carnet liquide – corps d’eau, pensées hydrologiques et perspectives aqueuses

Travaillant habituellement sur les lieux, des lieux précis proches de l’estuaire de Loire, je me suis retrouvée démunie à Naples à plusieurs milliers de kilomètres de ceux-ci. Mais alors qu’est ce qui me lie à ces lieux là-bas, une fois ici ? J’étais à la recherche de moyens de me rappeler l’imbrication des corps, en tant qu’entités (humaines, animales, végétales, topiques, etc). Je prends l’eau, les corps d’eau et les hydrologies d’Astrida Neimanis comme un point de départ pour expérimenter par la suite dans des vidéos et films expérimentaux.


mai 2022, un peu de contexte

Il y a un lieu en voie de disparition où j’aimerais concentrer mes égards : la carrière Miséry, à Nantes. Un lieu ligérien, un lieu de l’estuaire.

En bas du quartier Chantenay, c’est un creux dans la butte Sainte-Anne, une enclave dans le granite. Au dessus d’elle, on est comme sur une falaise face à la mer, on est au-dessus d’une carrière face à l’estuaire. « Elle est, selon les mots du paysagiste Gilles Clément, une carrière unique en Europe par sa centralité, sa taille, ses faciès biodivers et son micro-climat. De nombreux usages informels (habitat temporaire, village rom, paintball, skate-park, divagations, graffs, fêtes, plantations, petits usages, escalade, etc.) s’y sont développés après la fermeture des Brasseries de la Meuse en 1985.»1 Ce lieu singulier est empreint de souvenirs, de secrets et de vies à venir.

La carrière Miséry depuis le haut de la butte Sainte-Anne, Nantes
La carrière Miséry depuis le haut de la butte Sainte-Anne, Nantes

Mais aujourd’hui cette friche vivante est plus que menacée, elle est déjà en partie détruite. Depuis 2019, un projet touristique a commencé à s’y implanter. On peut déjà y trouver « une fausse cascade, un demi-jardin colonial , un escalier monumental, des belvédères et à côté un trou et un projet d’arbre ferraillé fantôme, non voté, non financé »2.

Cette carrière fait face à Loire3.

Elle est irrémédiablement un lieu de l’estuaire. Ce n’est pas encore un lieu disparu, mais en train de disparaître, un lieu menacé où il y a déjà eu des destructions partielles. « Il y a un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu’aucun n’avait vu, n’avait su, n’avait voulu voir. On avait disparu. Ça avait disparu. »4 Un lieu où il y a un trou. Un lieu entre-deux. Un lieu où une partie du vivant a été bétonisé. Un lieu vidé pour en recréer un autre, de toutes pièces.

Photos de la carrière avant le début des travaux
La carrière Miséry le 20 mars 2022

Dans ce trou, François Delarozière (directeur de la compagnie La Machine) et Pierre Oréfice (directeur des Machines de l’île), en lien étroit avec la ville de Nantes et sa maire Johanna Rolland, ont pour projet une extension des machines de l’île, l’attraction touristique phare de la ville de Nantes. Leur objectif est de « palier à la saturation du site »5. Dans cette carrière ils veulent construire « l’Arbre aux hérons » : un arbre en métal géant qui accueillerait quelques animaux automates, dont deux hérons. Un « arbre » brandi comme une « arche de la biodiversité » et un moyen de rendre la ville attrayante pour les touristes. Une construction qui nourrirait l’image d’une ville verte, écologique, attractive. Ce projet touristique d’« Arbre aux hérons » permet aux investisseurs privés de faire de la spéculation immobilière sur le quartier, jusqu’à aujourd’hui principalement résidentiel, pour l’« airbnbiser » – c’est à dire, remplacer les logements par des AirBnb. Ce projet ne transformerait pas uniquement la carrière, mais un quartier entier, qui petit à petit, de lieux en non-lieux6, deviendrait non plus quartier mais attraction, espace marchand.

Affiches « Chantenay n’est pas à vendre » et masques de Héron, avant le
Car(to)naval de Chantenay, le 20 mars 2022, Butte Sainte-Anne, Nantes.

