Jeong, nunchi et… neurodiversité ? Ou comment se rappeler que d’autres étaient là avant nous en entrant dans une pièce.
Protocole pour entrer dans une pièce
Entrer dans une pièce, n’importe laquelle : une salle de classe, un wagon de métro, un café, le salon d’un ami, la chambre d’un amant…
(La pièce peut-elle être autre qu’un lieu ? Entrer dans une pièce… de Molière ? de vingt centimes ?)
Déterminer si l’on est seul, c’est-à-dire si notre corps et nos actions vont être perçus par un élément extérieur à soi. Combien de personnes humaines ? Combien d’animaux ? Combien de caméras ? De robots ?…
Faire une hypothèse de leur raison d’être dans cette pièce : décrire leur position dans la pièce, leur posture, les objets avec lesquels ils interagissent.
Prêter attention au mouvement et au non-mouvement de chaque chose.
Faire une estimation du temps passé par ces éléments dans cette pièce avant notre arrivée.
Se laisser distraire par tout élément non vivant qui manifeste son existence dans la pièce : bruits de moteur, murmure strident de l’électricité, tapotement de la pluie sur le carreau, température de la pièce, densité de l’air ambiant…
Contempler la raison de ces manifestations, ce qui les produit et leur relation aux éléments dans la pièce ainsi qu’aux autres pièces auxquelles elles sont possiblement liées (qu’on puisse les voir/en faire l’expérience sensorielle ou non).
Par exemple, l’électricité court dans les murs depuis l’ordinateur jusque dans les parties communes, croisant les appartements des voisins. Les vrombissements de voitures sont hors-champ dans la pièce mais suggèrent l’existence d’une route en contrebas, une route qui mène quelque part, et qui à une origine, la voiture elle-même étant un habitacle pour des personnes, celles-ci écoutent la radio qui transmet un signal venant d’un studio à l’autre bout de Paris…
Ces manifestations, souvent imperceptibles à première vue, sont comme des fils invisibles qui relient chaque élément de la pièce à un réseau complexe d’influences et d’histoires. L’électricité, par exemple, n’est pas simplement un flux de courant dans les câbles, mais un lien vital entre les occupants de la pièce et au-delà. Elle émerge de sources lointaines, traverse des chemins cachés derrière les murs, et se propage jusqu’aux parties communes, unissant ainsi les existences individuelles dans une toile électrique commune.
Les vrombissements des voitures, bien qu’audibles mais hors-champ, insinuent l’existence d’un monde extérieur vibrant d’activité. Ils suggèrent une route en contrebas, une artère qui relie des quartiers éloignés et qui s’étend bien au-delà des limites visibles de la pièce. Chaque véhicule devient un microcosme mobile, transportant des individus avec leurs propres destins et narrations. Ces personnes, enfermées dans l’habitacle de la voiture, sont également liées à des mondes invisibles : les ondes radio qui circulent dans l’air, transmettant des histoires, des musiques et des nouvelles depuis des studios éloignés jusqu’au cœur même de cette pièce.
Ainsi, chaque détail, chaque son, devient un indice révélant la connectivité profonde et souvent insoupçonnée entre les différentes parties du monde. Entrer dans une pièce n’est donc pas simplement franchir une frontière physique, mais pénétrer dans un réseau infini d’influences, de connexions et d’histoires qui transcendent les murs immédiats de l’espace visible. C’est une invitation à la contemplation et à la reconnaissance de la complexité du tissu interconnecté qui compose notre réalité quotidienne.
En pénétrant dans cette pièce, on entre non seulement dans un espace délimité par des murs, mais dans un théâtre d’interactions subtiles, où chaque élément, vivant ou inanimé, contribue à l’histoire en cours. La pièce devient ainsi un microcosme, un fragment d’un univers infiniment complexe où les récits se tissent à partir des fils invisibles qui relient tout ce qui existe.
Au moment de cette réalisation, être pris d’un mouvement de recul et s’incliner légèrement avant de faire un premier pas dans la pièce.
Si personne d’autre n’est dans la pièce, se permettre de s’installer dans la pièce de la façon souhaitée. Se focaliser sur son propre corps, le laisser réagir aux manifestations décelées à l’entrée.
