Il potere al popolo: cartographie des lieux occupés politiquement, culturellement et illégalement à Naples

Avant propos:

Moins de 24h après mon arrivée à Naples le 15 septembre dernier, je rencontrais sur la terrasse commune à mon étage mes voisins napolitains, dont :

Armando et Federica, un couple d’artistes scénographes travaillant notamment pour l’opéra San Carlo,

Maurizio, un photographe talentueux également engagé dans une association d’aide aux personnes toxicomanes,

Dalila, fondatrice du collectif féministe Ccà niscun una fessa, luttant pour l’accès gratuit et facilité aux soins gynécologiques ainsi que pour l’avortement dans une ville marquée par le catholicisme et les traditions conservatrices. 

Je ne réalisais pas encore que ces personnes seraient les premiers fils de la toile de mes relations sociales ici. Je me demandais alors si j’avais eu une chance incroyable de rencontrer par hasard ces personnes ou si la plupart des Napolitains avaient également des intérêts artistiques et politiques si forts. 

Deux jours après cet évènement, je croisais sur la terrasse Dalila et d’autres membres de son collectif en train de réaliser des banderoles qu’elles iraient accrocher de nuit en face du centre sanitaire (équivalant à notre ministère de la santé en France). 

Les banderoles terminées, elles m’invitèrent à me joindre à elles pour se rendre à la projection de Pierrot le fou dans un endroit appelé Ex Asilo. J’arrivais alors dans le premier lieu occupé que je visitais à Naples et une multitude de questions m’envahissaient à mesure que je découvrais l’existence de ce gigantesque endroit autogéré à 100m de chez moi.

Le lendemain, je faisais la connaissance de Francesca (qui est aujourd’hui ma plus grande amie dans cette ville). Elle dédie sa vie aux cinq organisations écologistes, antispécistes et humanitaires dont elle est militante active (Mediterranea, Extinction Rebellion…). Elle m’emmena passer la soirée dans le lieu occupé Vayu et ainsi, j’apprenais qu’il en existait des dizaines d’autres, en nombre encore indéterminé, et peut-être, indéterminable.

La machine de ma curiosité était lancée.

La Cartographie 

J’ai alors commencé à répertorier tous les lieux occupés que je visitais lors de multiples évènements via l’application Google maps

Sur la carte, les points violets représentent les lieux occupés illégalement au moment de leur création et désormais protégés par la ville sous la dénomination de lieux de biens communs. Les points oranges sont les lieux occupés culturellement, politiquement et illégalement qui n’ont pas (encore) reçu cette distinction et dont l’existence est menacée. 

Voici le lien d’accès à la carte interactive: POSTI OCCUPATI DI NAPOLI

En demandant à mes amis, aucun n’a jamais pensé à réaliser une telle carte tant les lieux occupés font partie intégrante du paysage napolitain. 

Ces lieux ne sont pas cachés, tout le monde peut y avoir accès lors des évènements, encore faut-il savoir où ils se trouvent. Si certains sont visibles depuis la rue grâce à leurs façades colorées, il faut parfois s’aventurer dans un dédale d’arrières cours et de ruelles pour y accéder.

Il en existerait une trentaine dans mon quartier, il centro storico, puis une centaine, éparpillés dans le reste de la ville.

Chaque espace occupé a sa propre histoire, sa propre énergie et son propre collectif principal qui l’occupe. Par exemple, le lieu ex OPG, créé en 2015, est occupé par le collectif Potere al popolo, mouvement politique communiste, parti des travailleurs, qui lutte pour l’acquisition des droits sociaux pour les classes populaires de Naples ainsi que pour le migrants. Le plus ancien d’entre eux est le laboratorio occupato SKA qui existe depuis 26 ans. Il est aujourd’hui occupé par un collectif transféministe.

Ces lieux vivent grâce à la générosité des dons, à l’argent récolté lors des actions politiques ou à l’alcool vendu lors des évènements. En revanche, l’entrée est toujours gratuite, partant du postulat que la culture est un droit fondamental et doit être accessible à tous.tes.

