DÉDALES FANTASMAGORIQUES : PROTOCOLES D’ARPENTAGES SPATIO-SENSORIELS

Je propose ici un léger décentrement par rapport au sujet central de ma recherche ainsi qu’aux récents questionnements autour de l’utilité et l’accessibilité de ma pratique, pour finalement expérimenter différentes manières d’approcher un environnement, en utilisant ma situation actuelle d’étudiante en mobilité comme point de départ.

Car finalement, pour prétendre pouvoir maitriser correctement ce médium, il me paraît important de se demander, d’explorer et de comprendre ce que peut faire ressentir un espace. Qu’est-ce qu’il peut provoquer en nous ? Selon quels paramètres notre perception de celui-ci peut-elle être modifiée ?

Puisqu’à travers cet usage de l’espace, ce que je (re)cherche, au fond, est une méthode de transmission et de communication prenant davantage en compte l’individu via des outils stimulant d’abord le corps (pour une approche plus phénoménologique), j’en suis venue à constater que le manque d’information, de par sa désacralisation, et ainsi de par son ouverture à un « imaginaire » qui s’en retrouve libéré, permet une telle ouverture. Et de manière plus fondamentale, il me semble nécessaire de souligner un besoin d’élasticité dans la forme d’approche d’une information, comme élément favorisant une meilleure adaptabilité à l’individu.

Ainsi, cette quête de formes de transmission(s) élastique(s) m’a amenée à m’attarder sur l’exploration de différents degrés de focalisation possibles face à l’expérience d’un espace, en me basant sur des ressentis et expériences personnelles, notamment inspirée par certaines de mes déambulations, diurnes comme nocturnes, dans des lieux connus ou non, et avec plus ou moins d’énergie. En somme, je propose donc ici une forme d’étude, par des formes d’expérimentations directes basées sur des protocoles prédéfinis, sur ce que peuvent provoquer/permettre/éclairer les ombres, le vide, le manque, l’indisponibilité mentale (notamment par la fatigue), par une exaltation de l’imprécis, du mystère. Cela dans le but ultérieur de m’aider à définir une manière d’aborder l’espace dans ma recherche, qui soit la plus juste et la plus propice au partage pour l’exploiter en tant qu’outil de communication.

 

Ces protocoles que je propose ci-dessous se basent sur des recherches que j’effectue en parallèle autour notamment de formes d’éducation alternatives. Mais, période d’examens oblige, je n’ai pour le moment pas pu y accorder le temps que j’aurais voulu, et j’estime donc ne pas avoir encore suffisamment bien assimilé toutes ces informations pour les inclure de manière claire et concise à cet article. Il est certain que cette base théorique devra être davantage explicitée plus tard, mais je pense que les expérimentations que je propose ici peuvent, pour le moment, s’effectuer indépendamment de ces recherches, car j’estime importante la part personnelle de cette étude, et trop la mêler à d’autres théories déjà existantes risqueraient peut-être de trop la biaiser. Il me semble donc plus sage de mettre en commun les deux approches à posteriori.

Une forme alternative qui ressort néanmoins est l’arpentage, une méthode de lecture collective issue de l’éducation populaire qui consiste en une approche commune et partagée d’un écrit, où chaque participant lit individuellement un fragment de texte avant d’en partager le contenu au reste du groupe. Par la désacralisation du livre via le découpage des informations qu’il contient, l’arpentage stimule ainsi le groupe-lecteur d’une manière nouvelle en activant le texte différemment, par le groupe, ce qui en fait une forme de transmission inédite, mettant davantage l’accent sur le collectif et l’échange des ressentis personnels de chaque individu, en évitant le possible renfermement sur soi que pourrait produire une lecture individuelle et solitaire.

Mais cet arpentage ne change pas pour autant le mode de communication qui est celui des mots, bien qu’il l’explore différemment d’une lecture classique. Ainsi me vient l’envie d’explorer une forme d’arpentage qui se passerait d’une lecture de littéraire, pour davantage se focaliser sur la lecture sensible d’un espace/un environnement qui fait appel au corps et aux sens, et donc à une réception plus directe et primaire de l’information, plutôt qu’à l’intellect. Les protocoles proposés ici ont donc pour ambition d’être des formes de réadaptation spatiale de cette approche de l’information par l’arpentage.