Si une caméra est néanmoins présente dans la salle, sourire en sa direction. Selon l’envie, lui faire signe ou aller jusqu’à performer quelque chose pour elle (danse, chanson, extrait de stand-up…).
Se permettre d’interférer avec l’état préalable de la pièce.
Mettre de la musique et oublier son corps en se permettant de le mouvoir au gré du rythme ou bien des émotions.
Si l’arrivée dans la pièce avait pour but une tâche particulière, s’atteler à celle-ci.
S’arrêter momentanément lorsqu’un élément extérieur à soi prend soudainement de l’importance dans nos pensées.
S’arrêter momentanément lorsqu’un élément intérieur à soi prend de l’importance dans nos pensées.
Si d’autres sont présents dans la pièce, après les premières étapes, évaluer l’intérêt général porté à cette arrivée soudaine.
Laisser le corps se tendre ou se détendre en réaction à cet intérêt. Noter mentalement cette réaction, ou bien l’ignorer complètement, laisser flotter son esprit hors du corps.
Selon le degré d’interférence causée par l’état préalable de la pièce, s’excuser puis trouver une place adéquate à la réalisation de l’objectif ayant poussé à entrer dans la pièce.
Garder constamment dans un coin de l’esprit la présence des “autres” et la potentialité de leur regard.
Garder également en tête l’idée que les autres ne vous regardent pas, et que votre existence dans cette pièce avec eux n’a potentiellement aucun impact.
Rester à l’écoute et observer leur gestuelle pour se faire une idée de tout impact ou non-impact entre soi, les autres et le reste de l’environement.
Rester à l’écoute et observer sa propre gestuelle pour contrôler tout impact ou non-impact sur soi, les autres et le reste de l’environement.
Finalement, apprécier le fait que d’autres étaient là avant dans la pièce.
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Je m’intéresse à la gestuelle et la façon dont elle évolue dans des situations de sociabilité que je définis comme étant l’opposé de la solitude, c’est-à-dire toute configuration qui induit un(des) acteur(s) et un(des) témoin(s).
Dans la gestuelle sociale, cette relation existe avec « l’acteur » étant la personne produisant un geste et « le témoin » étant celui qui décide ou non de le capter et de le faire exister. La différence majeure dans le contexte de la sociabilité c’est que l’acteur est en même temps témoin et vice-versa. Cela semble induire à première vue une sorte d’égalité dans les rapports, les rôles étant interchangeables. Cependant cela ne fait que les complexifier car la neurodivergence est définie par des cerveaux tous différents qui cohabitent. Et dans la société actuelle, ce sont les personnes qui se rapprochent le plus du dogme normatif de la neurotypicalité et les règles sociales qu’il implique qui prennent le dessus dans les rapports de pouvoir au sein de la communication humaine.
L’anxiété, bien qu’elle soit généralement un frein au quotidien, peut être une force puissante qui nous pousse à explorer les recoins les plus imbriqués de notre esprit et de notre environnement. C’est précisément l’anxiété qui a été à la source de mon travail et de ma recherche, alimentée par mes différences neurologiques. Cette anxiété sociale m’a poussé à vouloir étudier la sociabilité et la gestuelle, à tenter de décortiquer et de détourner quelque chose qui, à priori, m’échappe. Alors que je débute mon voyage à Séoul, je découvre une ville qui m’a ouvert les yeux sur des concepts uniques de sociabilité : le Jeong et le Nunchi.
Le Jeong, ou l’esprit de la péninsule
Avant de partir, une amie m’offre un petit dictionnaire de la Corée, qui regroupe des termes et des concepts propres au pays du matin calme. Deux termes attirent mon attention et je souhaite les garder en tête pendant mon séjour.
