boire un verre à la terrasse d’internet
L’année dernière, j’ai avancé sur la partie géographique urbaine de ma recherche. J’ai essayé de comprendre comment l’orientation sexuelle pouvait en elle même impacter la manière dont nous faisons l’expérience d’une ville. En arrivant à Rome, j’ai moi même mis cette recherche à l’épreuve, en essayant de comprendre comment les lieux lesbiens s’étaient implantés ici. J’essaye à présent de comprendre comme une forme de pré-navigation s’opère sur internet, avant de se déplacer dans la ville. A la recherche de forums, de commentaires reddits, de tweets ou de compte Instagram, on créée sa propre géographie numérique avant même de l’expérimenter dans la ville. On ne trouve pas un bar lesbien par hasard, il faut d’abord le chercher. Dans ce carnet en ligne, j’essayerai de comprendre comment cette pré-navigation s’opère et quel rôle internet joue dans les liens que l’on crée en ligne avec les espaces. Le court-métrage que j’essaye de faire en parallèle de ces recherches repose justement sur cette pré-navigation.
En parallèle, j’essaye de mettre mes réflexions dans des petits fanzines. Au début ça faisait sens pour moi, c’était facile à faire, je n’avais besoin que d’une feuille a4 et d’un stylo et ça me faisait passer le temps. J’ai essayée de comprendre pourquoi j’aimais tant, et pourquoi ça faisait tellement sens pour moi de travailler enfin avec quelque chose de matériel. J’aimais l’idée que mes proches puissent les recevoir chez elleux et j’aimais que pour une fois l’on puisse garder une trace réelle de ce que je produisais. Pas simplement un lien wetransfer qui n’allais jamais être téléchargé et jamais regardé. Ou alors un fichier qui allait se perdre dans le dossier téléchargement d’un ordinateur d’un.e ami.e. Et puis je suis loin, il fallait quelque chose de tangible pour une fois. Dans cette chambre toute blanche que j’habite ici, j’ai accroché un poster, c’est le seul que j’ai sur les murs. Quand on l’ouvre, il y a le programme du lieu duquel il provient et au dos, un poster bleu et blanc. J’ai trouvé ça amusant. Le pliage est extrêmement similaire à ce que j’essaye de faire avec mes fanzines. Peut être que des ami.es afficheront les miens dans leurs appartements.
https://drive.google.com/drive/folders/1HdjpGlluqZH0sHisQzKjmzOQ11E8pPdH?usp=share_link
Lurkers
Après avoir passé tout ce temps à regarder silencieusement tous ces sites, ces forums, ces vidéos YouTube sans jamais proposer la moindre intervention, sans créer aucun nouveau contenu directement sur ces forums, j’ai découvert l’existence du concept de Lurkers. Dans l’article, « why lurkers lurk », les lurkers sont définis comme suivant : « The online definition for the term, lurker, provides insight into how lurking is viewed. The online Jargon Dictionary (2001) defines lurker as: “One of the ‘silent majority’ in a electronic forum; one who posts occasionally or not a all but is known to read the group’s postings regularly. This term is not pejorative and indeed is casually used reflexively: “Oh, I’m just lurking.” When a lurker speaks up for the first time, this is called ‘delurking’.” » Les traductions en française ne sont pas très précises: « observateur, rôdeur, guêtteur ». Il nous faut une phrase complète pour traduire précisément le sentiment de ce simple mot qui a émergé sur internet : « personne qui suit les chats dans un forum sans y participer ».
On peut lurker pour pleins de raisons et chercheur.euses se sont penchés sur cette manière de pratiquer internet en donnant différentes explications. Peut être que l’on ne sait pas comment participer à une discussion, ou que l’on ne se sent pas assez compétent sur le sujet en discussion. On a pu aussi les comparer des spectateur.rices de télévision, qui regarde passivement quelque chose qui se déroule au sein de leurs écrans. D’autres, plus durs, ont considéré que les lurkers simplement abusait du bien commun : « abusers of the common good, they not contribute to the joint effort, but free-ride on the efforts of other ».