 

En réalité, cette approche est en lien avec des choses que j’avais déjà commencé à penser et noter depuis l’année dernière, mais que je n’avais jamais osé développer, probablement par manque de confiance et d’un contexte plus propice à leur réalisation. A travers elle, je suggère de tendre vers une sorte de réalité alternative, pour tenter de mettre à jour ce qui, au fond, fait sens, ce qui importe, pour mieux se reconnecter (ou du moins, se connecter autrement) à un environnement.

L’idée serait donc de me mettre dans des situations diverses pour expérimenter différentes manières de me connecter à un environnement, en explorant l’influence de certains paramètres sur ma perception. J’ai ainsi pensé à deux expériences que j’ai déjà planifié de réaliser d’ici janvier, selon des protocoles inspirés d’observations, de notes et d’envies éparses glanées depuis quelques mois déjà.

 

Par ailleurs, je vous invite chaleureusement à en proposer des variantes, des corrections ou même de nouvelles versions inédites si le cœur et l’inspiration vous en dit. Si cela fait écho à des situations que vous avez déjà pu vivre et/ou lire, entendre ou voir, n’hésitez pas aussi à m’en faire part.

 

Mes deux propositions sont donc les suivantes :

 

1 – À partir d’une base déjà acquise :

Arpenter un même espace connu (mon quartier, les rues, transports ou autre que j’emprunte souvent) dans divers états (nuit/jour ; fatiguée ; diverses émotions ; divers objectifs ; …). Voir si mon attention diverge, ce qui change selon la situation/le contexte : les informations sélectionnées seront différentes, ce qui devrait se ressentir dans la retranscription de cette expérience, malgré une base commune, car chaque situation filtrera ce même espace pour en sélectionner différents détails, ce qui en change complètement l’expérience, l’idée, et le récit.

Ainsi, cette première proposition contribuerait à l’élaboration d’une méthode d’élargissement de la perception de choses quotidiennes, via une étude comparée des différents contextes dans lesquels s’effectuera chaque séance de déambulation. Car est-ce que, finalement, ce n’est pas quand on pense avoir saisi une chose, la connaître de bout en bout, qu’il est le plus intéressant et important d’en élargir la vision, d’en poser une nouvelle approche ? Cela me rappelle d’ailleurs un échange avec l’artiste Justine Emard qui racontait comment son travail artistique avait pu aider les scientifiques avec qui elle collabore à avoir une nouvelle vision/ouverture sur leur propre travail/leurs propres recherches, qu’ils avouaient n’avoir jamais imaginée auparavant.

En outre, cette première approche devrait permettre la formulation d’un corpus de paramètres à prendre en compte pour une potentielle future élaboration/composition spatiale, en faisant le point sur le degré d’influence de chacun de ces paramètres.

 

Si les paramètres externes, propres à l’environnement arpenté, sont encore à définir, la question de l’état du corps qui expérimente me semble d’ores et déjà fondamental.

À ce sujet, je me souviens d’une expérience passée qui m’avait surprise par mon incapacité à la saisir totalement, bien que je fusse pleinement consciente sur le moment. J’étais allée voir un spectacle de huit heures, réparti en deux soirées consécutives de quatre heures chacune, en fin de semaine. Ces soirées faisaient suite à des séances intenses de workshop à l’autre bout de la ville, et la fatigue se faisait donc inévitablement sentir lorsque je m’installai, tout juste à l’heure, dans la salle de théâtre. Si le premier soir ma curiosité et mon intérêt porté au caractère inédit du spectacle que j’étais venue voir avaient pu me maintenir éveillée sans trop de difficulté, mon corps finit par craquer devant les dernières scènes du second soir. Luttant contre le sommeil, ma vision a alors commencé à se déformer et je me retrouvai soudain dans une sorte d’entre deux où, bien que je pusse encore entendre et voir ce qui se déroulait en face de moi, j’avais au même moment presque l’impression de rêver, et la limite entre ce qui était réel et tangible en face de moi et ce qui n’était que dans ma tête s’en est retrouvée brouillée. Ma lutte acharnée contre ce sommeil fut telle que j’ai alors profondément expérimenté cet entre-deux, semblable à ce que l’on peut parfois ressentir à l’endormissement, mais d’une manière anormalement prolongée, et directement connectée à une situation réelle, en direct.