Ainsi, depuis un mois et demi j’ai pu assister à des conférences, des concerts, des expositions, des performances et des projections cinématographiques à deux pas de chez moi, alors que les musées sont excentrés, difficile d’accès en transport et ne proposent que peu ou pas d’évènements culturels ponctuels. 

Il apparaît de manière évidente que ce sont les habitants de la ville qui font vivre la culture. Chaque personne que je rencontre dans mon quartier est soit engagée dans une lutte politique, soit exerce une pratique artistique de manière régulière et/ou professionnelle. Il en va de même pour la transmission du savoir: à l’école des Beaux Arts, l’administration est désorganisée et les locaux manquent de matériel pour la pratique. A l’ex Asilo et à l’ex OPG, j’ai accès librement à une chambre noire avec du matériel de développement et à des cours de photographie analogique chaque semaine gratuitement ou sur donation libre. 

Il est impossible de ne pas penser un instant à La Commune quand on observe le fonctionnement de ces tiers lieux de contre pouvoir, au sein même de la troisième ville d’Italie contrôlée par la mafia et abandonnée par l’Etat. Les lieux de bien commun, comme les napolitains les appellent, sont des lieux qui résistent au temps, s’ancrent dans l’environnement et dans la vie des habitants en proposant non seulement des évènements culturels et politiques gratuits et accessibles à tous.tes, mais également du matériel de création et des cours en accès libre, des soins médicaux gratuits, des bibliothèques, des soupes populaires et des conférences. L’organisation d’évènements et d’actions politiques visant à se rassembler et agir en faveur des luttes féministes, queer, antispécistes, écologiques, humanitaires, etc, (et la liste est infinie) est un des moyens employés pour lutter contre la Camorra, les manquements de l’Etat Italien et plus largement, les injustices sociales qui gangrènent l’Europe et le Monde.

La création de cette carte permettrait de centraliser les informations de manière interactive en indiquant les adresses, les luttes propres à chacun des lieux ainsi que les évènements à venir, en redirigeant l’utilisateur vers les plateformes internet dédiées. Cet outil permettrait une navigation simplifiée entre les différents lieux afin de ne rater aucun évènement selon les besoins et les centres d’intérêts spécifiques à chacun. 

L’influence de la mafia, les inactions de l’Etat

Pour observer comment ces lieux ont émergés ainsi que leur fonctionnement, mon point de départ a été d’amorcer une analyse des relations informelles qui cohabitent dans la ville de Naples. 

Il m’apparaissait évident que la Camorra jouait un rôle important dans l’existence de ces lieux sans pour autant réussir à en capter l’essence. Après en avoir discuté longuement avec Dalila et son compagnon Andrea, natifs des quartiers populaires de la ville, et après avoir effectué des recherches sur internet (qui m’en ont appris bien moins qu’eux), je vais tenter d’en détricoter le fil.

Les organisations criminelles de la ville sont visibles pour qui sait observer. Elles contrôlent le marché de la drogue, bien sûr, mais aussi par exemple, et cela peut faire rire, les emplacements de stationnement, si bien qu’aucun automobiliste ne peut se garer dans la ville sans que quelqu’un ne vienne réclamer une pièce en échange, au nom d’un droit inconnu. Il existe des dizaines d’autres faits comme celui-ci qui affectent la vie quotidienne des habitants. Les règles de la vie en communauté sont implicites, informelles et illégales et tous les habitants les connaissent et les respectent.

Cela n’est que la partie visible de l’iceberg. La mafia entretient de puissantes relations et accords avec l’Etat. Imaginons simplement un candidat italien à une élection. En échange de sécurité, de voix lors des suffrages, d’argent pour financer la campagne, la mafia obtient des sièges en assemblée jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat Italien, des protections face à la police et surtout de l’argent. La corruption gangrène la Campanie et plus largement le sud de l’Italie. Ainsi, des aides de l’Europe ou de l’Etat Italien destinées à la région de la Campanie finissent directement dans les poches de la Camorra. Cette dernière a été rendue tristement célèbre dans les années 80 grâce aux accords passés avec l’Etat, qui la payait pour enfouir dans les sols autour de Naples tous les déchets toxiques du pays. S’en sont suivis des milliers de morts de cancers, d’autres maladies et de mortalité infantile. Depuis les années 80 et jusque dans les années 2010 la ville était désertée par les touristes tant sa réputation la précédait. Dalila se rappelle que chaque jour des personnes se faisaient tuer par arme à feu dans la rue quand elle était petite. Mon quartier était autrefois très pauvre et j’ai du mal à l’imaginer tant je croise de touristes, de boutiques et de restaurants quand je passe la porte de mon immeuble.

