des petits morceaux d’histoire

“Les matériaux de la vie” est une bonne entrée pour aborder la question du lien entre matière et histoire – qui occupe ma recherche. Le chapitre se construit à partir des expériences menées par Tim Ingold avec ses étudiants, les 4As. C’est une sorte de méthodologie et de pédagogie pour approcher l’étude des relations des humains dans leur milieu en explorant les connexions entre anthropologie, architecture, art et archéologie à partir d’enquêtes expérimentales de terrain. Dans son texte il propose de réanimer ce qui est perçu comme fixé sous la forme d’un objet pour mettre en évidence les flux de la matière qui vont être saisis dans le processus de fabrication. Je rassemble ici quelques éléments que j’ai trouvé utiles pour ma recherche en partageant ici ma fiche de lecture de ce texte : Tim Ingold, “Les matériaux de la vie”, Multitudes, 2016/4, n°65, pp. 51-58.

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Ingold revient sur ce que nous définissons par matière et matériaux. Ce texte est important dans le cadre de ma recherche à Artec car il m’aide à se décentrer d’une vision de l’objet figée dans sa forme.

Pour cela, il met en évidence deux perceptions du phénomène de la production de forme à partir de la matière. L’une entend un établissement de forme prédéfinie sur de la matière en vue d’une finalité. L’autre, considère la création d’un champs de force établi à partir de l’engagement du geste et du matériau ; une émergence mutualisée de forme.

Dans un deuxième temps je reviens sur la question des propriétés que l’on conçoit comme inhérentes au matériau et dont il s’agit pour Ingold d’interroger la variabilité.

L’engagement de la forme

Nous avons pour habitude de définir la fabrication d’objet par le système hylémorphique (hylé matière, morphê forme). Dans cette opération, une forme est appliquée a un matériau à partir d’une idée, d’une image, d’un modèle préexistant. La finalité est de lui faire prendre forme dans l’objet.

Les artefacts ainsi produits, s’inscrivent dans la construction d’une culture matérielle qui voit dans la matière des artefacts finis. Selon Julian Thomas, cette culture « représente tout à la fois des idées qui sont devenues matérielles, et une substance naturelle qui a été rendue culturelle »1. On prélève du monde matériel les idées d’un esprit. On opère par des formes imposées à des bouts de matière : ce sont les matériaux. Ils se distinguent et sont définis par leur disponibilité pour l’agentivité humaine. La fabrication représente la rencontre de représentations culturelles avec les ressources disponibles de la nature2.

Ingold nous propose un autre point de vue qui demande de se placer du côté du flux dans lesquels sont pris les matériaux. Cela implique de considérer combien ceux-ci se transforment continuellement, se déplacent, se répandent et ont tendance à être incontrôlables. Dans la fabrication, ce flux devient un processus de croissance dans lequel le.a fabriquant.e s’engage. Il.e doit mêler ses forces à celles propres au medium qui est manipulé.

Ces forces s’ajoutent à une histoire du matériau. Par exemple, la différence entre une stalagmite et une statue ne tient plus à la question de la fabrication. La stalagmite est formée par l’infiltration d’une eau saturée en calcaire qui va intervenir sur sa forme et de la même manière la statue est une forme qui émerge de la confluence d’autres phénomènes. L’engagement de l’artisan.e (et de ses outils) est une force qui communique avec la physicalité de la pierre et contribue à l’émergence d’une forme. La pluie par la suite va éroder la statue et poursuivre le processus de production de forme. La fabrication peut avoir à l’origine un modèle, une forme dans la tête de l’artisan.e, mais ce qui est au cœur du processus c’est un engagement physique.

Ingold nous rappelle que pour Simondon dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, la production de choses doit être comprise comme un processus de morphogenèse dans lequel la forme est toujours émergente plutôt que déterminée3. C’est selon ce même processus que se déploie un organisme vivant au cours de son développement, que sa forme se dégage. Deleuze et Guattari quant à eux, montrent que le problème d’une matière inerte sur laquelle on applique une forme manque la plasticité de la matière qui est impliqué par ses forces et sa résistance ou sa malléabilité. Ils considèrent la matière comme flux parcouru de « modulations »4. Pour pouvoir communiquer avec ce flux et faire émerger des formes il est nécessaire de savoir l’appréhender :

En réalité, insistent-ils, dès que nous sommes confrontés à la matière, « c’est de la matière en mouvement, en flux, en variation », avec pour conséquence que « cette matière-flux ne peut être que suivie». Les artisans qui suivent le flux sont, en réalité, des vagabonds, des voyageurs, dont la tâche est de pénétrer le devenir du monde et d’en infléchir le cours selon les buts qu’ils poursuivent. Leur tâche est « l’intuition en acte».5

Petite vasque en argile fondue par la pluie, Aubervilliers, 2019 + le résultat d’un petit TP proposé par Ingold:

“Maintenant, imaginez que chacun de ces deux flux ait été momentanément interrompu. Du côté de la conscience, cet arrêt prend la forme d’une image, comme un fugitif soudain pris dans les feux d’un projecteur. Du côté des matériaux, cet arrêt prend la forme solide d’un objet, comme un gros rocher au milieu du chemin, bloquant le passage du fugitif.” Ingold T. (2017), « Les matériaux de la vie », Socio-anthropologie no 35, p. 30

