étude des infra-mondes

Pourquoi reconsidérer le concept d’”intérieurs” comme un ensemble de milieux producteurs de savoirs et d’imaginaires ? Des milieux avec lesquels nous sommes inévitablement en interaction ?

Les milieux internes corporels et terrestres fonctionnent grâce à des organisations structurelles et relationnelles similaires. Ils évoluent, se maintiennent, s’organisent, résistent et s’adaptent en fonction des interactions naturelles ou anthropiques avec l’extérieur. Les milieux intérieurs renferment en eux des mémoires auxquelles l’accès nécessite de nouvelles formes de dialogue, d’enquête, de réceptivité et d’interprétation. Depuis quelques années, le concept d’holobionte bouleverse totalement nos perceptions, dont celles sur les limites de nos individualités et de nos corps. Reprenant une logique holistique dans la compréhension des espèces et des écosystèmes, ce terme désigne un assemblage d’espèces dites “hôtes” (animales, végétales, fongiques, minérales…) et d’autres espèces (généralement plus petites telles des micro-organismes), ainsi que leurs interconnexions/interrelations respectives et avec leur(s) environnement(s). La microbiologiste Lynn Margulis est une des premières à avoir introduit cette notion en 1991 1. Ces changements de paradigmes biologiques se retrouvent aujourd’hui dans des concepts tels que l’éco-somatique. Dans l’introduction de l’ouvrage Écosomatiques, Isabelle Ginot, Joanne Clavel et Marie Bardet donnent à penser le concept d’écosomatique comme une “proposition de contre-modèle de corps visant à rendre compte des liens entre environnement, « corps » et « esprit », et modélisé à partir du champ de l’écologie scientifique et des humanités environnementales.” “Parler d’écosomatique aujourd’hui revient à s’interroger sur la portée politique des pratiques somatiques, particulièrement sur les relations humains / non-humains qu’elles sont susceptibles d’inventer”. 2 Dans ses travaux, Emma Bigé encourage à faire apparaitre les mondes qui se cachent derrière le concept de “corps” et de ses définitions réductionnistes. Dans la lignée du “We are compost” de Donna Haraway 3 , elle enquête sur les “danses compost-humanistes” dans lesquelles fictions et mouvements se mêlent pour produire des savoirs-sentir. 4 Erin Manning nous parle de la compréhension du corps comme d’une environnementalité successive. 5

L’intérieur existe ainsi en relation avec l’extérieur et surtout avec ce qui se trouve en leurs points de rencontres. Ce concept nous invite à reconsidérer nos existences et à explorer de nouvelles pratiques de reconnaissance de ces interrelations. Les frontières de ces existences ne sont plus clairement définies et l’approche systémique est plus forte encore. Quels mondes inexplorés se trouvent à l’intérieur de nos corps et de nos sols ? Des réseaux, des symbioses, des mémoires, des douleurs, des sensations, des refuges, des sons, des mouvements, des espaces poreux, des images, des matières, des mécanismes, des micro-organismes, des champignons et surtout des relations inter-actives. Autant d’infra-mondes. Autant d’échanges entre les milieux et leurs lisières.  Reste maintenant à savoir comment les mettre en évidence, les reconnaitre, les ressentir, les intégrer, et surtout en tirer des enseignements.

pratiques de soin

Interagir avec ces milieux nécessite surtout de repenser nos pratiques collectives en tant que société. La compréhension d’une continuité d’interdépendances entre soi et nos environnements permet de repenser l’éthique de nos pratiques, dont le care/le soin. Les enjeux en sont nombreux et nécessitent une attention particulière. De nombreuses pratiques basées sur nos perceptions sensorielles se développent, notamment dans la sphère thérapeutique. Isabelle Launay décrit les savoirs-sentir comme un mélange d’habitudes sensorielles et motrices qui se développent au cours d’une pratique. 6 La découverte des processus de somatisation permet de comprendre les relations entre  les vécus psychiques et corporels, notamment dans l’état post-traumatique et sa guérison. Il est ainsi nécessaire de reconsidérer nos pratiques de soin et le concept de “bien-être” qui a été instrumentalisé au profit d’un capitalisme néolibéral, afin de retrouver/partager les savoirs, le temps et les compétences liés au soin. 7L’exploration des résiliences possibles des sols pourrait nous donner des clés sur les manières de se soigner après un traumatisme. Changer nos modes d’existence, nos manières d’être au monde, à soi et aux autres.