« Le jeong est un concept commun à la Corée, à la Chine et au Japon. Dans les trois pays, il est par ailleurs retranscrit avec le même caractère chinois. En Chine, le jeong est synonyme de loyauté et de solidarité. Au Japon, il évoque les sentiments. En Corée, il est plus ambigu. S’il évoque en premier lieu la bienveillance, l’attention vers autrui, il est aussi caractéristique de l’esprit de la péninsule. Le jeong est une émotion collective, elle ne peut s’accomplir que dans l’interaction ou la simple présence d’une autre personne. Elle est totalement dirigée vers le bien du groupe, de la communauté, et plus largement de la nation. Comme en Chine, loyauté et dévouement sont de mise, mais cette fidélité s’exprime sans logique ou raison apparentes. On attend de vous un certain comportement parce que vous êtes membre de la communauté. Au-delà des personnes, le jeong inclut des objets tels qu’un livre, une maison, un village natal… Sentiment puissant et positif, il favorise uniquement les membres du groupe au détriment des autres et peut entraîner des injustices. »
Dictionnaire insolite de la Corée du Sud, Cédric Boisbaudry, Cosmopole, 2018.
En Corée, le jeong est un concept profondément ancré, qui évoque en premier lieu la bienveillance et l’attention envers autrui. Cependant, il ne se limite pas à cela. C’est une émotion collective, un sentiment puissant et positif, mais qui favorise exclusivement les membres du groupe au détriment des autres. Le jeong peut donc parfois entraîner des injustices car en conséquence, on attend de vous un certain comportement parce que vous êtes membre de la communauté. Ce concept se reflète dans la langue coréenne, où de nombreux objets et concepts importants se présentent au pluriel, soulignant ainsi l’importance de la collectivité. Ainsi pour parler de ma mère ou de ma maison en coréen, je parlerais de notre mère et notre maison (우리 어머니, 우리 집 uri eomeoni, uri jib). Cela, peu importe à qui je m’adresse, car ces entités vont au-delà de mon individualité, elles sont forcément représentées par le pluriel, le collectif.
Le jeong est une émotion complexe qui ne peut s’accomplir que dans l’interaction ou la simple présence d’une autre personne. Il englobe la loyauté et le dévouement envers le groupe, mais cette fidélité s’exprime souvent sans logique apparente. C’est une partie intégrante de la société coréenne. Le jeong nous rappelle que la sociabilité n’est pas seulement une question d’interaction personnelle, mais aussi d’engagement envers la communauté.
Le Nunchi : la puissance de l’œil
« Littéralement mesure ou puissance oculaire, le nunchi aide à se positionner face aux interlocuteurs. C’est un concept qui permet de comprendre ce que les autres pensent ou ressentent en fonction de leur état d’esprit. Il est également utile pour apprécier l’atmosphère ambiante d’un lieu (boonwigi). Le nunchi impose de se comporter et de parler avec tact et discernement pour ne pas créer de malaise, ni bouleverser le boonwigi de la salle. On dira d’une personne qu’elle n’a pas de nunchi (nunchi oeptta) si elle manque de finesse dans son approche sociale. Au contraire, une personne dotée de nunchi (nunchi itda) sera considérée comme vive d’esprit. Pour développer leur nunchi de façon amusante, les coréens jouent au Muk-jji-ppa, jeu basé sur pierre feuille ciseaux (gawi, bawi, bo). Décrypter le non-verbal est devenu une seconde nature pour les coréens qui le pratiquent depuis toujours au cœur d’une société fortement hiérarchisée. Revers de la médaille, le nunchi est parfois considéré comme un manque d’affirmation personnelle ou de caractère. De nombreuses règles régissent cette intelligence émotionnelle, si la plupart sont évidentes (tact, politesse, lecture entre les lignes…), l’une d’elles permet de pousser la compréhension un peu plus loin : « Quand vous entrez dans une pièce, rappelez-vous que les autres y sont depuis plus longtemps que vous ».
Dictionnaire insolite de la Corée du Sud, Cédric Boisbaudry, Cosmopole, 2018.
Le nunchi, un concept intimement lié au jeong, peut être traduit comme “une puissance de l’œil”. C’est une capacité, un art et une philosophie qui englobe l’intuitivité, la sensibilité, la compréhension, la politesse, l’attention mutuelle, l’esprit ouvert et le sens de l’observation. C’est essentiellement un savoir-vivre coréen, mais c’est aussi une forme d’empathie. Le nunchi repose sur la compréhension de son propre statut par rapport à celui de ses interlocuteurs.
