Décolonialité et Institutions culturelles
Dans le cadre du séminaire Carnet en ligne que nous avons suivi entre octobre et décembre 2021, la promotion du master ArTeC 2022-2022 était invitée à publier des propositions autour des projets de recherche-création élaborés lors de la formation.
J’ai proposé un assemblage d’extraits vidéo ou audio qui reprennent mon processus de réflexion sur mon projet développé entre mai 2020 et mai 2021. J’ai ainsi souhaité refléter l’effet boule de neige que ma recherche m’a fait vivre l’année dernière, n’ayant pas eu conscience de là où j’allais finalement atterrir : un sujet complexe, controversé et parfois douloureux.
Issue d’études en médiation culturelle, je m’intéresse depuis plusieurs années à l’accessibilité des pratiques et espaces artistiques et culturelles. En me lançant dans la production d’événements culturels, je me suis mise à penser davantage à l’élaboration de programmation innovante, inclusive et accessible. C’est avec ce bagage réflexif que j’intègre l’EUR ArTeC en automne 2020, avec l’intention de m’interroger sur les identités (re)présentées dans les institutions culturelles. Il me semblait important de m’attarder sur ces notions, car il m’apparaissait que la question d’accessibilité était liée à cette absence d’identités (re)présentées dans les institutions.
Ces interrogations, qui m’ont traversée, m’ont amenée à parcourir plusieurs controverses qui ont eu lieu dans le paysage culturel français, dont celle autour de l’exposition-installation Exhibit B que je propose dans ma vidéo. Ces controverses ont élargi mon champ de recherche sur les questions de discriminations et d’inégalités systémiques, qui sont toutes autant présentes dans les institutions culturelles françaises que dans d’autres institutions publiques ou privées, bien que délégitimées par les systèmes majoritaires[i] mis en place (médias, dirigeant.es d’institutions, etc.).
Ma recherche s’est alors dirigée vers la compréhension des motifs de discriminations et d’inégalités systémiques qui existent à l’encontre de certaines identités. Dès lors, j’ai plongé dans les revendications autour de la décolonisation des arts et de nos institutions culturelles[ii]. C’est ainsi que je découvre la pensée décoloniale et la notion de décolonialité[iii] développée en Amérique du Sud. Cette pensée défend que la colonialité du savoir et du pouvoir[iv] ancrée dans nos systèmes depuis 1490 doit être remise en question afin de faire de nos systèmes (et par conséquent nos institutions) des espaces non-emprunts d’inégalités ou de discriminations ou d’uniformisations.
Le dernier extrait de la vidéo définit de manière un peu générique le terme “colonialité”. Originellement, je souhaitais intégrer un excellent extrait d’une vidéo traduite de Ramón Grosfoguel, sociologue portoricain, qui explique vivement ce qu’est pour lui la colonialité et le concept de pluriversité[v], notion primordiale de la pensée décoloniale.
Malheureusement, le site internet Revue d’Études Décoloniales qui avait publié la vidéo et effectué sa traduction est indisponible depuis novembre 2021. La disparition de ce réseau international riche en articles, vidéos, échanges, réflexions, sources bibliographiques, traductions, etc. est une perte énorme pour le rassemblement des penseuses/chercheuses et penseurs/chercheurs ou personnes curieuses, et pour l’avancée des études décoloniales (ainsi que de mon projet !).
Cette situation illustre bien la précarité de ces études, peu considérées dans les institutions, qui ne bénéficient pas d’espaces sûrs pour sauvegarder leurs ressources et pour les partager. [Lien vers le site pour le moment obsolète : http://reseaudecolonial.org/].
[i] “Minorité et majorité ne s’opposent pas d’une manière seulement quantitative. Majorité implique une constante idéale, comme un mètre-étalon par rapport auquel elle s’évalue, se comptabilise. Supposons que la constante ou l’étalon soit Homme-blanc-occidental-mâle-adulte-raisonnable-hétérosexuel-habitant des villes-parlant une langue standard (…). Il est évident que « l’homme » a la majorité, même s’il est moins nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les noirs, les paysans, les homosexuels… etc. C’est qu’il apparaît deux fois, une fois dans la constante, une fois dans la variable dont on extrait la constante.
(…) La majorité suppose un état de droit et de domination, et non l’inverse. Une autre détermination que la constante sera donc considérée comme minoritaire, par nature et quel que soit son nombre, c’est-à-dire comme un sous-système ou comme hors-système (selon le cas). Mais à ce point tout se reverse. Car la majorité, dans la mesure où elle est analytiquement comprise dans l’étalon, c’est toujours Personne – Ulysse – tandis que la minorité, c’est le devenir de tout le monde, son devenir potentiel pour autant qu’il dévie du modèle (…).