Comment devenir des ruines fertiles ? Servir de substrat à la croissance et au développement de mondes viables ?” BIGÉ Emma, Mouvementements, écopolitiques de la danse, Éditions La Découverte, 2023

étude d’un milieu instable : les terrils

Nés de l’extraction de charbon, les terrils (prononcer téri) sont des dépôts de résidus accumulés, formant des masses organiques et minérales en relief. On en recense près de 340 dans le bassin minier du Nord Pas de Calais, et on les retrouve dans d’autres pays d’Europe (Belgique, Pologne, Allemagne…) et du monde. Considérés comme des décharges géologiques délaissées, leur existence-témoin est reconnue aujourd’hui comme porteuse d’une mémoire collective. Reste maintenant à définir les tenants de cette reconsidération. Les sols des terrils appelés néosols sont encore en formation chimique, donc instables. Formés activement et volontairement par l’homme, ils constituent aujourd’hui le refuge d’une flore et d’une faune très riches, étudiées pour leurs impressionnantes spécificités. Dans son “Manifeste du tiers-paysage”, Gilles Clément définit les tiers-paysages comme des refuges pour la diversité et distingue les délaissés (ensembles secondaires) des réserves (ensembles primaires). 8

• Les réserves sont des lieux non exploités, jugés fragiles, rares ou sacrés, riches d’une diversité en péril (ex : forêts primaires). Elles existent de fait, mais aussi par décision administrative (hasard, difficulté d’accès, lieu sacré). Elles apparaissent en soustraction d’un territoire anthropisé. La somme des milieux primaires constitue le seul territoire de résistance au brassage planétaire.

• Les délaissés, à la fois en zones urbaines et rurales, sont le résultat de l’abandon d’un terrain anciennement exploité. Ils évoluent naturellement vers un paysage dit secondaire, caractérisé par une dynamique hétérogène et chaotique. Les cycles des espèces sont rapides, et chacune d’entre elle prépare la venue des suivantes, jusqu’à l’obtention d’un équilibre. La somme des délaissés correspond au territoire par excellence du brassage planétaire.

Les tiers-paysages sont fragmentés par les aménagements humains et forment un tissu (territoire) en maille, créant alors des discontinuités biologiques. La fermeture d’une maille supprime les échanges naturels entre les vacuoles territoriales, donc les chances d’ « inventions » biologiques issues des rencontres. Les terrils sont ainsi des milieux délaissés nés d’un arrachement aux sous-sols. Les caractéristiques spécifiques des sols (composition géologique, température, …) ont constitué la ré-organisation des espèces végétales, fongiques, animales, bactériennes, minérales. Les interactions humaines avec ces espaces sont multiples et diverses allant de la réhabilitation, protection, transformation en espaces de loisir, réaménagement, étude, observation, etc… Ces espaces ont des enjeux multiples. Pour Gilles Clément, ces systèmes biologiques permettent de repenser les principes d’évolution, de croissance et de développement en tant que dynamiques de transformation et non comme des dynamiques d’accumulation, à l’inverse des systèmes économiques capitalistes. Ils nous instruisent sur les précautions nécessaires à l’exploitation des êtres dont on dépend, tout en nous montrant des résiliences possibles.

corps-territoire et extractivisme

Après m’être intéressée à l’étude des reliefs (géomorphologie) pour trouver les marqueurs de nos relations passées avec ces sols impactés par l’extraction des hommes, je trouve d’autres clés dans l’étude des sols (pédologie). L’interêt croissant pour ces sciences marque lui aussi nos relations avec le sous-terrain. Kathryn Yusoff nous rappelle que le lien entre écologie et décolonialisme est indéniable. 9 Elle en donne pour cause une certaine géophobie : tout ce qui relève du souterrain, du minéral, du tellurique est considéré comme exploitable parce que craint. 

Terrains vagues grands comme des provinces, l’homme les a jadis et pour peu de temps possédés; puis il est parti ailleurs. Derrière lui, il a laissé un relief meurtri, tout embrouillé de vestiges. Et sur ces champs de bataille où, pendant quelques dizaines d’années, il s’est affronté à une terre ignorée, renaît lentement une végétation monotone, dans un désordre d’autant plus trompeur que, sous le visage d’une fausse innocence, elle préserve la mémoire et la formation des combats.LÉVI-STRAUSS Claude, Triste Tropiques, Terre humaine, Plon, 1955 10

Les femmes et les minorités de genre sont ainsi considéréEs comme des territoires à conquérir et à exploiter, à posséder et à utiliser selon les volontés des hommes. Les violences extrêmes perpétrées sur les corps des femmes et corps dissidents témoignent de cette vision dominante sur les intérieurs. Ces milieux constituent donc un terrain éminemment politique. Dans Vivantes, des femmes qui luttent en Amérique latine (Éditions Dehors) est proposée la notion de corps-territoire, forgée par les mouvements de luttes féministes sud-américaines. 11 L’histoire coloniale du continent sud-américain donne tout son sens et sa profondeur à la revendication écoféministe : “ni les femmes ni la terre ne sont des territoires de conquête !”.