Je suis un lurker moi même je pense, j’ai retrouvé mon historique de commentaires Youtube, il est court. 4 commentaires au total, entre 2017 et 2018. « ça pète », « une de tes meilleures vidéos » et j’épargnerai les deux derniers. Pourtant je regarde des vidéos Youtube plutôt régulièrement dans mon temps libre et pour ma recherche, j’en télécharge beaucoup, je les screen-record, j’en fais une partie de ma matière première de montage, mais je ne commente jamais. J’ai une playlist entière de vidéos avec 50 vues, la plupart sans commentaires. Depuis mon écran d’ordinateur, c’est comme si une barrière s’étais mise en place. Je ne sais pas ce que je pourrais leurs dire à ces créateur.ice.s de vidéos. Dois je notifier ma présence ? Leur dire bonjour? Les remercier de faire vivre ma recherche ? De devenir ma matière première de montage ?
Sur reddit aussi, j’ai crée un compte l’année dernière pendant que j’écrivais mon mémoire. Je voulais essayer de comprendre ce qu’il y avait de si attirant à ce réseau social dont je n’avais jamais fait l’expérience. Il fonctionne sur la création de forums qui se nomment « r/… » « R/Lesbianactually » par exemple, est le premier que j’ai rejoint. J’ai les notifications sur mon téléphone, les abonné.es au forum pose des questions, des photos de leurs tenues, demandent des conseils. Et au sein de ce forum, la thématique des bars revient étonnamment souvent. En arrivant à rome c’est ici que j’ai commencé mes recherches. J’ai tapé dans la barre de recherche générale : « lesbian bar rome » et j’ai lu tous ce qui était écrit. Sur le forum « r/Rome », « r/lesbianroma » etc… Cela ne m’a pas aidé plus que cela. Il y a aussi une messagerie, tout un vocabulaire qui est propre au site. Je n’y comprend pas grand chose, mais je fais de mon mieux. Une fois j’ai posté quelque chose pour voir, personne ne m’a jamais répondu et je ne sais même pas si le message a réellement été posté. Je m’appelle u/Disastrous-Speed9863 et de toute façon je ne sais pas comment le changer. J’imagine que sur un forum lesbien, on ne fait pas confiance à n’importe qui, peut être que les modérateur.ice.s n’ont pas eu confiance en le pseudonyme. Je suis donc un lurker par manque de capacité numérique. Sur Youtube je n’ai pas cette excuse, sur Twitter non plus. Je comprend, je sais répondre aux commentaires et je pourrais participer à la vie que je vole d’internet. Peut être que je suis aussi une lurker parce que j’ai des ami.es lesbiennes à qui parler dans mon entourage?
Pourtant, en filmant Youtube, en filmant les données que me proposait l’algorithme de Google, je me suis dis que c’était étrange de regarder ce qu’il se passait sur YouTube sans rien faire. Je regarde passivement des dizaines de vidéos aux titres les plus aguicheurs les uns que les autres. « two girls kissing in a bar », « lesbian bar girl kiss », et je regarde les miniatures, toujours plus sexuelles, je regarde la vidéo d’un homme Etats-Unien, « prank call to a lesbian bar », bière à la main, qui appelle un bar lesbien pour s’en moquer. Je suis spectatrice de tout ce qu’il se passe sur ce site, je regarde avec mépris, mais ne notifie jamais mon mécontentement. Quand à l’inverse, je trouve une vidéo d’un concert dans un bar lesbien, 30 vues, 0 commentaire, je ne notifie pas ma joie pour autant. Je pourrais écrire « Nice video, thank you for sharing it with the world », mais je ne le fais jamais. Si j’avais en face de moi un groupe de personne qui partageait un souvenir, c’est comme si j’étais assise dans un coin du bar sur une chaise, seule, à écouter la discussion sans jamais en prendre part. Drôle d’image.
