Dans la lune, Scénarimage dans un fauteuil

Ce projet de Scénarimage dans un fauteuil (ou storyboard) réalisé dans le master ArTeC a débuté en 2019 avec la création de son support de prévisualisation. Depuis un stage sous la direction de Jacques A Gilbert, qui s’est déroulé en juin 2020 au sein des projets Circumfictio et Potlatch du laboratoire l’AMO de l’université de Nantes, le film Voyage dans la lune de Méliès est utilisé pour le mettre en pratique. 


La difficulté de prévisualiser l’espace 360° du casque est au cœur des questions de narration en VR. Cela a été observé dès 2017, comme en témoigne Benjamin Hoguet : « Le passage par une étape de storyboarding, de visualisation « sur le papier » des intentions de scénographie, devient alors relativement incontournable » (p.130) et « Toutefois ces outils souffrent tous de la même limite : essayer de retranscrire un volume à plat » (p.132) (Hoguet, 2017). Si des techniques de prévisualisation directement dans le casque sont développées depuis maintenant quelques années, comme le « storyboard » de l’entreprise Artefact, ou même depuis 2016 avec le « storyboard » développé par des étudiant.e.s de Toronto (Rorik Henrikson, Bruno de Araujo, Fanny Chevalier, Karan Singh, Ravin Balakrishnan, 2016), pour des raisons évidentes il est compliqué de représenter l’espace VR sur une feuille. Cela a été le grand défi qui a mené à ce planisphère. Il connaît maintenant plusieurs évolutions, dont un système de prévisualisation sphérique sur ordinateur à l’aide d’un code en Java (voir vidéo à la fin de l’article), une nouvelle forme avec des UV la rendant directement visionnable sur une sphère dans le casque VR (développé en décembre 2022 avec Vincent Ladouceur) et une forme avec des indications pour spatialiser le son sur l’image 360° (développée en novembre 2021 avec Arthur Faraldi).

La problématique initiale guidant le stage en 2020 était la difficulté d’imaginer et d’inventer un récit propre à cette image 360°. La scène de l’obus dans la lune de Méliès devait expliquer le fonctionnement de la forme et les déformations qu’elle engendre. Commence alors une longue adaptation, qui ne devait être qu’un exemple et qui se dirige maintenant doucement vers une production. Voyage dans la lune devint des sables mouvants dans lesquels je me faisais aspirer. Si le choix était parfaitement évident – ayant grandi à Montreuil, la figure de Méliès est liée à ma découverte du cinéma – je n’avais pas réellement connaissance du film complet. Le mémoire servira à expliciter la position de créatrice face à cet acte d’adapter, de réécrire, de faire une véritable mimesis d’une œuvre, cet espace va retracer le récit de l’une des plus grandes difficultés de ce travail : comment finir cette adaptation de Méliès ?

Le film Voyage dans la lune de Méliès est sorti en 1902. Il est une adaptation de 3 ouvrages : De la terre à la lune (1865) et Autour de la lune (1870) de Jules Verne ainsi que Les premiers hommes dans la lune (1901) d’H.G Wells. Le film est connu pour sa célèbre scène de surexposition de la pellicule, offrant une lune avec un visage. En plus d’être un monument du cinéma des premiers temps, ce film possède selon moi deux points intéressants. Premièrement, la scène de la lune avait été dessinée et prototypée au préalable par Méliès, dans une forme se rapprochant du storyboard. Deuxièmement, l’intérêt est de s’inspirer de la manière dont Méliès a lui-même procédé à des adaptations pour comprendre le médium cinématographique. 

Non seulement il fallait décortiquer le film, mais en plus se plonger dans les trois romans. La littéraire en moi voulait toujours comprendre le regard de Méliès. Qu’avait-il vu au cœur de ces pages ? 

« On distinguait à peine ces larges tâches qui donnent à la Lune l’apparence d’une figure humaine. »

Autour de la Lune (1870), Jules Verne, De la Terre à la Lune suivie de Autour de la Lune, chronologie, introduction, bibliographie mise à jour (2005) et archive de l’oeuvre par Simone Vierne, GF Flammarion, 1978, page 304

La comparaison de la Lune avec un visage humain n’a en réalité rien de nouveau. C’est une personnification fréquente, entre autres présente dans la Ballade à la lune de Musset : « Es-tu l’œil du ciel borgne ? » ; « ta face et ton profil » … Méliès s’inscrit-il dans cette tradition ou s’est-il inspiré de cette phrase, solitaire, au milieu du roman de Verne ? 