Si mes souvenirs n’en sont pas aussi précis que je le souhaiterais (dimension onirique de l’expérience oblige), j’en garde un souvenir fort car cet état m’a fait ressentir la scène totalement différemment, comme une sorte de trip hallucinatoire bizarre dont la seule substance responsable était celle de mon manque de repos.

Aller jusqu’à réexpérimenter cet état par une prise de substance ou autre me semble sans intérêt dès lors que je pense à la réinsertion de ces expérimentations vers d’autres individus, qui dans les contextes d’application qui m’intéressent (d’ordre plus éducatif que performatif) n’auraient pas de raison ni de quelconque besoin de se plonger dans un tel état. Mais cette anecdote digressive témoigne de l’influence de l’individu sur la réalité (sa réalité) de l’espace tel qu’il est perçu. On rejoint la question de l’importance de la prise en compte du « je », que j’ai déjà pu développer dans mon teaser de recherche de M1.

 

En outre, si j’ai pu souvent avoir la sensation de m’égarer au cours de mes recherches depuis l’année dernière, cette approche est également une forme de réconciliation avec un sujet qui avait pu me donner parfois la sensation frustrante d’avoir perdu du temps dans une errance guidée par mes incertitudes : la thématique du rêve (et de la fiction).

 

2 – À partir d’informations nouvelles :

Cette seconde approche est dédiée à l’arpentage d’un espace nouveau, étranger, inconnu, en se concentrant sur des détails rencontrés sans se soucier d’en connaitre l’exact contexte. Comment mon esprit se met naturellement à compléter les lacunes informatives ? Là encore, je sépare cette expérimentation en deux versions :

  • Première approche :

D’abord une approche que j’ai déjà entamée depuis mon arrivée à Buenos Aires, à partir de prises de notes, d’enregistrements sonores, de photos, et autres curiosités… pour laisser l’imaginaire primaire, né de mes toutes premières observations ignorantes, s’exprimer et se développer pour donner vie au monde parallèle de mes spéculations dont mes notes naïves constitueront les fondations.

Pour cette partie, il ne me reste en réalité qu’à résoudre le problème de sa restitution qui, pour rester cohérente, ne peut se baser que sur mes premières retranscriptions qui avaient suivi mon arrivée.

Mais pour autant, il me semble injuste de penser que ces premières approches auraient conservé toute leur pureté jusqu’à aujourd’hui, puisqu’elles marinent dans mes pensées depuis des mois. Je pense donc ici à coupler une compilation de ces notes/enregistrements/images qui soit la plus neutre possible à une (ré)interprétation, sorte de développement actualisé, qui peut-être prendra la forme d’un récit.

  • Seconde approche :

Une autre version de cette approche est prévue, plus directe et immédiate car je l’effectuerai en ayant déjà ce protocole en tête, et en temps réel. Désormais, lorsque je me déplacerai dans un nouveau lieu, une nouvelle ville, un nouveau paysage, etc., j’essaierai de me concentrer sur ce qui attire en premier lieu mon attention, d’après la curiosité primaire et incontrôlée (ou en tout cas, le moins calculé/biaisé que possible) dont je ferai preuve sur le moment.

La prise de note s’effectuera dans des formats aussi libres que possible (photo, vidéo, son, dessins, textes, etc.), pour tenter de m’adapter au mieux à ce qui se présentera face à moi, en tirant profit de mon ignorance, des mystères et des hasards.

 

Je compte donc exploiter cette plateforme du carnet en ligne pour tester ces protocoles et en rendre compte au travers d’une restitution qui sera publiée sur cet espace numérique, afin qu’ensuite cela m’inspire, je l’espère, pour tenter de retranscrire ces approches dans d’autres contextes, voire de les proposer et faire tester à des personnes tierces.

Pour le moment, ces expérimentations seront principalement effectuées de manière solitaire, car je ressens le besoin de moi-même les essayer pour les affiner avant d’en élargir la portée. Aussi, étant quelqu’un dont l’esprit divague énormément et pouvant se perdre très souvent dans ses pensées, il me semble intéressant d’expérimenter, au moins en partie, ceci de manière solitaire, pour laisser cet égarement s’exprimer et développer tout un nouvel espace mental, calqué sur le réel.

Néanmoins, cela ne m’empêche pas de penser que toute forme d’échange et de partage reste bonne à prendre, de fait si j’ai l’occasion de partager d’une manière ou d’une autre ces formes d’approches avec des tiers, je le ferai et resterai attentive à ce que cela pourrait m’apporter.