Dans la même enquête mentionnée plus haut, les chercheur.euses ont essayés de partir a la rencontre des lurkers eux mêmes. Les principales raisons évoquées sont les suivantes : « were shy about public posting », « wanted to be anonymous, and preserve privacy and safety », « had limited time, i.e., other things were more important ». Je suis peut être timide des discussions internet? Cette recherche est un peu datée. Mais tout de même. Je suis timide sur internet ! Je fais le choix de me rendre invisible, ou presque, ce qui m’est impossible dans la ville.
Je me suis alors interrogée sur la manière dont utiliser internet pouvait être dans l’essence des navigations différentes lorsqu’on est queer. Il existe-il un internet queer ? Un internet lesbien ? Mes navigations sont-elles dépendantes de mon orientation ? Peut être un peu, peut être beaucoup plus lors de l’adolescence. Je me suis fait des ami.es en ligne, sur Instagram quand j’étais encore au collège. Je pense que c’est les premières personnes a qui j’ai dis que j’étais lesbienne. En France, en janvier 2024, 84,7% des 15-24 ans – soit 6,6 millions de jeunes – se sont connectés à internet chaque jour. En explorant internet quand j’étais adolescente, j’ai trouvé des gens à qui parler, des bouts d’informations, des films stockés sur des Google drive, des liens vers des sous-titres pour regarder des séries alors que je ne parlais qu’un brin d’anglais. C’est aussi sur Twitter que j’ai découvert le Masterdoc lesbien, qui m’a plus tard apporté des réponses sur le lesbianisme politique. Ce dernier document me semble être un très bon exemple de la manière dont on utilise internet comme un « Safe testing ground to test ». J’ai utilisé internet comme un terrain de jeu, qui me permet aujourd’hui d’écrire un mémoire sur ce sujet.
C’est en me baladant sur internet, que j’ai compris comment naviguer la ville. Je parle de pré-navigation mais bien sûr, c’est un aller-retour entre numérique et navigation réelle. Il est évident que je n’ai pas passé deux ans à naviguer internet avant même de mettre les pieds dehors. Ce sont deux espaces qui communiquent, qui s’entrecroisent. Quand je regarde un tiktok en marchant dans la rue, je navigue deux espaces en même temps. Mais la notion de terrain de jeu pour décrire internet permet tout de même de s’ouvrir à une nouvelle perspective : c’est un terrain en soi, qui a ses limites, ses contours et ses règles du jeu.
Mina! J’ai adoré ton texte, surtout pour la différence générationnelle que nous avons entre nous deux et la manière dont tu racontes ta façon de découvrir le monde et de construire ta relation avec la ville et avec ta formation politique à travers internet.
Justement hier, en éditant mon travail pour le poster ici, j’ai retiré un fragment qui a un lointain rapport avec le tien. Je te le copie et te dis tout de suite, quand je parle de stupidité, je ne le pense pas vraiment…
« En prenant les déambulations situationnistes, je considère que marcher est une pratique d’écriture. Les corps dessinent dans l’espace. Le tracé est une pré-écriture sur une carte. L’acte de cartographier revient à créer un texte.
J’ai été déçue de découvrir que le mot flâneur s’utilise si peu, ou que flâneur signifie seulement flâneur, et que je ne peux pas l’employer simplement pour dire marcher. Je me demande si la base de données de mes recherches sur internet est une manière de flânerie ou simplement une stupidité. Je choisis la seconde.
Je passe mon temps à faire des stupidités, c’est une part de ma pratique de recherche pour ce travail, c’est pourquoi je passe beaucoup de temps sur internet à chercher des données inutiles et à perdre mon temps. Je vais maintenant partager deux grandes trouvailles de mes recherches stupides… » Bla Bla
Le texte continuait avec deux trouvailles de Wikipédia, la première, que sur la page de Rancière, il est indiqué qu’il est uruguayen (HA HA). La seconde, que sur la page de Wolfson, l’auteur de Le Schizo et les langues, il est écrit qu’il a gagné à la loterie, qu’il est millionnaire et qu’il vit à Puerto Rico.
En fin, des infos sans sens. J’aime ça, la navigation. Pouvoir se perdre, trouver n’importe quoi et que le résultat de la découverte soit ce à quoi on prête attention ou les connexions que l’on fait.