Parfois, le risque est de faire des interprétations catapultées. Mon intérêt s’est plutôt dirigé vers les véritables changements que l’on peut souligner entre les œuvres originales et le film de Méliès. Principale différence : dans J. Verne, les personnages ne vont jamais sur la Lune. Ils se rendent compte de l’absence d’oxygène et font demi-tour. Élément non négligeable : les protagonistes sont des membres du Gun Club, une réunion d’entrepreneurs de l’armement… S’ennuyant car il n’y a pas de guerre, ils décident de construire le plus gros canon ainsi que le plus gros projectile du monde. La version de Verne est bien plus militaire. Chez H.G Wells, Cavor, le scientifique fou (inventeur de la cavorite, un gaz lui donnant la possibilité de flotter jusqu’à la lune), et son acolyte rencontrent les Sélénites dans les sous-sols. Ceux-ci sont une population distinguée, supérieure intellectuellement aux Terriens. Cavor finit tué par ceux-ci. Méliès a fait disparaître les entrepreneurs américains pour laisser place aux scientifiques fous. Mais il garde le canon. Les Sélénites sont des acrobates bien éloignés de ceux d’H.G Wells. Une adaptation, particulièrement sur un nouveau support, n’a pas à suivre à la ligne l’œuvre ou les œuvres originales. Particulièrement pour les ouvrages de Jules Verne qui développe des théories scientifiques impossibles à traduire en 15 minutes et juste avec de l’image. Prenons la première scène du film : c’est un moment décisif pour marquer la différence avec le roman de Verne. Le lieu de réunion du Gun Club n’a finalement rien à voir avec celui des magiciens/scientifiques de Méliès. 

« Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d’épais mortiers servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte, véritables dentelles de fonte frappées à l’emporte-pièce. Des panoplies d’espingoles, de tromblons, d’arquebuses, de carabines, de toutes les armes à feu anciennes ou modernes s’écartelaient sur les murs dans un entrelacement pittoresque.  Le gaz sortait à pleine flamme d’un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de refouloirs et d’écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de projectiles, les guirlandes d’obus, en un mot, tous les outils de l’artilleur surprenaient l’œil par leur étonnante disposition et laissaient à penser que leur véritable destination était plus décorative que meurtrière. »
De la Terre à la Lune (1865), Jules Verne, De la Terre à la Lune suivie de Autour de la Lune, chronologie, introduction, bibliographie mise à jour (2005) et archive de l’oeuvre par Simone Vierne, GF Flammarion, 1978, pages 55 et 56

Méliès remplace les armes par des instruments scientifiques d’astronomie. Le siège du président du Gun Club, « élevé sur un affût » sur « une large esplanade » est remplacé par un tableau scolaire et des étudiants. Au contraire du Gun Club si privé (dans tous les sens du terme), Méliès dépeint un lieu réservé à l’éducation, un lieu public si l’on pousse la comparaison jusqu’au bout. La première scène de l’adaptation VR de Méliès devra être retravaillée dans l’avenir. Comme dans le film, elle est trop longue. Néanmoins, 3 idées principales ont été développées pour y guider le spectateur : 

  1. Le jeu surréaliste d’ombres et de lumières attire le regard ; 
  2. Le sens du regard des scientifiques dans l’assistance guide celui du spectateur ;
  3. Le point de vue caméra (le spectateur) placé un tout petit peu au-dessus des personnages lui donne la position de spectre et de « voir » placé au balcon dans un théâtre.

Le défi supplémentaire de cette adaptation était de réussir à ce que le récit garde une certaine cohérence et sa linéarité alors qu’il n’y a aucune certitude que le spectateur regarde au “bon” endroit de l’image 360°. Comme l’objectif était de travailler sur une image non-interactive, il fallait l’envisager sans timing qui active l’image quand le regard est au bon endroit.

 

Je n’étais pas à l’aise à l’idée de faire des écarts aussi énormes avec l’œuvre de Méliès. Je préférais me dédier à trouver des techniques d’adaptation de l’image 90° en 360°. Il n’empêche que, dès les premiers instants du stage en 2020, un certain malaise s’installât vis-à-vis de la fin du film. Il était impossible de ne pas prendre de décision et de juste transposer le film en VR. 

 

Voyage dans la lune est violent. L’univers de Méliès est bercé par une telle féerie que parfois nous oublions que les contes sont souvent les histoires les plus sanglantes. 

 

« Pourquoi la lune saigne-t-elle dans votre scène Pasiphaé ? » 

 

C’est sûrement une des questions les plus récurrentes que l’on m’adresse. Particulièrement avec ce choix de transition vers l’intérieur de la lune, par le sang qui s’écoule de son œil borgne. Ce détail, est en réalité un choix d’adaptation se voulant fidèle : malgré le noir et blanc de l’époque, la lune saigne dans le film original. Les Sélénites y sont tués. Et à la fin, un des leurs est enchaîné et danse face à la foule. Mais, comme le fit remarquer Daphné Vignon avec qui je travaille à Nantes, Méliès aurait-il pris la même décision s’il travaillait avec une image en couleur ? 

