Entre ville et forêt – expériences croisées

Suite à la lecture de l’extrait de Malaparte partagé dans le dernier article, j’ai cherché à décortiquer mon propre champ lexical d’une ville ou à d’une forêt. Pour cela, j’ai retranscrit rétroactivement l’ensemble des mots qui me sont venus automatiquement en me remémorant une balade dans les rues de Naples et une randonnée sur l’île d’Ischia.

A mon grand étonnement, le champ lexical relatif à mon expérience dans les rues de Naples était bien plus riche que celui lié à la forêt.

Cela m’a laissé perplexe. Si je vis l’expérience dans la forêt comme plus forte au niveau sensoriel, si on s’en réfère au spectre d’observations et de sensations, si l’on s’en tient à ce qui est nommé, l’expérience est plus pauvre. Ce que je n’ai pas trouvé dans la littérature, n’est pas non plus naturellement présent en moi.

Contrairement à la forêt, la ville est construite par et pour mon espèce. Elle est le haut lieu de l’interaction humaine. En conséquences, je comprends l’ensemble des sons que j’entends, des odeurs, des interactions, je peux les conscientiser, les analyser et les verbaliser. En cela, je suis davantage sollicitée au niveau de mes sens. Les villes sont un ensemble de beaucoup de choses : de mémoire, de désirs, de signes d’un langage ; les villes sont des lieux d’échange, comme l’expliquent tous les livres d’histoire économique, mais ce ne sont pas seulement des échanges de marchandises, ce sont des échanges de mots, de désirs, de souvenirs (Italo Calvino Villes invisibles, Seuil, 1974).

Une forêt, c’est un peu une ville pour d’autres êtres vivants dont je ne parle pas le même langage, dont je ne perçois pas les enjeux et, s’ils et elles s’adressent à moi, dans la majorité des cas, sauf pour le chant d’alarme du merle ou la fuite du lézard, je ne perçois pas. Il s’y passe donc beaucoup de choses que mon cerveau n’imprime pas.

Le lien que j’ai développé avec la forêt à côté de chez moi, est-il paradoxalement renforcé par mon incompréhension de ce qui s’y passe ? Je ne suis pas sollicitée par les échanges chimiques entre les plantes et les insectes, par les odeurs laissées par les un.e.s pour les autre.s, je n’y comprends rien donc je m’y sens bien d’une manière un peu béate?

La violence de notre croyance en la « Nature » se manifeste dans le fait que les chants d’oiseaux, de grillons, de criquets, dans lesquels on est immergés en été dès qu’on s’éloigne des centre-villes, sont vécus dans la mythologie des modernes comme un silence reposant. Alors qu’ils constituent, pour qui veut bien essayer de les traduire, de les sortir du statut de bruit blanc, des myriades de messages sociopolitiques, de négociations territoriales, de sérénades, d’intimidations, de jeux, de plaisirs collectifs, de défis lancés, de tractations sans paroles.  (Manières d’être vivant, Baptiste Morizot)

En développant une connaissance plus scientifique de la forêt, avec une meilleure compréhension de tout ce qu’il se passe autour de moi de connexions, de batailles, d’alliances, de drames, de symbioses et de complexes relations, est-ce que cela va m’aider à mieux la nommer? Est-ce que cela va changer ma façon d’interagir avec elle?

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura esta selva selvaggia e aspra e forte (Ah ! qu’elle est difficile à peindre avec des mots, cette forêt sauvage, impénétrable et drue) Dante Alighieri, La Divine Comédie, L’Enfer, Canto I

L’objectif des dispositifs qui seront installés dans la forêt est de modifier le rapport des personnes avec leur environnement organique non humain. Lors de la première année, je me suis attachée à une modification de la perception, plus sensuelle, plus étrange de nos liens avec le non humain à l’image des mouvements artistiques inspirés de écologie queer ou des mouvements écosexuels.

En conséquences, durant cette première année, j’ai toujours nommé LA forêt, comme un lieu flottant, forme de sanctuaire hétérotopique jamais réellement décrit ou inscrit dans une réalité. Un lieu de fantasmes, de matières, d’observations étranges, propices à l’expérimentation. J’ai filmé, photographié, observé, ressenti, mais j’ai peu nommé les choses.