« Cette friche magnifique n’est plus et le parc d’attraction censé lui succéder n’est pas encore. Nous écrivons dans l’entre-deux. Une chose est sûre pourtant, l’incroyable friche végétale s’écrit désormais au passé. Nous ne pouvons que témoigner, certifier de ce que nous avons vu, écrire au plus près de ce qui est arrivé. Le temps des pelleteuses, des bulldozers et des tractopelles. Nous avons vu les adventices et les herbes folles disparaître sous les fougères arborescentes et les bananiers […]. Nous avons vu le cassage et le broyage. Nous avons vu les tonnes de déchets évacués par containers. Nous avons vu le ciment en silo et l’ensilencement de l’espace qui a suivi. Nous avons vu tomber le grand laurier du Caucase. »7

Cette destruction gentrificatrice n’est pas envisageable pour les habitant·es du quartier de Chantenay et les militant·es du collectif « La commune de Chantenay ». Entre autres actions, iels ont travaillé sur une carte sensible8 qui met en avant les rapports de force notamment entre les investisseurs, la ville et les habitant·es dans l’espace du quartier.

Comment sauver la carrière Miséry des forces ravageuses ?


Chantenay, carte de désenvoutement par le collectif la commune de Chantenay, mars 2022, Nantes

17 octobre, perspectives aqueuses

Mes réflexions récentes ce sont inconsciemment dirigées vers l’eau. D’abord la piscine de ma voisine et en parallèle la Loire. Au printemps dernier une militante hongkongaise réfugiée en France me parlait de leur manière de s’organiser lors des manifestations en 2019. Be water. Il s’agit d’une phrase que Bruce Lee avait dite lors d’une interview. Une sorte de mantra qui appelle à être comme l’eau, capable de changer de forme et de s’adapter à chaque situation. Cela peut paraître faible pour une ligne d’organisation d’un mouvement contestataire. Les hongkongais se sont approprié cette phrase comme une stratégie.

Be water.

Il s’agit alors de pouvoir être glace, eau plate, vapeur, eau bouillante, nuage, pluie, neige… De pouvoir aisément fondre, être goutte et se mêler à d’autres gouttes pour devenir flaque, lac, mer, océan. Être vague dévastatrice ou mer plate. Changer d’état. Se glisser dans les interstices. S’étendre. S’évaporer. Passer du visible à l’invisible, et inversement.

Pour les hongkongais, il s’agit de diversifier les stratégies. Pouvoir être à différents endroits en même temps, et être capable de se réunir ou de se disperser rapidement. Multiplier les techniques de contestations violentes et non-violentes. Alors c’est la diversité et la complémentarité de celles là qui fait la force de leur mouvement.

Je ne parlerais pas plus de ce mouvement car je le connais trop peu et que ce n’est pas le sujet ici. Mais, cependant ce slogan m’a marquée. Be water.

C’est comme pour nous rappeler une évidence. Notre corps est fait à quasiment 80 % d’eau. Évidemment que nous sommes de l’eau. Mais alors quelle est la différence entre moi et la Loire ? Ne sommes nous pas toutes deux des corps d’eau ?

Dans une interview, je lis que l’hydroféminisme c’est la solidarité entre les corps d’eau.9 Je me rappelle toujours la phrase de Donna Haraway “Make kin not babies”. Alors ça serait peut être là qu’il y aurait des liens de parentés à créer avec nos adelphes aqueux.


23 octobre 2022, pensées hydrologiques

Le samedi 22 octobre 2022 à la carrière Miséry avait lieu la fête de l’abandon de l’Arbre aux Hérons, ce projet touristique destructeur auparavant soutenu par la métropole. Alors que les boutiques du quartier se renommaient déjà avec des noms de Hérons (pour le tourisme vous comprenez), en septembre dernier, la métropole a annoncé l’abandon du projet d’Arbre aux Hérons.

Un spectre de ce Héron de métal qui n’a jamais existé hantera-t-il les alentours ?

Qu’en pensent les vrais hérons qui volent ?

Alors ce samedi là, les militant·es et habitant·es du quartier de Chantenay se sont réunis pour partager un repas, chanter, planter des chênes, lancer des boules de graines, enterrer symboliquement ce dont iels ne voulaient plus avec le projet d’Arbre au Hérons (le patriarcat, l’état bourgeois, le 49.3, etc). Lors d’une balade botanique, des histoires de plantes se mêlent à des histoires de roches et des histoires de la carrière.