C’est pourquoi nous devons distinguer le majoritaire comme système homogène et constant, les minorités comme sous-systèmes, et le minoritaire comme devenir potentiel et créé, créatif.”
Deleuze, “Philosophie et minorité”, Critique, Paris, Minuit, fév. 1978, n° 369, pp. 154-155.
[ii] Notamment, grâce à l’association ”Décoloniser les arts” (DLA), fondée en 2015 par des artistes, professionnel.les et chercheur.ses, ”dont l’objectif étaient d’identifier les causes des absences, dénis, oublis, et points aveugles dans la représentation des racisé.e.s, et dans les formes de narration, de méthodologie ou de formation dans les institutions artistiques et culturelles, au cinéma, au théâtre, dans la danse, la musique, les arts vivants, et les musées.
Nous avions – comme tant d’autres – remarqué que l’on trouvait plus souvent les racisé.e.s dans les postes de vigile ou les métiers de nettoyage, parfois dans les métiers techniques, que dans les postes de direction, les grands rôles, les mises en scène, les réalisations ou les programmations.
Précisons tout de suite ce que nous entendons par “Racisation, racisé, racisation” : la “race” n’existe pas mais des groupes et des individus font l’objet d’une “racisation”, d’une construction sociale apparentée à une définition historique et évolutive de la “race”. Les processus de racisation sont les différents dispositifs – juridiques, culturels, sociaux, politiques – par lesquels des personnes et des groupes acquièrent des qualités (les Blancs) ou des stigmas (les “autres”). Blanc/Non-Blanc : c’est un processus de racisation qui a conduit à la création du “Blanc” et de la “Blanche” et cette couleur est progressivement devenue un marqueur social et culturel associé à des privilèges et des droits.”
Sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, Décolonisons les arts ! , Arche éditeur, 2018, p.7-8.
[iii] ”La décolonialité est une critique du système-monde actuel, de la colonialité qui a produit les savoirs, les pouvoirs et les existences, une critique formulée et développée par des intellectuel.les du Sud global, actif.ves au sein et en dehors des mouvement sociaux. Mais elle ne s’y limite pas. La décolonialité est également une proposition de pistes pour sortir de la colonialité, pour ne pas perpétuer un monde colonial. De ce fait, elle ne peut que mettre en cause celle.ux qui prennent part au système dominant et jouissent, plus ou moins consciemment, des privilèges offerts par celui-ci.
Parce que la proposition décoloniale qui t’est adressée, à toi qui appartiens à la majorité blanche et occidentale, commence par te rappeler de prendre conscience de qui tu es et de ta position dans ce système. Il n’y a plus de place pour l’inconscient. L’heure est à la prise de responsabilité résultant de la conscientisation, à l’expérimentation des pratiques visant à “choisir de se défaire des habits de l’oppresseur.e – quel que soit son degré d’inconscience – et d’endosser ceux de l’allié.e” (feminoska 2017, p.39)”
Rachele Borghi, Décolonialité & Privilège, Devenir complice. Traduit de l’italien par Astrid Aïdolan-Ague, Préface d’Émilie Viney, Éd. Daronnes, 2021, p. 31-32.
[iv] “”Colonial” ne fait pas seulement référence au colonialisme classique ou au colonialisme interne, il ne peut pas se réduire à la présence d’une administration coloniale. Dans ce travail nous utilisons le terme “colonialisme” pour désigner des situations coloniales constituées par la présence d’administrations coloniales comme le colonialisme classique et, en suivant Quijano (1991, 1993, 1998), nous utilisons le terme colonialité pour désigner des situations coloniales de la période actuelle où les administrations coloniales ont été éradiquées du système-monde.
Par “situations coloniales” ou “colonialité du pouvoir” nous désignons l’oppression/exploitation politique, économique, culturelle, épistémique, spirituelle, sexuelle et linguistique des groupes ethno-raciaux subordonnés par des groupes ethno-raciaux dominants avec ou sans administrations coloniales.
(…)
La mythologie de la “décolonisation du monde” obscurcit les continuités entre le passé colonial et les hiérarchies coloniales/raciales contemporaines et contribuent à masquer la “colonialité du pouvoir” qui perdure dans le système-monde capitaliste/ patriarcal moderne/ colonial.”
