Corps colonisés -corps utopiques. Un regard à travers la danse.
Le corps est le point zéro du monde,
là où les chemins et les espaces viennent se croiser
Michel Foucault [1]
Ma pratique de la danse académique depuis mon plus jeune âge m’a poussée à porter une attention particulière au corps et à vivre à travers lui toute une gamme d’émotions, de la satisfaction fugace d’un mouvement « réussi » à mon impuissance face à une série de positions et des mouvements standardisés transmis par l’entrainement discipliné du ballet classique puis de la danse contemporaine.
Par la suite, la vie m’a amenée à côtoyer ces formes de danse dans différents contextes : dans certains pays d’Afrique, d’Europe et aussi aux États-Unis. En tant que praticienne et passionnée de danse, ces expériences m’ont confrontée à un constat : en danse (classique ou contemporaine), la gamme d’émotions ressenties et abordées par les artistes est très large, mais cloisonnée dans un éventail très restreint de mouvements.
Sans pouvoir encore l’intellectualiser, ce constat résonnait en moi et devenait encore plus présent lorsque je cherchais à évoquer une émotion particulière à travers mes mouvements : mon seul recours résidait dans les mouvements enregistrés dans ma mémoire corporelle, encadrés par des années d’entrainement technique.
Mon expérience en tant que spectatrice de divers spectacles de danse a renforcé ce sentiment : en regardant différentes créations de danse contemporaine de différentes compagnies dans différents pays, si je faisais abstraction de la musique et des notes conceptuelles sur l’intention chorégraphique accompagnant les œuvres, je me rendais compte que, quel que soit le thème, la gamme de mouvements était assez similaire.
Ces réflexions m’ont conduite au cœur de l’un des principaux thèmes que je tente d’aborder au cours de mon projet de recherche, à savoir la gestation du mouvement en danse contemporaine et l’arbitrage que l’artiste danseur.se opère entre la nature première du geste et les conditions imposées par son environnement (social, politique, culturel, technologique).
Durant la première phase de cet exercice, mon approche, principalement axée sur l’aspect technique de ma pratique artistique et sur le mouvement, a dû s’ouvrir à une compréhension de l’élément central, à savoir le corps. De cette approche, un nouveau constat émerge : le corps, premier moyen d’expression humain avant la parole, a été au cœur de l’histoire depuis les origines de l’humanité.
Comme l’affirme Thibault Lefeuvre dans son exposé sur le travail de Michel Foucault à propos du corps : « Le corps est un témoin de l’histoire, en ce sens, qu’il porte la propre vérité de son époque: c’est un lieu où s’inscrit le pouvoir (songez aux supplices), un lieu où se jouent les conflits politiques de son temps »[2].
Dans ce même exposé sur la pensée foucaldienne, Lefeuvre soulève quelques réflexions relatives au corps, pouvant élucider certaines des questions qui sont au cœur de ma recherche, notamment :
- L’exercice du pouvoir sur le corps est une constante de l’histoire humaine qui n’a cessé de se réinventer : les sociétés occidentales sont passées d’une « justice cérémoniale » exercée par le roi avec l’exécution publique des condamnés, le marquage ou l’enchainement des corps,[3] à une Europe des Lumières, avec un système administratif de contrôle comme nouvelle forme de pouvoir sur le corps. Il s’agit d’une nouvelle forme de pouvoir liée, notamment, au système pénal mis en place à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècle, souligne-t-il : « Au fond l’exercice du pouvoir sur les corps devient plus diffus, moins éclatant, il devient continu, là où avant, il éclatait sporadiquement»[4]
- Par la suite, cette nouvelle forme de pouvoir sur le corps s’étend aux différentes sphères de la société, par le biais de la discipline et du contrôle permanent et continuel sur l’individu. Ainsi, le XIX siècle voit apparaitre la discipline du corps comme une nouvelle forme de contrôle, insiste-t-il.