Mais quel est le lien avec les lieux occupés, me direz-vous? J’y viens.

Face à tant de violence et de corruption, la meilleure arme de défense des habitants a été la culture. Ainsi sont nés les premiers lieux occupés dans les quartiers les plus populaires de la ville, dans des immeubles inhabités. Cela explique pourquoi mon quartier par sa position centrale et par son passé, est celui qui en concentre le plus.

Les Napolitains se sont organisés bénévolement pour, dans un premier temps, offrir des activités aux enfants après l’école: des ateliers de théâtre, des projections de films, de l’aide aux devoirs ou encore des activités sportives tels que des tournois de foot entre quartiers ou l’ouverture d’un gymnase en centre ville. Les enfants n’allaient pas ou peu à l’école puisqu’aucune perspective d’avenir ne leur était promis, le taux de chômage explosait tandis que les salaires continuaient de baisser. Du pain béni pour la mafia qui n’avait qu’à les recruter directement dans la rue, leur promettant un salaire décent pour nourrir leur famille en échange de quelques activités illégales. Après l’arrivée de ces lieux il y a presque trente ans, les enfants ont progressivement commencé à trouver des centres d’intérêts éducatifs et culturels et à déserter les rues. Certains n’allaient toujours pas à l’école, certes, mais participaient chaque jour aux activités proposées par les lieux occupés. 

Puis, les actions se sont ouvertes à toutes et tous et d’autres lieux ont ouverts. Certains lieux proposent des alternatives de logement aux personnes les plus pauvres en attendant de pouvoir retrouver un appartement et en échange de petits services dans le lieu commun. D’autres organisent des consultations et apportent des soins médicaux gratuitement grâce à du matériel récupéré ou acheté grâce aux dons. 

J’ai alors demandé à Dalila “Mais comment se fait-il que la mafia et l’Etat aient pu laisser s’installer des lieux comme cela? Ce n’est pas dans leur intérêt.”

La mafia a réalisé que ces lieux étaient créés pour le bien des habitants et parfois même pour leurs propres enfants. L’Etat quant à lui, tolère les lieux occupés pour les mêmes raisons et ferme les yeux quand de nouveaux lieux s’installent. Leur arrivée coïncide à peu de chose près à l’arrivée de la gauche à la mairie de la ville, toujours en place aujourd’hui. Il y a néanmoins des règles à respecter, afin que ces organisations informelles cohabitent, notamment concernant le tapage nocturne et l’espace occupé par les activités en dehors de l’enceinte des lieux, en extérieur. Dalila se souvient encore avoir collecté d’innombrables boites d’oeufs pour insonoriser le lieu 0.81 et ainsi éviter la venue de la Camorra chaque soir.

Aujourd’hui, la mafia occupe moins de place dans la vie des habitants et ceux-ci n’aiment pas en parler. Par peur des représailles tout d’abord et par peur de voir l’histoire se répéter et retourner dans le passé. Ils ont tous en tête le souvenir encore trop proche d’une vie contrôlée par la terreur, ou aucune perspective d’avenir n’était possible. L’essor du tourisme et de la mondialisation mêlée à l’ouverture des lieux occupés et aux luttes sociales ont fait renaître l’espoir et offrent aujourd’hui de nouvelles perspectives de changements. 

Bibliographie

Pascale Froment, « Lieux culturels et informalité politique à Naples : une approche par les pouvoirs multisitués », L’Espace Politique [En ligne], 29 | 2016-2, Paris, mis en ligne le 02 septembre 2016

Agostino Ferrente, « Selfie », RaiCinema, Napoli, 2019

Matteo Garrone, « Gomorra », RaiCinema, Napoli, 2008

Francesco Antonio Festa, « L’alchimia ribelle napoletana. Materiali per una storia della città antagonista », ESI, Napoli, 2003

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