García Lorca : Un autoportrait. Conception d’une méthode de lecture sensible 

L’origine :

 

Je n’aimais pas la poésie. Même si, depuis mon enfance, j’ai toujours aimé les livres, les histoires, les mots et les langues, je n’arrivais pas à saisir la sensibilité derrière les métaphores et le rythme des vers. J’ai grandi, je suis allé à l’université, j’ai obtenu un diplôme en « Études littéraires » ; mais je ne comprenais pas encore la poésie. En plus, j’avais peur d’écrire, de verser mes pensées et mes sentiments dans les mots : mais le jour où je l’ai essayée, j’ai compris la poésie. Tel est l’origine de mon projet.

 

Mes expériences avec les livres et la lecture de poésie m’ont mis sur le chemin d’une exploration d’alternatives à la lecture « traditionnelle ». La méthode transmise par les institutions scolaires, basée sur l’analyse formelle (types de vers, rythme, composition, etc.) et l’analyse du « contenu » (symboles, contexte historique, références littéraires et philosophiques, entre autres) était insuffisante pour me faire comprendre la particularité de la poésie comme expression artistique. Dans la lecture scolaire « la dimension utilitaire a progressivement étouffé la dimension personnelle de la pratique » (Poissenot, p. 45), pour parvenir au déchiffrement d’une signification « profonde et universelle » du texte littéraire. Cette lecture oublie l’expérience intime du lecteur avec les textes et rend difficile la création d’un lien affectif entre l’œuvre littéraire et l’individu. Cette approche détachée de l’expérience personnelle consacre l’image de la poésie comme le genre littéraire de déchiffrement intellectuel par excellence ; un genre inaccessible à ceux qui ne maîtrisent pas les procédés de la lecture académique et qui ne possèdent pas les références culturelles « nécessaires » pour l’interprétation « correcte » du texte. Peut-être cela explique les très bas taux de lecture de poésie aujourd’hui : selon l’étude Les français et la lecture (2021) du CNL, les livres de poésie occupent la 15e place entre seize genres de livres proposés aux enquêtés. Pendant ma recherche pour comprendre la structure et la finalité de la lecture à l’école, la sociologie de la lecture et la médiation du livre m’ont confirmé que les expériences négatives avec les livres pendant le parcours scolaire mènent à une faible pratique de la lecture, et peuvent arriver jusqu’à envisager les livres et la lecture comme l’incarnation des institutions scolaires et de l’État (voir l’étude de Denis Merklen, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques?).

 

En effet, l’apprentissage et l’imposition d’une seule pratique de la lecture pendant mes études a eu comme conséquence un « certain détachement affectif » (Poissenot, p. 70) avec la poésie. L’appropriation des textes poétiques m’avait été refusée, l’éveil des sensations (mon expérience intime) par les mots et les jeux synesthésiques dans la construction de métaphores et d’images – technique essentielle dans l’écriture poétique – n’a jamais été exploré car la lecture imposée par l’école les ignorait complètement. Cette expérience personnelle est l’origine de mon projet de médiation : mon but est de questionner les modalités et finalités de la lecture scolaire en proposant une méthode alternative où l’expérience intime du lecteur est essentielle, ainsi que de valoriser de nouvelles interprétations et d’encourager une pratique personnelle de lecture. Pour déplacer l’expérience intime des individus au centre de la lecture, je propose de faire sortir la poésie du livre au travers d’expériences immersives pour échapper aux méthodes d’analyse académiques et pouvoir tisser un lien affectif entre public et la poésie. J’ai conçu mon projet comme une expérience de voyage et de découverte d’« une terre de liberté non assujettie à la rentabilité scolaire » (Petit, p. 33). Finalement, la proposition d’aller au-delà des pages pour proposer une pratique de la lecture sous la forme d’expériences immersives vise dépasser la pratique traditionnelle de la lecture et les méthodes traditionnelles de promotion de la lecture centrées sur la médiation du livre.

 

Pour faire de l’expérience personnelle le centre de ce voyage, mon projet a pris la forme d’un atelier immersif qui combine différentes techniques de création pour adapter différents poèmes en expériences sensorielles. L’objectif : connecter le corps au texte pour établir une lecture affective. J’ai conçu ce format comme un enchaînement d’actions et d’expériences qui guident le lecteur à travers différents poèmes « matérialisés ». Le voyage de lecture commence par l’éveil des sensations corporelles pour passer délicatement aux émotions et souvenirs individuels, un voyage de l’extérieur vers l’intérieur, du poème à l’interprétation individuelle. Ce mouvement élargit la notion de lecture et propose une nouvelle approche du texte poétique. L’atelier est destiné à tout public, mais il est conçu spécialement pour les personnes qui ont vécu des expériences négatives avec la lecture de poésie.