- Cette forme inédite de pouvoir devient omniprésente. Pour l’auteur, il s’agit d’une économie du pouvoir : « C’est l’idée latente que le pouvoir voit tout et peut frapper n’importe quand »[5]
Comme l’a montré Michel Foucault dans son livre « Surveiller et punir. Naissance de la prison », cette nouvelle forme de contrôle est une « mécanique du pouvoir » qui fabrique des corps dociles, soumis : « Le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose ». « Cette coercition disciplinaire -ajoute -t-il- établi dans le corps le lien contraignant entre une aptitude majorée et une domination accrue »[6].
Il s’agit pour Foucault d’un système disciplinaire panoptique[7], dont l’effet premier est de rendre le pouvoir automatique : « De là, l’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir ». Une forme inédite du pouvoir qui devient omniprésente par l’exercice d’un biopouvoir politique tel que l’a formulé Foucault.
Le corps colonisé et la pratique de la danse dans les nouvelles formes de pouvoir
À l’origine, la danse en tant qu’expression humaine incarnée par les danses festives ou rituelles, était intrinsèquement liée à la vie spirituelle des peuples. Pour Curt Sachs, « La danse est le premier-né des arts…Avant de confier ses émotions à la pierre, au verbe, au son, l’humain se sert de son corps pour organiser l’espace et pour rythmer le temps »[8]
Mais, comme toutes les autres pratiques humaines, la danse s’est inscrite également dans la philosophie occidentale moderne d’un corps normalisé et discipliné.
L’apparition des ballets classiques dans les cours royales européennes s’est accompagnée d’une nouvelle danse rationalisée et performante: « C’est par des efforts physiques quotidiens qu’on construit le modèle académique, disciplinaire et soucieux d’efficacité et de rentabilité…» souligne Vassileva Fouilhoux dans son article sur la prescription mathématique dans la modélisation du corps de danseurs.es classiques.[9]
Cette codification du corps émerge de la vision cartésienne du corps-machine et le nouveau paradigme du pouvoir, du contrôle et du dressage du corps mis en exergue par Foucault. Ainsi, le geste dansé du ballet classique est devenu de plus en plus précis, standardisé, mesuré et mécanisé.
Par la suite, en lien avec l’expansion coloniale, cette nouvelle danse est devenue un paradigme à l’échelle mondiale, inscrite dans le « système monde moderne colonial » décrit par Anibal Quijano, l’un des fondateurs de la pensée décoloniale[10], pour qui les relations de pouvoir déterminent le rapport de l’être au monde, processus duquel émerge la construction de soi.
Dans ce modèle, le.a danseur.se devient un corps dressé au service du/de la chorégraphe, coupé de la conscience de ses capacités sensori-motrices et privé de tout moyen pour comprendre son processus cognitif. La danse académique est ainsi devenue une nouvelle forme de colonisation du corps, avec des gestes codifiés, accompagnés d’un dressage des corps strictement normés.
Corps utopique _corps décolonisé et danse
Mais le corps ne se laisse pas réduire si facilement, avertit Foucault dans sa conférence « Le corps utopique » :
« Mais mon corps, à vrai dire, ne se laisse pas réduire si facilement. Il a, après tout, lui-même, ses ressources propres et fantastiques ; il possède, lui aussi, des lieux sans lieu et des lieux plus profonds, plus obstinés encore que l’âme, que le tombeau, que l’enchantement des magiciens. Il a ses caves et ses greniers, il a ses séjours obscurs, il a ses plages lumineuses » [11] …« Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques»[12] conclut Foucault dans son texte.
S’appuyant sur l’analyse de Susan Leigh Foster et d’autres chercheurs comme André Lepecki et dans la lignée des réflexions théoriques des « Danse Studies» qui ont émergé dans les années 1980-1990, Rachid Belghiti dans sa thèse doctorale sur la danse et les théories postcoloniales du corps, met en avant cette capacité libératrice du corps par la danse[13] .