Cette expérience de champ lexical forestier a accéléré mon souhait pour cette année d’aborder la forêt de façon plus scientifique et concrète. J’ai commencé par contacter un biologiste naturaliste de ma région en Suisse et lui ai demandé comment je pouvais apprendre à mieux connaître et décrire la forêt dans laquelle je souhaitais réaliser mon projet. Voici sa réponse :

Décrire un écosystème, en l’occurrence la forêt au pied du Jura, peut se faire selon plusieurs méthodes. Faire une simple liste d’espèces du milieu choisi, qui va refléter la biodiversité. Mais la liste peut comprendre les milieux, les micro-habitats, les espèces, les populations d’une espèce, les sous-espèces avec les variations génétiques ou même les différence de comportements des individus des espèces. Généralement, on se contente des espèces.

Décrire les flux de matières, les minéraux, l’eau, l’oxygène, le carbone. Et décrire les cycles vitaux, par exemple: les végétaux morts qui sont décomposés par les bactéries, les champignons et la microfaune pour donner de la terre, dans laquelle s’installent les plantes et ça recommence.

Ce qui est plus intéressant, à mon sens, c’est de décrire les liens entre les organismes, au sens large. Les chaines alimentaires, les symbioses, les mutualismes, les commensalismes, les parasitismes et les prédations. Tout décrire est impossible car le niveau de complexité est quasiment fractal, se divise à l’infini. Mais choisir des exemples représentatifs, intéressants, insolites, connus depuis longtemps ou au contraire à la pointe de la recherche est possible. Il faut partir d’un organisme représentatif du milieu, par exemple une espèce d’arbre et chercher les infos sur les liens avec les espèces qui l’entourent.

David Haskell, biologiste et professeur à l’université du sud (Tennessee) a observé durant une année une petite zone circonscrite au sein d’une forêt. Il en a tiré un livre Un an dans la vie d’une forêt (Flammarion, Paris, 2016) dans lequel il retrace le journal de bord de ses observations. C’est un travail qu’il faudrait que je fasse à mon retour.

Depuis mon arrivée à Naples, j’ai vécu une parenthèse molle, orpheline de cours et de cadre, j’ai marché masquée, j’ai exploré, flâné et je suis entrée en relation sensorielle avec la ville. Cette expérience m’aide à penser mon rapport à la forêt dans laquelle je souhaite insérer des installations artistiques. Cela m’affranchit d’une relation émotionnelle forte à un lieu que j’ai choisi aussi parce qu’il a toujours représenté un refuge et un lieu d’expérimentation depuis l’enfance. J’ai eu envie d’en faire un refuge et un lieu d’expérimentations pour d’autres (humains ou non humains), une forme d’hétérotopie créative et engagée. Cette mise en miroir ville-nature, me permet de faire de cette forêt en réel espace de recherche dissocié de mon histoire plus intime avec le lieu.

Marcher dans la ville de Naples

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Entendre des conversations, des voitures, des scooteurs, des sirènes, des klaxons, des radios, des télés.

Sentir les odeurs des gaz d’échappements, des crottes, de cuisine

Faire se promener, retirer de l’argent, acheter à manger, boire un café, aller dans un musée, entrer dans des boutiques

Attention : il faut faire attention à ne pas se faire écraser, ne pas marcher dans une crotte, ne pas bousculer quelqu’un, ne pas se perdre.

Marcher dans une forêt de châtaigniers sur l’île d’Ischia

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Entendre : les oiseaux, les craquements de branches, les lézards qui s’échappent dans les feuilles, les sons de la ville au loin, le vent

Sentir : Les odeurs de la terre humide, des plantes.

Ressentir : le vent, la chaleur du soleil, le froid à l’ombre.

Faire : marcher, s’arrêter, regarder, saisir un objet, toucher un objet

Attention : Il faut faire attention à certains insectes, à ne pas se prendre les pieds sans une racine, ne pas tomber, se griffer, à suivre le chemin et les panneaux