“Les féministes inscrites dans une lignée décoloniale et communautaire tels que Lorena Cabnal utilisent le terme “corps-terre” pour désigner les dommages causés aux territoires depuis l’invasion coloniale qui, en utilisant les femmes comme moyen de parvenir à ses fins, a conduit des peuples à être expulsés de leurs terres et dépossédés de leurs ressources, et de leurs connaissances.”

“Le concept de corps-territoire nous invite à observer les corps comme des territoires vivants et chargés d’histoire qui appellent à une interprétation cosmologique et politique et où résident nos blessures, nos souvenirs, nos savoirs, nos désirs et nos rêves individuels et collectifs. Dans le même temps, ce concept nous invite à observer les territoires comme des corps-sociaux intégrés au réseau de la vie, ce pour quoi nous devons concevoir notre relation à ces derniers comme un “évènement éthique” et la considérer comme une irruption face à “un autre” où le contrat, la domination et le pouvoir n’ont pas leur place. Une relation capable d’acceuillir “l’autre” en coresponsabilité est la seule forme viable pour regarder le territoire et donc de nous regarder nous-mêmes.”

Texte de l’universitaire et militante féministe et écologiste mexicaine Delmy Tania Cruz Hernandez « Une autre perception des corps-territoires féminins » paru dans Vivantes, des femmes qui luttent en Amérique latine, 2016, p. 118.

Plus globalement, les mouvements féministes, écologistes et décoloniaux placent les corps et les espaces comme premiers territoires de lutte, et comme “l’expression de nombreuses autres échelles d’oppression et de résistance”. Dans des dimensions très différentes et sans le poids colonial, l’extraction minière sur le territoire français a eu ses effets sur les corps, les territoires, les familles, etc… Les produits de cette domination et de ces violences passées comme la précarité, la santé, les violences intra-familiales ne sont pas toujours visibles. Selon l’association SystExt qui lutte pour une meilleure compréhension des enjeux liés aux systèmes extractifs et à la réinvention de nos rapports aux matières premières minérales et énergétiques, « l’exploitation minière industrielle est l’une des activités les plus destructrices sur la planète, en particulier pour les populations autochtones et l’agriculture communautaire. Les impacts peuvent perdurer plusieurs siècles. La culture et la vie communautaire peuvent être perturbées à un point tel, que cela peut prendre des générations pour qu’elles s’en remettent ».

Le terril est le marqueur visible et métaphorique du traumatisme, se dessinant avec évidence en relief du territoire. Il représente le lieu de l’après, celui qui cherche à s’en remettre, à se soigner, à se transformer en conséquence des violences perpétrées sur sa matière propre. Littéralement sorti de force des sols, il subsiste et se transforme.

enseignement d’une résilience éco-somatique

Les savoirs-faire dont les savoirs-de-la-terre et les savoirs-soigner doivent être en première ligne des terrains de résistance. Ces lieux de l’après-traumatisme permettent de se décharger d’une forme d’urgence afin d’étudier les processus de résilience et d’en tirer des enseignements utiles. “Ressaisir conjointement des pensées-pratiques somatiques et des pensées pratiques écologiques opère un double déplacement conceptuel de la nature et du corps.4

“La « perspective de la subsistance » doit être réhabilitée en tant que projet politique, tant pour les pays du Nord que pour ceux du Sud, afin de répondre aux désastres écologiques et aux inégalités engendrées par la modernisation” Bennholdt-Thomsen et Mies, 1999. 12

Dans Quotidien politique, Geneviève Pruvost “explore les alternatives écologiques et anticapitalistes contemporaines pour démontrer que sans politique du quotidien, sans reconstruction collective et radicale de notre subsistance, il n’y aura pas de société égalitaire ni écologique.13 Pour les féministes australiennes Hamilton et Neimanis, la pratique du compost est à la fois une “métaphore matérielle” ainsi qu’un “travail matériel” de l’entretien des sols. C’est une pratiques du care et de l’attention. CertainEs défendent aussi des pratiques de reconnaissance, de nommage, de récolte et de glânage, comme pratiques de résistances. 14