 

La conception de ces expériences a été, également, un voyage dans ma relation avec la poésie, un parcours dans mon histoire personnelle avec des poèmes et des auteurs qui ont marqué ma vie. « S’approprier vraiment un texte suppose d’avoir rencontré au préalable quelqu’un […] qui a déjà fait entrer des contes, des romans, des essais, des poésies, des mots agencés de façon esthétique, inhabituelle, dans sa propre expérience et qui a su présenter ces objets sans l’oublier » (Petit, p. 35) ; dans ce sens, l’atelier immersif est le parcours du public à travers ces poésies qui sont entrées dans ma vie. Les actions et expériences qui composent le parcours sont donc la matérialisation du lien affectif que j’ai créé avec les textes, elles sont aussi l’incarnation d’une expérience de lecture différente qui est née en réaction à la lecture « productive » du système éducatif. La conception de ce parcours a consisté à recréer, en action et corps, ma relation intime et personnelle avec les textes littéraires, car mon but n’est pas de proposer une analyse littéraire du texte.

 

L’atelier immersif/parcours poétique est composé, donc, de trois moments, chacun consistant en une expérience travaillée à partir d’un poème ou de l’œuvre d’un auteur. La première expérience, en forme d’introduction à la sensibilisation corporelle, est une balade sonore inspirée par le poème « Le citronnier » de l’auteur italien Eugenio Montale. Le deuxième moment est un atelier de création de collage à partir de textes de Federico García Lorca où les participants font une transition vers l’aspect intérieur de la poésie. Finalement, la troisième action, est une performance du poème « Une aventure » de Louise Glück, où les lecteurs participent à un reenactment du texte poétique qui les invite à entrer dans leur propre monde intérieur.  

  1. Le cas García Lorca  

« Je parle toujours le même langage et j’ai confié à cette lettre des vers inédits, des sentiments d’ami et d’homme que je ne voudrais pas divulguer. Je tiens absolument à sauvegarder mon intimité ». Ces mots de Federico García Lorca à son ami, le poète colombien Jorge Zalamea, ouvrent le moment de transition de l’extérieur à l’intérieur du parcours poétique. L’œuvre de García Lorca a été pour moi un espace d’intimité, de définition de moi-même, des sentiments inédits. Toujours fasciné par l’histoire de cet homme espagnol, homosexuel et communiste, j’ai trouvé dans ses pièces de théâtre, sa poésie et ses lettres, des images et situations qui m’ont aidé à comprendre ma relation avec l’amour, l’érotisme, la poésie et la mystique. C’est comme si ses textes parlaient de moi, même s’il les a écrits des décennies avant ma naissance. Telle est la relation que je veux transmettre au public à ce moment du parcours.

 

Pour cela, j’ai imaginé un texte à la première personne, un autoportrait de García Lorca, créé avec ses propres mots. La construction de cette identité a été un travail de collage : sélection, édition et mise en page des extraits qui, à partir de mon expérience de l’œuvre de Lorca, puissent parler de l’auteur espagnol. Dans ce texte, le jeu avec la langue a été fondamental, mon expérience avec son œuvre a toujours été en espagnol, sa langue maternelle (et la mienne aussi), et c’était très important de garder quelques lignes en cette langue pour bien transmettre ma relation affective avec l’œuvre de Lorca. Ce texte est accompagné également par des morceaux de papier figurant des images et des textures qui évoquent les métaphores et le rythme présents dans l’autoportrait. Le public est donc invité à écouter le texte et à recréer le visage de Lorca avec les éléments en papier, ainsi le public peut créer sa propre version de l’auteur à partir de ses mots.

 

Cet exercice d’association d’images et de mots pour construire un visage commence avec ma lecture à voix haute du texte. Les participants écoutent deux fois le collage textuel et composent en même temps une illustration de ce qu’ils écoutent sous la forme de collages visuels. À la fin de l’exercice, j’invite les participants à présenter les visages qu’ils ont construits, à expliquer pourquoi ils ont choisi telle image ou telle texture et à décrire leur ressenti général par rapport au texte. Les résultats de cet exercice ont dépassé mes attentes : les participants ne décrivaient pas seulement le visage imaginé de Lorca, mais ils décrivaient avec des métaphores visuelles leur propre identité. Souvent, les participants commençaient à parler de leur relation avec la parole quand ils décrivaient la bouche de leur visage imaginé, ou parlaient de leur perception du monde quand ils présentaient les yeux de leur personnage (écoutez l’audio à la fin de l’article — en espagnol) . Cet atelier de collage poétique et visuel aide à faire la transition entre le poème comme un phénomène extérieur à l’individu et la possibilité de s’approprier des mots et des images pour donner une signification intime et contribuer à la construction d’une identité propre.

 

Version numérique de l’expérience :

Version française:

https://lorca-un-autoportrait.glitch.me

 

Version espagnole: 

https://autorretrato-lorquiano.glitch.me

 

Bibliographie: 

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