrasive. Surtout, cette approche de la technologie et le développement de certaines compétences ‘tech’ me donnent la sensation (illusoire sans doute) de reprendre le contrôle sur la technologie et de la voir comme une collaboratrice plutôt que comme une concurrente.

Je souhaite persévérer dans la création un travail hybride entre physique et virtuel. Tout mon temps passé devant l’ordinateur me pousse à vouloir matérialiser mon travail et je m’intéresse particulièrement à la robotique, ou plutôt aux animatronics. J’apprécie l’apprentissage de la manipulation d’objets techniques et j’y vois en toile de fond, une prétention féministe. A quoi pourrait ressembler une technologie plus ‘douce’ dont l’utilité n’est pas de servir mais bien seulement d’exister, dépossédée de contraintes et attentes extérieures ?

Notre inclination dominante peut-elle se satisfaire d’une nature rebelle qui ne répond pas à nos attentes, que peut-il se passer lorsque la machine agit indépendamment de notre volonté, et que nous ne pouvons que l’observer ?

Je m’interroge également comme beaucoup sur les conséquences de l’intelligence artificielle sur l’emploi et la disparition progressive de certains corps de métiers. Pour l’instant, l’intelligence artificielle me paraît encore bien loin d’atteindre son plein potentiel, mais il semble tout de même qu’un niveau de connaissance en deçà d’un niveau expert est facilement remplaçable par la machine. De cette façon, notre intelligence se retrouve elle-même défiée et nous pousserait (peut-être) à explorer et à exploiter d’autres formes d’intelligence – remettant en cause nos systèmes d’exploitation et de vivre ensemble avec les espèces qui composent cet écosystème.

Mon propos est sans doute naïf, mais je suis reconnaissante tout de même et pour l’instant d’avoir enfin accès à une intelligence artificielle qui pour une fois ne cherche pas à me pousser au consumérisme mais agit comme une sorte de Wikipédia 2.0 et m’apporte les réponses à mes questions en temps réel. Il reste à voir ce que nous apportera la quatrième révolution industrielle où, pour le moment, seuls les développeurs pouvant opérer ces machines semblent avoir leur place.