Ramon Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global ; Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale », Multitudes, n° 26, 2006, p. 61-62.
[v] “Décolonialiser signifie dès lors partager des pratiques de décolonialité et en créer collectivement les territoires. Ce projet est collectif, mais pas univoque : c’est un projet multiple, de pluriversité. (…) Être au monde et le regarder de manière pluriverselle est déjà un pas vers la construction de la décolonialité, un territoire hétérogène, et qui ne saurait être circonscrit au sein de frontières précises.
L’imaginer ainsi serait, à nouveau, faire preuve de colonialité, dans la mesure où cela renvoie à une conception moderno-cartésiano-rationnelle. Une telle recherche implique de faire l’effort de décolonialiser sa manière de penser, de sortir des schémas de pensée créés par la colonialité (et que (…) nous avons donc probablement intériorisés et à travers lesquels nous avons appris à lire la réalité)”
Rachele Borghi, Décolonialité & Privilège, Devenir complice. Traduit de l’italien par Astrid Aïdolan-Ague, Préface d’Émilie Viney, Éd. Daronnes, 2021, p. 51-52.
BIBLIOGRAPHIE
Gilles Deleuze, “Philosophie et minorité”, Critique, Paris, Minuit, fév. 1978, n° 369, pp. 154-155.
Sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, Décolonisons les arts !, Arche éditeur, 2018, p.7-8.
Rachele Borghi, Décolonialité & Privilège, Devenir complice. Traduit de l’italien par Astrid Aïdolan-Ague, Préface d’Émilie Viney, Éd. Daronnes, 2021, p. 31-32 et p. 51-52.
feminoska, “Intersezionalità. Di oppressioni e privilegi”, in (Sarat Colling) Animali in rivolta, 2017, Sesto San Giovanni, Mimesis.
Ramon Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global ; Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale », Multitudes, n° 26, 2006, p. 61-62.
Aníbal Quijano, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad », in Perú Indígena, n°29,1991, p.11-21.
Aníbal Quijano, « “Raza”, “Etnia” y “Nación” en Mariátegui : Cuestiones Abiertas », in Roland Forgues (ed.), José Carlos Mariátgui y Europa : El Otro Aspecto del Descubrimiento, Pérou, Empresa Editora Amauta S.A., 1993, p.167-187.
Aníbal Quijano, « La colonialidad del poder y la experiencia cultural latinoamericana », in Roberto Briceño-León et Heinz R. Sonntag (eds.), Pueblo, época y desarrollo : la sociología de América Latina, Nueva Sociedad, 1998, p.139-155.
LIENS VERS LES VIDÉOS UTILISÉES
La Médiation Culturelle définit par l’Agence culturelle Grand Est :
https://www.youtube.com/watch?v=KK9wb9zJhlE
La médiation culturelle définit par la Fondation Culture et Diversité :
https://www.youtube.com/watch?v=OJ7vPqaRrnU
Présentation d’Exhibit B par l’artiste Brett Bailey :
https://www.youtube.com/watch?v=N3smvQ4qNsU
Exhibit B et les manifestations sur France 3 :
https://www.youtube.com/watch?v=Ro7QT8t7iRM
Témoignage de Casey sur Exhibit B :
https://www.youtube.com/watch?v=m9SmNUEzzvw
Brève explication sur “Décoloniser les arts” (avec notamment Françoise Vergès) :
https://www.youtube.com/watch?v=DMDuXJjHhzI
Expression(s) décoloniale(s) #2 vu par Beaux-arts Magazine avec le Château de Nantes :
https://www.chateaunantes.fr/expositions/expressions-decoloniales-2/
“Décoloniaux, racialistes, identitaristes : enquête sur les nouveaux fanatiques” par Clément Pétreault pour le magazine Le Point :
https://www.lepoint.fr/politique/decoloniaux-racialistes-identitaristes-enquete-sur-les-nouveaux-fanatiques-13-01-2021-2409521_20.php
La Décolonialité par geo objectif :
https://www.youtube.com/watch?v=BGMaNDssWvU&t=142s
LIENS VERS LES AUDIOS UTILISÉS
“Décolonisation dans les milieux culturels : polémiques ou violences ? “:
https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/decolonisation-dans-les-milieux-culturels-polemiques-ou-violences
“Féminisme et décolonialité à l’université”, avec Rachele Borghi :
https://radioparleur.net/2021/03/13/feminisme-et-decolonialite-universite-rachele-borghi