Le nunchi aide à se positionner face aux interlocuteurs en comprenant ce qu’ils pensent ou ressentent en fonction de leur état d’esprit. Il est également crucial pour apprécier l’atmosphère ambiante d’un lieu. Cette compétence impose de se comporter et de parler avec tact et discernement pour ne pas créer de malaise ou bouleverser l’harmonie de la salle. Ce qui m’intéresse le plus dans le nunchi, c’est l’importance du regard, le nunchi passe par l’œil, et cela laisse entendre que grande partie de la sociabilité passe par la captation de stimulis visuels et notre aptitude à réagir à ceux-ci convenablement. C’est pour cela que le fait d’avoir du nunchi est comparé à une vivacité d’esprit. Mais il est aussi quelque chose qui se pratique au-delà d’être inné, de manière plutôt surprenante par ailleurs : cela passe en partie par le geste. Ainsi on dit qu’on entraîne son nunchi en jouant à pierre, feuille, ciseaux, les coréens y jouent très souvent, c’est un véritable outil de décision, de départage, ce que je pensais être simple cliché engendré par quelques dramas ne l’était pas tant que ça. A force d’y jouer, tous savent reconnaître le vainqueur d’une partie en une fraction de seconde, peu importe le nombre de joueurs.
L’une des règles fondamentales du nunchi est de se rappeler que lorsque vous entrez dans une pièce, les autres y sont depuis plus longtemps que vous. Cela vous incite d’une part à être attentif et respectueux envers les sentiments des autres, qui habitent le même espace que vous à un moment précis ainsi que dans les instants précédant ce moment partagé. Cela est assez réminiscent d’autre part, à la culture du confucianisme qui pèse encore de certaine façon sur la société coréenne, notamment dans les moeurs par rapport aux aînés, qui doivent être respectés (du moins en apparence), dans la façon de se tenir face à eux et de s’y adresser car ils étaient présents avant nous.
Fragments, témoin et caméra
La Corée est également un pays marqué par une abondance de caméras de surveillance. Je sais que je suis constamment enregistrée dans la plupart des lieux publics. Parfois, même lorsque je suis seule, la simple présence des caméras dans mon environnement me fait réfléchir à qui pourrait me regarder. Cela m’a conduit à une étrange forme de sociabilité avec l’œil vide des caméras de surveillance, leur souriant, leur faisant coucou ou même dansant devant elles. Je me demande alors si le fait de se regarder ou de se sentir vu – même si les caméras de surveillance tournent sans être réellement scrutées car leur rôle est simplement d’être des témoins qui enregistrent tout dans l’éventualité d’un événement – modifie la manière dont l’on agit, et impacte notre gestuelle inconsciente.
La caméra joue un rôle important dans les communautés créées autour de dispositifs liés à la neurodivergence, tels que les stim-toys, l’ASMR, la stim-danse etc. Ces tendances ont permis une popularisation d’éléments qui n’étaient au départ que des niches spécifiques et une démocratisation de la parole autour des troubles neurodivergents. Nous avons désormais tous pu observer au moins de loin tout ou partie de ces phénomènes qui pullulent sur les réseaux sociaux. La caméra a permis d’une part le partage de contenu sur les réseaux à travers le monde. Mais d’autre part, ce contenu a pu émerger grâce à la distance qu’offre la caméra et le contenu vidéo avec le public. Bien que la caméra en rebute plus d’un au premier abord, elle permet d’éditer sa réalité et de créer un lien fort avec des personnes tout en gardant une distance réelle importante*. Il me semble alors nécessaire de se tourner vers ce type d’outil dans mes expérimentations. Lors de mon semestre en Corée j’avoue avoir souvent oublié que ce pouvait être à moi d’emprunter la caméra, j’ai néanmoins pris des fragments de vie que j’ai eu la présence d’esprit de filmer et que j’ai condensés en une ébauche de film, montage sauvage.
*On peut parler d’interactions parasociales ou de relation parasociale, un type de relation sociale à sens unique dont une personne peut faire l’expérience vis-à-vis d’une personnalité publique ou d’un personnage de fiction – D. Horton et R. Wohl, « Mass communication and para-social interaction: Observation on intimacy at a distance. », Psychiatry, vol. 19, no 3, 1956, p. 215–229