Selon Elizabeth Claire dans sa publication « Dance Studies, genre et enjeux de l’histoire » [14] inspirée des théories féministes axées sur le corps et la représentation des femmes dans le processus historique de la création artistique, cette nouvelle lecture s’est opposée au récit « anecdotique » et linéaire de la danse qui avait prévalu jusqu’alors, offrant quelques outils théoriques pour comprendre la dimension géopolitique, sociale et historique de la danse.
C’est ce que Randy Martin décrit comme le besoin de rechorégraphier les politiques identitaires euro-centriques ainsi que les discours postcoloniaux sur l’identité et le corps”, ou de “composer un sens pour les sujets postcoloniaux par le biais de l’autonomisation de leurs corps dans la danse plutôt que par les “traces coloniales” [15], souligne Bethili, reprenant ici les mots de Barbara Browning [16].
« Après tout, est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? »[17] s’interroge Foucault.
C’est à partir de ces premières réflexions que je cherche à mieux comprendre les dimensions géopolitiques, sociales et historiques de la danse, ainsi que les arbitrages que les danseurs/ses opèrent entre leur subjectivité et la standardisation des mouvements abstraits et codifiés qui prévaut dans la danse contemporaine. Ceci, afin de pouvoir imaginer des possibles processus d’autonomisation du corps comme lieu d’altérité, dans la perspective d’une réflexion décoloniale.
NOTES:
Image à la une © Maria Luisa Angulo
[1] Foucault, Michel. « Le corps utopique ». Conférence pour France Culture, 1996, page 5
[2] Lefeuvre Thibault. « Exposé : Le corps chez Foucault », page 1. https://thibaultlefeuvre.files.wordpress.com/2016/04/exposc3a9-foucault.pdf
[3] Ibid, page 1
[4] Ibid, page 2
[5] Ibid, page 4
[6] Foucault, Michel. Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975, Page 139
[7] Le Panopticon de Bentham : « à la périphérie un bâtiment en anneau; au centre, une tour; celle -ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l’anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l’épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l’une vers l’intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour; l’autre, donnant sur l’extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d’enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier ». Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975, Page 201.
[8] Sachs C. Introduction à l’histoire de la danse, Paris, Gallimard, 1938, page 7
[9] Vassileva Fouilhoux, B. (Septembre-Décembre 2009). Le modèle du corps en danse classique comme prescription mathématique. Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales M@gm@ vol.7 n.3. http://www.analisiqualitativa.com/magma/0703/article_08.htm#9
[10] La Pensée décoloniale est un concept initié en Amérique latine par des intellectuels comme Aníbal Quijano, Enrique Dussel et Walter Mignolo, comme une prise de conscience de l’impact de l’histoire coloniale sur les réalités latino-américaines et la recherche d’alternatives aux relations eurocentristes de pouvoir et de domination implantées dans le monde à travers le système-monde moderne colonial (d’après les concepts d’Anibal Quijano). Ce groupe d’intellectuels ont pour préoccupation commune de réinterpréter la modernité à travers le prisme de la « colonialité », en prenant comme point de départ la colonisation européenne du continent latino-américain. Voir Bourgignon Rougier C. Tournant décolonial. Un dictionnaire décolonial. https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite/chapter/colonialite-de-letre/
[11] Foucault, Michel. Le corps utopique. Conférence pour France Culture, 1996, page 2
[12] Ibid, page 5
[13] Belghiti R. (2012). Dance and the Colonial Body: Re-choreographing Postcolonial Theories of the Body. Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Philosophie Doctor (Ph.D) en études anglaises. Université de Montréal. Page 48
[14] Elizabeth Claire, « Dance Studies, genre et enjeux de l’histoire », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 46 | 2017, 161-188.
[15] Belghiti R. (2012). Dance and the Colonial Body: Re-choreographing Postcolonial Theories of the Body. Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Philosophie Doctor (Ph.D) en études anglaises. Université de Montréal. Page 49
[16] Barbara Browning, danseuse et auteure de plusieurs livres, dont « Samba : résistance in Motion » (1995), considéré comme un ouvrage de référence dans les études de danse.
[17] Foucault, Michel. « Le corps utopique ». Conférence pour France Culture, 1996, page 5