“Raconter des histoires de paysages nécessite d’apprendre à connaitre ceux qui y habitent, humains et non humains. Ce n’est pas facile, et cela fait sens pour moi que d’utiliser toutes les pratiques d’apprentissage auxquelles je peux penser, y compris nos formes combinés d’attention qui s’activent dans les mythes ou les histoires, dans les pratiques de subsistance, dans les archives, dans les rapports scientifiques ou dans les expérimentations.” “Pourquoi travailler sur la configuration du paysage ferait resurgir le sentiment d’un renouvellement des possibles ? Comment les volontaires aussi bien que les écologies pourraient-ils s’en trouver transformés ? L’histoire de groupe qui travaillent à la revitalisation des bois avec l’espoir que des perturbations à faible échelle pourraient sortir de l’aliénation tant les gens que les forêts, grâce à la construction d’un monde fait de modes de vie imbriqués et au sein duquel des transformations mutualistes, sur les mode des mycorhizes, pourraient être à nouveau possible.” Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, 2015,  p. 374. 15

La résilience, terme largement utilisé aujourd’hui, désigne la capacité d’un corps, d’un organisme, d’une espèce, d’un système, d’une structure à surmonter une altération de son environnement. La résilience écologique désigne cette capacité spécifiquement relative à un (éco)système vivant. La résilience psychologique désigne quant à elle la capacité à revenir d’un état de stress post-traumatique. L’analogie est évidente. Le Tiers paysage évolue selon les modalités biologiques du milieu. Cette évolution inconstante se déploie par des rétablissements successifs. Au début des années 70, l’écologue Crawford S. Holling et ses collègues montrent qu’il n’y a pas de retour à un équilibre unique, mais qu’il existe plusieurs situations d’équilibre. Elles ne sont donc pas prédictibles et ne correspondent pas non plus à l’état de départ, avant les perturbations. La résilience écologique désigne donc le passage à un autre état de co-existence des êtres vivants et non-vivants. Boris Cyrulnik définit quant à lui la résilience comme la reprise d’un nouveau développement après un fracas traumatique.

 

vidéo - mains dans la terre 

 

détour & association d’images comme pratiques de recherche

Comment soigner le traumatisme ? Cette question de départ m’a amenée au fil des mois à disperser grandement ma recherche dans des sujets qui font sens entre eux, prenant la forme d’un maillage (String Figures, Donna Haraway). Ma pratique de recherche pour ce projet s’est globalement construite grâce au détour. En effet, l’incapacité émotionnelle à parler d’un sujet a suscité l’exploration d’un sujet parallèle, jusqu’à parler d’un milieu parallèle. Les imaginaires sensibles, fictionnels et conceptuels convoqués par ces milieux sous-terrains – dont est notamment tiré le chthulucène de Donna Haraway – ont des potentiels opérants, militants, artistiques et politiques. Ces représentations apparaissent de plus en plus dans les milieux artistiques, culturels et académiques.

“En toutes circonstances le Tiers paysage peut être regardé comme la part de notre espace de vie livrée à l’inconscient. Profondeurs où les événements s’engrangent et se manifestent de façon, en apparence, indécidée. Un espace de vie privé de Tiers paysage serait comme un esprit privé de l’inconscient. Cette situation parfaite, sans démon, n’existe dans aucune culture connue. […] Présenter le Tiers paysage, fragment indécidé du Jardin planétaire, non comme un bien patrimonial, mais comme un espace commun du futur.Manifeste du tiers-paysage, Gilles Clément.

Inspirée par les travaux d’Aby Warburg dans l’Atlas Mnémosyne, mais aussi par les oeuvres de Carmen Winant et Batia Suter, j’ai récolté des images représentant différents milieux intérieurs, pour ensuite explorer une forme graphique et éditoriale les mettant en relation. Cette planche d’associations visuelles a finalement émergé à partir d’oeuvres artistiques, d’archives scientifiques et documentaires. Avant d’être une forme finale, cet objet éditorial est surtout un outil sur lequel s’appuyer pour trouver des interprétations et analogies symboliques et théoriques. Il permet de faire des liens dans un corpus assez limité, liens basés sur le sens, la forme, la couleur, les sensations, etc.. puis de les expérimenter. Encore en cours, cette pratique permet une étude des représentations et des imaginaires produits par des concepts, des sensations mais aussi par des lieux et des évènements concrets. Dans mon travail, les terrils constituent en eux-mêmes des lieux de savoirs et de transformations autour desquels des pratiques de recherche-création peuvent graviter. La diversité géobiologique de ces milieux offre une diversité de formes, de compositions, de reliefs, d’espèces, de matières et d’espaces. Certains sont complètement vides quand d’autres sont recouverts de forêts. Certains terrils sont même encore aujourd’hui en combustion interne, atteignant jusqu’à 600°C à seulement trente centimètres de profondeur. Si les représentations imaginaires du milieu interne peuvent constituer une forme de refuge et de compréhension, cet embrasement, quant à lui, constitue une représentation à la fois des violences subies et des luttes qui en découlent. Mises en regard d’autres formes, ces représentations dévoilent leurs interspécificités et leurs complexités, autant de noeuds à dérouler. 

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