Astrida Neimanis propose six hydrologiques10 pour parler de ce que fait faire l’eau aux corps, de ce qui agit entre les corps d’eau : gestationalité, dissolution, communication, différentiation, archive et inconnaissabilité. Dans une perspective plutôt fabulatoire que rigoureusement scientifique, l’idée ici est de considérer les amas de matière comme des corps d’eau qui interagissent et sont entremêlés : que ce soit la Loire, la flaque, le nuage mais aussi les corps humains, les plantes, les roches.


La caméra ce jour là était comme un corps d’eau qui suivait ses propres hydrologies. Ça peut paraître paradoxal car à première vue c’est un objet sec, métallique. Peut être que l’humidité ligérienne l’a dotée d’une aura aqueuse.

Ce jour là, les gens se sont réunis pour fêter une victoire mais aussi pour qu’on se souvienne de ce qu’est et a été la carrière, pour faire archive. Moi, avec ma caméra, j’imprimais des petits morceaux de cette archive. La caméra 16mm entre mes mains a fait beaucoup de curieuxses. Les gens venaient me voir tantôt pour voir l’objet, me poser des questions, entendre le son de la manivelle, me raconter des histoires de films. Elle était alors outil de communication.

Ensuite, évidemment elle permet de faire naître (gestationalité) des images, et qui sait un film ?

La caméra que j’utilise est une vieille Bolex qui est parfois un peu capricieuse. De temps en temps elle m’empêche de faire des plans plus long que 3-4 secondes. Il me manque une petite manivelle pour faire les surimpressions que j’avais imaginées. Il n’y a pas de visée réflexe qui me permettrait de faire le point de manière précise. La carrière se rend inconnaissable au film, elle refuse de se laisser saisir.

Je n’ai alors que deux fois 2min30 de pellicule. Il faut tourner la manivelle régulièrement pour amorcer le moteur. Je n’ai pas d’autre choix que de prendre au sérieux la matière filmée : les corps de matière, qu’ils soit roches, humains, plantes.

Ci gît l’arbre héronné

Le spectre du Héron mécanique s’est-il dissout dans les flaques ?


Un carnet aqueux qui tente de penser depuis et avec l’eau

Ce carnet écrit se lit en parallèle d’un carnet vidéo (cliquez ici) qui tente de penser depuis et avec l’eau. Cette vidéo a été faite à partir d’éléments sonores et visuels venus de Naples, de l’embouchure du Saint Laurent, du Cap Sizun, de Lisbonne, de l’Océan Atlantique, de Toulouse, du Mexique, de la Seine, de la carrière Miséry, de Belleville, de Bogotá, d’Aubervilliers, de la Loire et d’autres contrées inconnues ou oubliées. Ces amas de matière ont été capturés par Bruno, Clara, Galia, Pasiphaé, Alice, Laurence, José, Mariama et moi.

On trouve aussi les textes d’un chant de Greenham Common, We are the flow (circa 1988) et d’une chanson du groupe catalan Roba Estesa, Cant de Lluita (2018) ainsi que des citations de Neimanis Astrida, 2017, Bodies of water: posthuman feminist phenomenology, London, Bloomsbury Academic, 4 p. J’ai écris les autres textes lus et entendus.

 


1 Collectif PUMA, Carrière Miséry, destruction de la ville sauvage, éditions à la criée, Nantes, 2019, p.27.

2 Collectif PUMA, Revenir à Miséry, contre l’arbre aux hérons et la touristification, éditions à la criée, Nantes, 2021

J’utilise « Loire » comme le nom d’un personnage, d’un sujet. Il n’y a donc pas de déterminant.

4 PEREC Georges, La disparition, Gallimard, France, 1969, p.28.

5 Collectif PUMA, Revenir à Miséry, contre l’arbre aux hérons et la touristification, éditions à la criée, 2021, p.5.

6 AUGE Marc, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.

7 Collectif PUMA, Revenir à Miséry, contre l’arbre aux hérons et la touristification, éditions à la criée, Nantes, 2021, p.4.

8 La Commune de Chantenay, Chantenay : carte de désenvoûtement, éditions à la criée, Nantes, 2022.

9 Bordorff Maria, 06/04/2018, Hydrofeminism Is Solidarity Across Watery Bodies, consulté en ligne le 17/10/2022, URL :
https://www.e-flux.com/architecture/oceans/331869/the-sea-and-the-breathing/.

10 Neimanis Astrida, 2013, « Hydrofeminism: Or, on Becoming a Body of Water », Feminist Review, vol.103, no 1,p. 23-41.

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