Quand j’ai revu le film au début du stage, j’ai très vite compris que la deuxième partie serait délicate à traiter. Elle est colonialiste. Les protagonistes sont des scientifiques passionnés d’astronomie avec le projet fou de s’aventurer sur la Lune. Ils sont habillés comme des magiciens, rappelant Mickey dans Fantasia. Ils sont du côté de la démocratie, inspirés de la 3ème République, comme le démontre la présence des politiciens à la fin avec des cocardes. En face, le roi de la Lune est présenté avec ses femmes étoiles… Il est accompagné de ses Sélénites armés de lances, alors que les scientifiques n’ont que des parapluies – loin des honorables membres du Gun Club. Comme en témoigne la sculpture finale Voyage dans la lune, Méliès centre son propos sur la victoire d’une science occidentale. Après tout, les protagonistes « ne font que se défendre dans le film ». 

Nous sommes en mai 2022 et je montre à mes camarades de master, Iness et Jeanne, le film au complet. Après le plaisir que l’on peut ressentir en regardant la première partie, et l’arrivée sur la lune, suit le moment des Sélénites. Oui, il y a un problème. J’étais persuadée que cette interrogation était venue tardivement dans mon processus de création. En réalité, j’avais mis de côté exprès la deuxième partie en 2020, ne sachant pas encore comment la traiter. 

Faisons un saut dans le temps de la création : la première planche de l’adaptation de Méliès, nommée Dans la lune, a été dessinée le 16 juillet 2020. La dernière planche a été dessinée le 16 novembre 2022. Au dernier coup de crayon, je reçois la notification du lancement de la mission Artemis de la NASA, en direction de la Lune. Quelques jours plus tard, alors que je prépare mon rendu pour ce travail, je découvre un document dans mon dossier de stage de 2020, daté du 16 juin :

Le texte est extrêmement court. Pas très intéressant. À part pour moi, qui me rend compte qu’avant même de dessiner la première scène de Méliès, j’avais déjà conscience de cette difficulté. Pourquoi la lune saigne ? Est-ce que mon analyse du film a impacté mon interprétation de la scène 5 ? Est-ce que la transition en sang n’est réellement qu’une manière “amusante” de répondre à la difficulté de faire des transitions dans les films 360° en VR ? 

 Je ne vais pas retracer toutes les itérations scénaristiques qui ont été faites. Mais disons que la situation est arrivée jusqu’au moment où je me suis demandée s’il ne suffisait pas de m’inspirer de la tradition des récits de voyage vers la lune, comme Astolphe dans Roland le Furieux de l’Arioste (1532) ou comme Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac (1657). Dès nos premiers rendez-vous, mon directeur de mémoire, Fabien Boully, avait soulevé le fait que l’aspect colonialiste était totalement visible et que l’adapter et le garder pouvait mettre en avant cette perspective de Méliès oubliée du grand public. Au lieu de réfléchir à couper le film, effacer ou remplacer, pourquoi ne pas juste le garder tel quel ? Bien évidemment, cette option risquait de reproduire le discours du film sans le vouloir. 

Le film d’origine est déjà emprunt de violences. Au lieu de détourner, autant souligner. La deuxième partie de mon travail fut alors de trouver comment, peut-être un peu grossièrement, appuyer cet aspect du film et en faire le thème principal : ce n’est plus une victoire de la science occidentale, mais une défaite. La Lune saigne ? Elle saignera encore plus, d’un rouge visqueux. Les Sélénites sont toujours des acrobates danseurs, mais qui perdent leurs armes. La justice du roi des Sélénites devient juste la justice. Les Sélénites ressemblent visuellement à des lunes. Et surtout la fin reste presque pareille, mais s’arrête sur le Sélénite enchaîné plutôt que sur les protagonistes… Puisque ce détail déjà présent dans le film original est souvent omis, appuyons-le pour le rendre central.

Si la première partie de Dans la lune essaye toujours de s’interroger sur comment Méliès aurait réfléchi à cet espace 360°, la deuxième partie est plus personnelle. Le taureau blanc de Neptune dans la scène 6 est une référence à mon prénom, l’univers des têtes de Sélénites m’est venu de mon amour d’enfance pour le Baron de Münchhausen de Terry Gilliam… Tout simplement, Méliès n’aurait jamais réfléchi de cette manière, et l’idée n’était plus de réfléchir à sa place mais de réussir un pas de côté en respectant l’œuvre d’origine. 

  • Benjamin Hoguet, La Grammaire de la réalité virtuelle, Éditions Dixit, collection La Narration Réinventée, 2017
  • Jules Verne, De la Terre à la Lune suivie de Autour de la Lune, chronologie, introduction, bibliographie mise à jour (2005) et archive de l’oeuvre par Simone Vierne, GF Flammarion, 1978 
  • Rorik Henrikson, Bruno de Araujo, Fanny Chevalier, Karan Singh, Ravin Balakrishnan. Multi-Device Storyboards for Cinematic Narratives in VR. ACM Symposium on User Interface Software and Technology (UIST ’16), ACM, Oct 2016, Tokyo, Japan. pp.787-796, 10.1145/2984511.2984539 . hal- 01416153
  • http://www.uqac.ca/mimesis/?p=616