Propriétés et histoire

La pierre est généralement comprise comme possédant des propriétés de dureté, de solidité et de durabilité. Pourtant, dans l’histoire des matériaux, il se peut que la pierre ait été choisie pour sa fluidité et sa mutabilité. Il y a pour les pierres une multiplicité de propriété (friable, massive, légère, lourde…). Pour Conneller, « la pierre n’est pas une chose qui existe ; il y a beaucoup de pierres différentes, avec des propriétés différentes, et ces pierres deviennent différentes en fonction des modes particuliers d’engagement »6. Cela nous laisse donc avec autant de sous genres que de pierres. Et si toute pierre est différente, qu’est ce qui fait la pierre, et de là, comment pouvons nous définir ce qu’est un matériau ?

Ingold considère que « toute tentative visant à mettre en place une classification des matériaux, selon leurs propriétés ou attributs, est destinée à l’échec pour la simple raison que ces propriétés ne sont pas fixes, mais émergent continuellement en fonction des matériaux eux-mêmes»7. Les matériaux ne sont pas des objets constitués. Leurs propriétés sont une historicité en devenir au delà des formes dans lesquelles les matériaux ont été fondus.

Les matériaux n’« existent » pas, au sens où existent les objets, en tant qu’entités statiques avec des attributs déterminés, ils ne sont pas – selon les termes employés par Karen Barad – « des petits morceaux de nature », attendant d’être marqués par une force extérieure telle que la culture ou l’histoire pour être achevés.8

Il sont « ineffables », pour les connaître nous devons les suivre, écouter leurs histoires. Pour les artisan.es il s’agit de correspondre avec eux et chacun de leur geste est comme une question posée au matériau à laquelle celui-ci répond.

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Mon parcours a été intéressé par les pratiques chorégraphiques et numériques. Dans mes projets je me me suis questionné sur le contact de nos corporalités aux outils technologiques et aux relations que nous pouvons entretenir avec elles.

Ces dernières années je souhaitais mieux comprendre la corporalité des machines, leurs conditions d’existence dans le monde en suivant l’histoire de leur matérialité croisée à la fois à celle de la modernité et à celle de la colonisation. Ainsi, je pouvais saisir l’évolution des discours sur un développement humain et civilisationnel avançant de pair avec l’actualisation de régimes d’exploitation dans nos mondes contemporains. Particulièrement lorsqu’il s’agit d’évoquer l’extraction de ressources naturelles. Retracer une généalogie des grands tournant de la production de matière première me semblait être une bonne proposition de travail.

Au fil de ce travail qui remonte une généalogie de l’objet technique à partir de ses composants, j’espère découvrir et mettre en relation des voix, des figures et des gestes qui proposent des approches nous permettant de mieux comprendre ce qui est en jeu dans ces couches unifiant modernité colonialité, matérialité et nouvelles technologies. Pouvoir ainsi les transgresser, se projeter, se transformer dans la composition d’autres futurs. Le texte d’Ingold me permet de considérer le matériaux-composante comme une histoire composée des modulations qui interviennent au cours des processus de son insertion dans les systèmes humains. On peut alors imaginer questionner leur mémoire, l’origine de leurs transformations temporaires.

Les années de master se concentrent sur une technique de formation de matière première qui se déploie dans le contexte colonial au XVIeme siècle. Dans ce projet, je réuni les premières pistes pour mener à bien ce travail et mettre au point une sorte de méthodologie dans laquelle plusieurs approches et disciplines se répondent (histoire des sciences et des techniques, histoire coloniale, philosophie, anthropologie, art). A travers ce travail, je développe une proposition de jeu vidéo conçu comme un espace dans lequel des objets se questionnent sur les conditions de leur existence.

 


1 Thomas J. (2007), « The Trouble with Material Culture. In Overcoming the Moderne Invention of Material », dans Jorge V. O., Thomas J. (dir.), Special issue of Journal of Iberian Archaeology, 9-10, Porto, ADECAP, p. 15.

2 Ingold T. (2017), « Les matériaux de la vie », Socio-anthropologie no 35, p. 30

3 Simondon G. (2005), L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Éditions Jérôme Million, p. 41-42.

4 Deleuze G., Guattari F. (1980), Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, p. 509.

5 Ingold T. (2017), « Les matériaux de la vie », op. cit., p. 37 citant ici Deleuze G., Guattari F. (1980), Mille plateaux, op. cit., p.509

6 Conneller C. (2011), An Archaeology of Materials. Substantial Transformations in Early Prehistoric : Europe, Londres, Routledge, p. 82.

7 Ingold T. (2017), « Les matériaux de la vie », op. cit., p. 48.

8 Barad K. (2003), « Posthumanist Performativity: Toward an Understanding of How Matter Comes to Matter », Journal of Women in Culture and Society, 28 (3), p. 821.

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Images: Ugo Pignon Francavilla

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